Lorsqu’on évoque l’énergie, on pense spontanément à ses usages : se chauffer, s’éclairer, cuisiner, nettoyer, se divertir, etc. Et pourtant, pour plus d’un ménage bruxellois sur quatre, l’accès à une énergie en quantité et en qualité suffisante permettant d’accomplir ces besoins essentiels est loin d’être une évidence [1].
Madame Agathe est locataire d’un appartement, dans une copropriété de six logements. Elle y vit seule avec sa fille. Comme elle dépend pour l’instant du Centre public d’action sociale (CPAS), elle a eu des difficultés à trouver un logement, elle a pris ce qu’on voulait bien lui donner. Son logement est en mauvais état, elle a dû colmater le châssis avec du papier collant. Elle sait que ce n’est pas bon pour sa consommation de chauffage, pour ses factures, mais son propriétaire n’est pas franchement du genre à faire des réparations et elle a peur de perdre son logement si elle se plaint. Ce matin, en ouvrant la boîte aux lettres, elle a vu une nouvelle enveloppe venant du fournisseur d’électricité. La troisième en deux mois. Elle n’a pas eu la force de l’ouvrir, elle sait bien ce que le courrier dit. Il faut payer.
Selon une définition largement reprise par les experts, la précarité énergétique « fait référence à une situation dans laquelle une personne ou un ménage rencontre des difficultés particulières dans son logement à satisfaire ses besoins élémentaires en énergie » [2]. Les causes traditionnellement identifiées de cette forme de précarité sont l’insuffisance des revenus, le montant de la facture et le mauvais état du logement et de ses équipements. Ces trois facteurs se renforcent mutuellement. Par exemple, un locataire disposant de faibles revenus n’accède trop souvent qu’à des logements de mauvaise qualité sur le marché locatif privé et devra donc faire face à des dépenses d’énergie et d’eau plus importantes pour atteindre un degré de confort acceptable. Mais comment la précarité énergétique impacte-t-elle concrètement la vie des gens ?
« J’ai beaucoup de dettes, un loyer qui coûte cher et quand je reçois une facture, je panique. Je ne sais pas quoi faire » [3] .
Différentes conséquences peuvent en résulter : on tombe dans une spirale d’endettement dont il devient très difficile de s’extraire, on limite voire coupe le chauffage et on restreint l’utilisation des appareils électroménagers par peur de la facture d’énergie à venir. Le logement où l’on habite peut se dégrader progressivement, à cause notamment de l’humidité et de l’apparition de moisissures.
« J’ai essayé de changer des choses, de réduire le chauffage. Je dors dorénavant en bas, car en haut, c’est devenu inhabitable, trop froid. Le chauffage et l’eau chaude ne fonctionnent plus. »
La précarité énergétique affecte également la santé : les maladies respiratoires et cardiovasculaires sont plus fréquentes. Elle mène aussi à l’isolement souvent par honte que la famille, amis et connaissances découvrent les conditions dans lesquelles on vit ou simplement parce qu’il fait trop froid pour recevoir les proches.
« C’est terrible de vivre dans une situation où il y a une forme de déshumanisation. Parce que quand il fait froid, on ne peut pas recevoir des gens... On a honte devant des gens. »
Aux trois causes classiques de la précarité énergétique doit s’ajouter celle du « non-recours » aux aides ou aux droits, c’est-à-dire, toute personne qui, en tout état de cause, ne bénéficie pas d’un droit ou d’un service auxquels elle pourrait prétendre [4] . Ainsi, par exemple, de nombreuses personnes ne sollicitent pas les mesures de protection sociale prévues pour faire face à l’endettement énergétique : aide du Fonds Gaz et Electricité, statut de client protégé, etc.
