Après le tout au charbon, au gaz ou au mazout, la ville mise désormais sur les sources d’énergies renouvelables. Cela parait simple, mais, les obstacles sont nombreux. Est-ce que cela suffira à contrer le réchauffement climatique ? En parallèle, se dessine également la fig ure du client actif. Que cela signifie-t-il ? Faut-il, pour sortir de l’impasse, optimiser le système énergétique ou faut-il le transformer radicalement ?
Le plan Énergie-Climat 2030 de la Région de Bruxelles-Capitale (RBC), adopté en octobre 2019, a pour ambition de réduire de 21 % la consommation d’énergie finale de la Région par rapport à 2005, de produire 470 GWh d’énergie renouvelable sur le territoire de la Région et de réduire de plus de 40 % ses émissions directes de gaz à effet de serre par rapport à 2005. Pour l’instant, la Région consomme quelque 4 600 GWh d’électricité et 10 000 GWh de gaz par an [1].
Si la Région bruxelloise voulait produire le volume d’électricité qu’elle consomme annuellement, il faudrait que 20 à 30 % de sa superficie (rues et parcs compris) soit recouverte de panneaux photovoltaïques (avec un rendement énergétique actuel). Cette superficie pourrait évidemment être réduite si d’autres sources d’électricité étaient installées, telles des cogénérations. Ce calcul est aussi purement théorique : il est basé sur le volume annuel d’énergie, et ne tient pas compte du stockage qui serait nécessaire. Néanmoins, il indique l’ampleur de la tâche : le plan actuel signifie l’installation de panneaux photovoltaïques sur une superficie totale de 3 à 5 km².
Le potentiel de production d’énergie renouvelable est assez limité en milieu urbain, et les villes doivent continuer à veiller à assurer leur approvisionnement depuis des sources extérieures – c’est ce que prévoit d’ailleurs le plan via « une stratégie d’investissement extramuros » de 700 GWh par an. Il est probable qu’à l’avenir, l’énergie des villes continuera à venir principalement de l’extérieur. Mais l’installation de sources renouvelables en milieu urbain aura pour bénéfice, outre la plus grande autonomie des villes, de rendre à nouveau visibles les moyens de production d’énergie, et de pouvoir faire plus étroitement le lien entre l’énergie et les activités quotidiennes.
Cela a l’air simple comme ça et pourtant, c’est un défi énorme car de nombreuses infrastructures doivent se transformer, évoluer rapidement. On a du mal à saisir la multiplication de la puissance énergétique qui a eu lieu en quelques générations d’habitants. Il y a un siècle, les puissances électriques installées en Belgique ne dépassaient pas les quelques dizaines de kW. Ces centrales se sont progressivement concentrées en centrales (à carburant fissile ou fossile) dix mille fois plus puissantes. Et aujourd’hui c’est ce système qu’il s’agit de démanteler ou, mieux, de reconfigurer.
Or, on sait que les infrastructures possèdent de fortes inerties techniques, économiques et sociales. On peut même qualifier d’obstination cette tendance qu’ont les infrastructures à persister dans leur être [2]. De plus, ce nouveau système devra être construit avec le système énergétique actuel qui émet beaucoup de gaz à effet de serre. L’usage de gaz naturel n’est généralement conçu que comme une étape transitoire de la transition énergétique et va devenir marginal à l’horizon 2050. Bien entendu, on attend des améliorations dans les rendements des panneaux photovoltaïques et d’autres technologies (dont le stockage) et une baisse de leurs coûts.
L’objectif est de passer à 100 % d’énergies renouvelables le plus rapidement possible. Mais comment organiser cela ? Il est désormais clair que la production d’électricité à partir du vent et du rayonnement solaire sera limitée par les ressources matérielles, et ces limites pourraient se faire sentir bien plus tôt qu’on ne l’estime souvent [3] . Les ressources métalliques sont très variées (65 éléments sur 92 du tableau de Mendeleïev) et cette variété est de plus en plus utilisée dans le développement des énergies renouvelables et des dispositifs numériques. Leurs ressources sont évidemment finies et certains conflits d’usage sont probables dès les années 2030. En outre, leurs modes et lieux d’extraction sont également très variés mais dégradent toujours les écosystèmes, et sont parfois polluants jusqu’à l’empoisonnement des populations riveraines, humaines et non humaines.
Si la Région bruxelloise voulait produire le volume d’électricité qu’elle consomme annuellement, il faudrait que 20 à 30 % de sa superficie soit recouverte de panneaux photovoltaïques.
Quoi qu’il en soit, en définitive, tous les scénarios 100 % renouvelables et compatibles avec un réchauffement limité du climat (1,5°C - 2°C) requièrent une diminution drastique de la consommation d’énergie.