« Quand j’ai reçu la facture, je ne comprenais pas grand-chose, puisque le calcul était bien différent des autres années. Alors je suis allé demander au Foyer. On m’a répondu qu’il faut d’abord payer [avant de demander]. »
On le pressent, l’énergie n’est pas un bien comme un autre. Il s’agit d’un bien de première nécessité dont l’accès est un droit fondamental (bien qu’il ne soit pas encore reconnu comme tel dans la législation belge). Il est difficilement concevable de penser à la mise en œuvre d’autres droits fondamentaux acquis tels que le droit à la santé ou le droit au logement sans un véritable accès à l’énergie : cuisiner, vivre avec une température agréable, disposer d’un éclairage de qualité, se laver à l’eau chaude réglerait de nombreuses problématiques de santé. Un logement pourra difficilement être considéré comme habitable et vivable, donc adéquat, sans électricité.
Pour protéger le droit à l’énergie et en réponse aux causes identifiées de la précarité énergétique, les principaux leviers d’action des pouvoirs publics sont les suivants : mettre en place des mécanismes de protection en cas de factures impayées, agir sur le budget des ménages en augmentant les revenus ou en limitant les prix du gaz ou de l’électricité ou encore améliorer l’état du logement pour le rendre moins énergivore.
Dès lors, c’est autour de ces trois axes que différentes mesures ont été adoptées par les gouvernements successifs, parfois (mais rarement) sous l’impulsion européenne. Celles-ci ont pu prendre la forme de protections législatives, de mesures sociales et/ou de mécanismes de subsides et d’aides financières. Sans prétendre ici à l’exhaustivité, il est intéressant de pointer comment, au fil du temps, les pouvoirs fédéraux et régionaux ont mobilisé ces leviers, avec plus ou moins de réussite, pour rendre effectif l’accès à l’énergie. Il faut d’emblée mentionner que depuis la libéralisation des marchés de l’énergie, les pouvoirs publics ont perdu une importante marge de manœuvre quant à la gestion de ce bien essentiel.
1. En amont de la facture : agir sur les prix
Mesure phare – et particulièrement efficace – de lutte contre la précarité énergétique, le tarif social gaz et électricité tel que nous le connaissons aujourd’hui existe depuis 2003. Il s’agit d’un tarif fixé par la CREG* (le régulateur fédéral) sur la base des tarifs commerciaux les plus bas proposés sur le marché. Il est octroyé automatiquement aux bénéficiaires des aides du CPAS, de la GRAPA (Garantie de revenus aux personnes âgées) ou des allocations pour personnes handicapées. De manière temporaire depuis février 2021, le tarif social est aussi octroyé aux bénéficiaires du statut BIM (Bénéficiaires de l’intervention majorée). Concrètement, leur facture est réduite durant le temps de la protection puisqu’ils bénéficient du prix le plus bas.
Depuis 2020, les augmentations (et diminutions) du tarif social sont plafonnées par rapport aux trimestres précédents, ce qui permet d’assouplir une éventuelle hausse fulgurante du prix de l’énergie. Le calcul du tarif social reste néanmoins lié au marché, et donc continue à augmenter dans des périodes de flambée des prix comme celle que nous traversons actuellement.
Ce plafonnement structurel ainsi que l’élargissement temporaire du public bénéficiaire sont pertinents et nécessaires, mais ces mesures ne questionnent ni l’après, ni le système. Qu’adviendra-t-il des personnes perdant le bénéfice du droit ? Le système dans lequel se joue l’accès à l’énergie est simple, c’est celui de la libéralisation du marché. Ce marché est intrinsèquement hostile aux mesures de protection sociale, en ce qu’elles limitent la capacité des acteurs privés de se débarrasser des moins solvables.
2. En cas de dette : la protection du consommateur
Au niveau national, les CPAS mènent depuis longtemps des actions de médiation et de guidance pour remédier à l’endettement dû aux dépenses énergétiques. En 2001, la cotisation fédérale a été introduite, ce qui a permis notamment la création du Fonds social énergie (aussi nommé Fonds Vande Lanotte) [5]. Ce fonds a pour double mission de permettre un accompagnement et une guidance sociale et budgétaire pour les personnes qui ont des difficultés à payer spécifiquement leurs factures de gaz ou d’électricité et de leur proposer une aide financière. Tout consommateur en difficulté de paiement de ses factures d’énergie peut y faire appel, même si elle ne bénéficie pas au préalable d’une aide du CPAS. Notons que le montant annuel alloué au fonds n’est plus adapté aux prix actuels de l’énergie et à la précarité énergétique croissante dans notre pays, la plupart des CPAS épuisant le montant mis à disposition par le fonds bien avant la fin de l’année [6] .