La décrue énergétique est inévitable et va engendrer des conflits, d’autant plus sévères qu’ils n’auront pas été anticipés.
Comment les villes peuvent-elles réagir face à la contrainte forte d’une réduction de leurs sources énergétiques ? Il ne suffira pas de produire de l’énergie renouvelable, il sera aussi nécessaire d’adapter les activités de la ville et de ses habitants à l’énergie disponible (dans une certaine mesure car une base devrait toujours être assurée, notamment via le stockage). Si cette réduction n’est pas volontaire, elle va s’imposer d’une manière ou d’une autre, pour des raisons climatiques ou géopolitiques. Pour respecter les engagements européens (- 55 % entre 1990 et 2030), il faudrait une diminution annuelle des émissions de CO2 de l’ordre de la baisse qui a eu lieu entre 2018 et 2019 (- 3,7 %) suite aux premiers confinements. Or c’est l’inverse qui s’est produit depuis la reprise des activités : les émissions repartent à la hausse. C’est évidemment intenable. La décrue énergétique est inévitable et va engendrer des conflits, d’autant plus sévères qu’ils n’auront pas été anticipés. Des pénuries sont à prévoir à court ou moyen terme, et la demande en énergie va devoir se réduire, ce qui suppose de faire des choix drastiques.
On peut identifier trois grands types de demandes d’énergie dans notre Région : la mobilité, la chaleur dans les bâtiments, l’électricité pour de multiples appareils et machines. Il est prévu que la mobilité s’électrifie – mais jusqu’à quel point cela sera-t-il possible ? Les bâtiments construits sur les modèles énergétiques fossiles sont inadaptés aux températures demandées aujourd’hui. La Région a lancé sa « Rénolution », stratégie pour améliorer considérablement la performance énergétique des bâtiments. Si cet effort est indispensable, on peut toutefois douter de la possibilité financière et matérielle de pouvoir isoler correctement tout le bâti existant dans des délais raisonnables. N’oublions pas que toute rénovation émet elle-même beaucoup de CO2 [4]. On parle aussi de réseaux de chaleur pour alimenter les bâtiments qui en auront encore besoin, mais à quels coûts et avec quelle énergie ?
La « transition énergétique » pose une série de difficultés. Elle suppose le passage relativement tranquille d’un état A à un autre état B, selon une trajectoire qu’il est possible de piloter. Les événements vont très probablement se dérouler autrement...
La transition est pensée selon une approche technico-économique : elle est un problème tech-nique qui peut être réglé par le marché.
Aussi, la transition est pensée selon une approche technico-économique : elle est un problème technique qui peut être réglé par le marché, toutes choses réputées efficientes – à ne pas confondre avec « efficacité » qui signifie simplement « capacité à atteindre son but ». Les technologies sont certainement efficientes : elles sont construites pour cela, et entraînent d’ailleurs de formidables effets rebond. L’explication des effets rebond ne réside pas dans le choix ou le comportement d’un individu, mais dans le fait que l’efficience énergétique est un rapport (service / énergie), et que ce rapport est aussi celui de la productivité (output / input). L’optimisation de ce rapport est l’objectif de nombreux ingénieurs et économistes. Si l’ingénieur peut vouloir minimiser l’énergie nécessaire, l’économiste cherche à augmenter l’output. Le marché est efficient car il est construit pour maximiser les flux de capital, quitte à faire circuler des marchandises et des humains là où c’est nécessaire. Les gains d’efficience énergétique sont ainsi traduits en nouvelles activités.
Comment les humains sont-ils considérés dans cette transition énergétique ? Ils sont tout d’abord vus comme des « consommateurs ». Non pas des usagers d’un service public, mais comme le pendant d’une production, un terme abstrait dans l’équilibre de l’offre et la demande (qui doit se réaliser à chaque instant dans un système électrique). Du côté du système électrique, les politiques publiques et privées tendent à ne regarder que la production et à méconnaître la consommation, à s’en faire une représentation particulièrement pauvre. Les politiques sont alors informées par une confiance démesurée dans le modèle périmé de l’homo economicus. Ce modèle a beau être critiqué d’un point de vue scientifique et rationnel, rien n’y fait. On croyait l’avoir éconduit à la porte, le voilà revenant par la fenêtre tel un drone. C’est que le marché est performatif : il crée autant la réalité qu’il la décrit. Et la Commission Européenne veille à ce que la réalité ressemble le plus possible à sa définition théorique.
Les politiques publiques et privées, européennes et belges, insistent pour faire des usagers du réseau électrique des « clients actifs ». Longtemps cela a signifié être un consommateur attentif aux prix des différents contrats des fournisseurs et de changer de fournisseur le cas échéant, de telle sorte que le marché puisse fonctionner convenablement. Partant du constat que les « consommateurs » sont mal informés des coûts de leurs activités énergétiques, de multiples tentatives ont essayé d’intéresser les usagers à leurs consommations via divers dispositifs de feedback. Les compteurs communicants ont notamment été « vendus » en affirmant qu’ils permettront aux individus de pouvoir mieux comprendre leur consommation. Le fait qu’on les appelle souvent « intelligents » témoigne d’ailleurs plus d’une opération marketing que d’une réalité.
L’énergie est invisible et il faut la rendre perceptible pour que l’usager « change son comportement », tel est le postulat de base de l’approche technico-économique.
L’énergie est invisible et il faut la rendre perceptible pour que l’usager « change son comportement », tel est le postulat de base de l’approche technico-économique. Un dispositif de feedback suppose que les effets d’une action peuvent être mesurés par un capteur qui en retour donne des informations à l’agent. Mais qui est l’agent ? Est-ce la machine ou l’humain ? Ce schéma d’ingénieur fonctionne bien pour les machines, puisque signal et information sont identiques. Et cela pourrait marcher pour une forme naïve de psychologie behaviouriste : les gens réagissent aux stimuli externes de manière prévisible. En tous les cas, c’est ce que suppose l’économie néo-classique pour laquelle il suffit de donner un signal-prix clair et limpide pour obtenir les réactions adéquates. D’une certaine manière, cela revient à étendre le monde des machines aux humains. On comprend pourquoi cette approche marche assez mal... Des Directives européennes récentes ont pour ambition de créer de nouvelles représentations des usagers [5] . Devenir « client actif » cela signifie pouvoir produire son énergie, la consommer, la stocker, la partager, devenir flexible, pouvoir agréger sa consommation avec celle d’autres clients actifs. C’est dans ce cadre que les communautés d’énergie sont pensées comme de nouveaux acteurs du marché de l’énergie. Notons que cette représentation est économique puisque le partage se fait spontanément d’un point de vue physique : les électrons vont là où ils sont demandés sans égard pour la valeur qu’on leur attribue par ailleurs. Cette extension des capacités des usagers passe évidemment par les compteurs communicants, seuls capables de réaliser la comptabilité fine exigée par les Directives.
On peut toutefois douter de la pertinence et du réalisme de cette approche : les coûts technologiques et de transaction sont mal évalués alors que les gains sont estimés à quelques dizaines d’euros par an par client actif. En outre, ce que le réseau gagne en nouvelles technologies, il le perd en robustesse et en sécurité. La numérisation actuelle des systèmes électriques répond à l’idée d’avoir des données aussi fines que possible sur ce qu’il se passe dans le réseau, sans que toutes ces données ne soient forcément pertinentes. Mais les nouveaux points connectés offrent de nouvelles possibilités de cyberattaque. Les ménages sont considérés comme des « unités de consommation » situées derrière le même compteur, qui découpe ainsi les flux dans un cadre spatial et temporel relativement arbitraire. Faut-il mesurer la consommation une fois par an, chaque mois, chaque jour, chaque quart d’heure (comme l’impose la conception actuelle) ? On mesure la consommation de « ménages » mais pas celle des appareils, et rarement ce qui se passe dans les cabines basse tension qui sont pourtant des nœuds fragiles du réseau. Le comptage organise les flux financiers, et renvoie donc à la question de la répartition des bénéfices économiques.
L’approche technico-économique repose sur des technologies et des individus, découpant ainsi le monde d’une façon qui empêche de penser les transformations nécessaires, et notamment les coévolutions entre les infrastructures, les appareils et les pratiques sociales. La responsabilité des transformations est renvoyée à des individus, qui se sentent plus ou moins coupables. Comment passer des actions individuelles à des actions collectives ? Comment se penser et se sentir appartenir à un « ensemble » ? Comment façonner de nouvelles normes sociales ? Comment se penser comme des êtres vivants en lien avec d’autres vivants, dans de multiples réseaux d’interdépendances [6] . Ces questions ne se posent pas dans le cadre dominant.
La question de la diminution rapide de la consommation d’énergie ne peut se poser dans ce cadre. Elle est hors sujet. Et la réponse principale apportée au problème de l’adéquation entre offre et demande – la fameuse « flexibilité » – est l’instauration de tarifications dynamiques, à savoir un prix final de l’électricité qui serait aligné sur celui du marché et qui varierait donc tous les quarts d’heure. Oui, vraiment, le cours du marché de l’électricité varie de quart d’heure en quart d’heure. Heureusement, les Directives ne prévoient pas (pour l’instant) d’imposer cette tarification mais elles obligent à l’offrir à tout client qui le désire.