Au rang des mesures sociales régionales, déjà en 1991, une ordonnance fixait une puissance minimale en électricité et Sibelgaz s’engageait à éviter toute coupure pendant la période hivernale. Mais c’est essentiellement suite à la libéralisation du marché de l’énergie (1er janvier 2007) que le gouvernement bruxellois a dû prendre des mesures de protection du consommateur :
• l’obligation de faire offre à tous les clients potentiels y compris ceux dont la solvabilité ne serait pas garantie,
• la durée minimale de trois ans pour les contrats,
• le passage devant le Juge de Paix pour obtenir une autorisation de cesser l’approvisionnement,
• le statut de client protégé (permettant d’éviter la coupure et de bénéficier d’un tarif avantageux),
• la protection hivernale contre la coupure.
Ces mesures composent un véritable bouclier contre la précarité énergétique, pour autant que les personnes parviennent à les mobiliser [7]. Parallèlement, dans le paysage social, de nouveaux métiers sont apparus (accompagnateur énergie, conseiller énergie, tuteur énergie, etc.) afin d’accompagner les ménages les plus vulnérables et les aider à naviguer sur le marché désormais complexe de l’énergie.
3. Sur le long terme : améliorer la qualité du logement
Au-delà des mesures de protection sociale, les mécanismes des « primes logement et énergie » se sont succédés offrant différents incitants financiers (primes, prêts à taux réduits, etc.) visant à améliorer la qualité du logement et de ses équipements. Ces mesures ont de tous temps été principalement mobilisées par les propriétaires occupants ou les gestionnaires de logements publics.
Or, selon l’enquête EU-SILC (European Union Statistics on Income and Living Condition) 2019, 62 % des bruxellois sont locataires. Il est particulièrement difficile de convaincre un propriétaire d’améliorer le bien qu’il met en location tout en gardant un loyer abordable. La même enquête met pourtant en évidence que 25 % de la population vit dans un logement inadéquat (ayant soit des fuites dans la toiture, les murs, les sols ou les fondations soit de la pourriture dans les châssis des fenêtres ou le sol). Malgré les différents programmes de rénovation, nombre de locataires et, dans une moindre mesure, propriétaires continuent donc à vivre, aujourd’hui, dans une passoire énergétique.
Différentes campagnes de sensibilisation à l’utilisation rationnelle de l’énergie se sont également succédées, déclinant le mantra « l’énergie la moins chère/la plus verte est celle que l’on ne consomme pas ». Ces campagnes ont visé, et visent toujours, l’ensemble des citoyens y compris les ménages en situation de précarité énergétique, avec la dérive de mettre en évidence uniquement le comportement individuel plutôt que l’impact du bâti. Or, est-il décent d’encourager à diminuer sa consommation quand le quotidien est rythmé par le nettoyage des taches d’humidité, l’utilisation des chauffages d’appoint coûteux ou dangereux, ou la privation de chauffage et d’éclairage ? D’autant plus que la marge de manœuvre des personnes en situation de précarité énergétique en termes de diminution des consommations est faible ou nulle.
Il est frappant d’analyser les mesures prises au regard de la libéralisation. Bien avant celle-ci, l’accès à l’énergie est considéré par les pouvoirs publics si pas comme un droit, à tout le moins comme un bien nécessaire, justifiant l’octroi d’aides du CPAS à ceux qui ne disposent pas des revenus suffisants au paiement de leurs factures. Après l’ouverture du marché aux acteurs privés, les tentatives de lutter contre l’exclusion de certains consommateurs se multiplient.
Mais ces mesures correctrices ont aussi leurs limites. D’une part, la libéralisation n’a pas permis la baisse drastique des prix tant promise. Pire encore, les fournisseurs d’énergie tendent à « fuir » les marchés les plus protecteurs du consommateur, tel que le marché bruxellois, favorisant des duopoles ou monopoles privés de fait, susceptibles de faire grimper les prix de marché. D’autre part, les mesures d’ajustement proposées par les pouvoirs publics – même les mieux pensées – ne parviennent jamais à atteindre l’ensemble des personnes qu’elles visent. Le phénomène du « non-recours », dont nous parlions en introduction, n’épargne pas les mesures sociales de l’énergie. À titre d’exemple, les personnes sans titre de séjour, pourtant consommatrices d’énergie, ne peuvent bénéficier de la plupart des mécanismes de protection énoncés plus haut. Les ménages qui restreignent leur consommation ou rognent sur d’autres budgets afin de pouvoir assumer leurs factures d’énergie passent également sous le radar.
En conclusion, ce regard rétrospectif est riche d’au moins deux enseignements. Le premier étant que l’accès à l’énergie est un droit fondamental que tous les gouvernements confondus semblent attachés à essayer de protéger avec plus ou moins de succès. Or, en confiant l’énergie au marché, les pouvoirs publics ont perdu la main sur le contrôle de ce bien de première nécessité. La manière de le gérer ne devrait-elle donc pas être fondamentalement repensée ? Le pouvoir de décision face à cet enjeu collectif ne devrait-il pas être repris par les citoyens et la puissance publique ? Tant pour protéger la planète que pour assurer la justice sociale, il est temps de penser la gestion de ce bien commun autrement, plus collectivement. Mettre sur pied un fournisseur public/citoyen, dont la première préoccupation ne serait pas d’enrichir ses actionnaires, pourrait être un premier pas vers cet objectif.
Le deuxième enseignement est fondamentalement ancré dans la crise énergétique que nous traversons. La facture de tous les ménages explose, atteignant des montants impayables pour les plus fragiles qui risquent de s’enfoncer dans une spirale d’endettement dont il est difficile de s’extraire. Les différents niveaux de pouvoir ont annoncé des mesures, largement insuffisantes, pour tenter d’éviter le drame social se profilant. Un regard dans le rétroviseur sur les mesures déjà prises par le passé, et sur leur évaluation par toutes les parties prenantes (y compris les consommateurs précarisés et les services sociaux) permettrait d’élaborer des réponses plus appropriées et efficaces. Pour que les plus précaires ne sortent pas une nouvelle fois perdants, il convient de s’attaquer structurellement aux racines de la précarité énergétique plutôt que de ne concevoir les mesures sociales qu’en réponse précipitée aux crises successives.
Madame Agathe a ouvert le courrier. C’est un dernier rappel avant la coupure. En cuisinant ce soir, elle a bien veillé à mettre un couvercle sur la casserole pour consommer le moins possible, comme ils l’ont dit à la TV.
[1] Fondation Roi Baudouin, Baromètres de la précarité énergétique et hydrique, 2020.
[2] F. HUYBRECHS et al., État des lieux de la précarité énergétique en Belgique, UA-OASeS/ULB-CEESE, 2011.
[3] Les témoignages sont issus de la publica-tion de la Fédération des Services Sociaux, « Mettre de l’énergie dans le social – le métier d’accompagnateur énergie », rédigée par Hugues-Olivier Hubert et François Grevisse, ainsi que de la publication de la Fondation Roi Baudouin « F(r)acture énergétique – Témoignages de personnes en défaut de paiement ».
[4] Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles, Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en Région bruxelloise, Cahier thématique du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2016, Bruxelles, Commission communautaire commune, 2017, p. 6.
[5] Loi du 4 septembre 2002 visant à confier aux centres publics d’aide sociale la mission de guidance et d’action sociale financière dans le cadre de la fourniture d’énergie aux personnes les plus démunies, M.B., 28 septembre 2002.
[6] La Plateforme de lutte contre la précarité énergétique, gérée par la Fondation Roi Baudouin, formulait en 2019 déjà des recommandations pour revaloriser le Fonds ainsi que des pistes pour son financement.
[7] Pour en savoir plus sur les mesures sociales en matière d’énergie, consultez www.socialenergie.be.