À l’avenir, nous aurons certainement des problèmes d’approvisionnement d’électricité. Il va falloir apprendre collectivement à traiter des pénuries.
À l’avenir, nous aurons certainement des problèmes d’approvisionnement d’électricité. Il va falloir apprendre collectivement à traiter des pénuries. Mais les solutions proposées par le marché ne seront probablement pas très efficaces et certainement injustes socialement.
En fait, la transition énergétique est le plus souvent conçue comme une optimisation du système actuel. Cette optimisation se fait par addition d’une nouvelle couche numérique. Par conséquent, le système électrique devient de plus en plus complexe, à l’inverse de ce qu’il faudrait faire pour qu’il soit appropriable par l’ensemble des usagers (ce qui est différent de vouloir en faire des « clients actifs »). La technologie multiplie les interconnexions et fragilise in fine le réseau ; le marché multiplie les acteurs. Faire le pari technico-économique, c’est manifestement tirer des plans sur la comète. D’ailleurs, beaucoup d’acteurs des systèmes énergétiques reconnaissent en off que la libéralisation est un échec.
Le système électrique devient de plus en plus complexe, à l’inverse de ce qu’il faudrait faire pour qu’il soit appropriable par l’ensemble des usagers.
L’alternative à une politique basée sur les prix est une politique des quotas (ou d’une consommation maximale). Beaucoup de personnes craignent que les compteurs communicants soient utilisés pour couper à distance certains usagers. Et ils ont raison de souligner l’importance d’encadrer étroitement ces éventuelles coupures. Mais personnellement je crains davantage notre incapacité à faire face aux pénuries, et aux réponses autoritaires que ces événements pourraient engendrer. Si nous n’arrivons pas à traiter cette question à un niveau collectif, les compteurs pourront toujours servir à réduire la puissance des usagers lorsqu’il manque d’électricité sur le réseau... D’autre part, il va falloir apprendre collectivement assez vite à adapter nos activités à l’énergie disponible – car le stockage demeurera toujours plus cher que la consommation immédiate. Comment distribuer de manière juste et équitable l’électricité ? Quelles sont les activités prioritaires et quelles sont les productions dont nous pourrions nous passer ?
Il est temps de se calmer, de calmer la dépense énergétique invraisemblable qu’entraînent nos vies.
La division du problème en des termes technico-économiques fait éclater les aspects collectifs et les communs. Il est possible que les GRD Voir glossaire, p.08 aient besoin de déployer un nouveau système de comptage mais ils devraient alors pouvoir partager leurs problèmes avec les premiers concernés, les usagers du réseau – qui est de fait un commun puisqu’il n’est pas possible de le diviser en petits morceaux sans en perdre le sens. Vu les urgences écologiques, il est plus que temps de développer des politiques qui incluent celles et ceux qu’elles concernent directement dans leurs capacités collectives à penser et à agir. Il est temps de se calmer, de calmer la dépense énergétique invraisemblable qu’entraînent nos vies, qui sont soit de plus en plus remplies et rapides, soit de plus en plus pauvres et pénibles – et parfois les deux à la fois. Les rythmes sociaux et la durée du temps de travail doivent être repensés. Des choix drastiques vont devoir être faits, et ils seront soit accomplis démocratiquement, soit dans des conflits inextricables.
La raréfaction des énergies fossiles présente une série de nouvelles contraintes et n’ira pas sans une modification des rapports de force au sein de la société.
Chaque fois que de nouvelles sources d’énergie sont apparues, les systèmes d’approvisionnement ont été profondément modifiés et les pouvoirs associés souvent redistribués. La raréfaction des énergies fossiles présente une série de nouvelles contraintes et n’ira pas sans une modification des rapports de force au sein de la société. Si la question de la distribution des nouvelles puissances est laissée à la simple compétition entre acteurs, on peut être certain que ces pouvoirs auront tendance à s’accumuler dans les mains des plus puissants.
[1] https://environnement.brussels/the-matiques/batiment-et-energie/bilan-energetique-et-action-de-la-region/plan-energie-climat-pnec
[2] Les études urbaines anglo-saxonnes parlent d’« obduracy ».
[3] Voir par exemple P. BIHOUIX et B. DE GUILLEBON, Quel futur pour les métaux ? : Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société, EDP Sciences, 2010 ; G. PITRON, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les liens qui libèrent, 2018
[4] Voir par exemple l’étude des Shifters, Bilan Carbone du projet de PAD MédiaPark, 12 Juillet 2020
[5] Directive 2018/2001 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables ; Directive 2018/2002 relative à l’efficacité énergétique ; Directive 2019/944 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité.
[6] Voir B. LATOUR, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres.