2001, l’Odyssée du PRAS
https://www.ieb.be/47182
24 juillet 2024 • Claire Scohier,
Sophie Charlier
2001, c’est l’année où sera adopté le premier Plan régional d’affectation du sol (PRAS) de la Région bruxelloise. Il aura donc fallu 12 ans pour que la nouvelle région se dote de son propre plan. Jusque là, les sols bruxellois étaient régis par le Plan de secteur.
On l’a vu dans notre précédente chronique sur le CoBAT, la nouvelle Région se dotera dès 1991 d’une législation relative à l’urbanisme et à l’aménagement du territoire, en adoptant l’ordonnance organique de la planification et de l’urbanisme, en abrégé l’OPU. C’est l’OPU qui fixera la hiérarchie entre le plan régional de développement (PRD), le plan régional d’affectation du sol (PRAS), les plans communaux de développement (PCD) et les plans particuliers d’affectation du sol (PPAS).
Les origines : le Plan de secteur et le secteur tertiaire
Le principe d’« affecter » les sols c’est-à-dire d’octroyer une fonction spécifique à chaque partie d’un territoire renvoie à l’idée du zonage qui provient de la Charte d’Athènes (1933) rédigée par Le Corbusier. Les quatre fonctions clés de l’urbanisme sont : habiter, travailler, se récréer et circuler. On observera que les espaces verts n’ont pas directement voix au chapitre dans cette énumération. Dès l’après-guerre, en 1948, le groupe Alpha est désigné pour réaliser un avant-projet de plan d’aménagement de la région bruxelloise. Ses grandes lignes seront exposées seulement 10 ans plus tard à l’occasion de l’Exposition universelle de 1958 avec une prise de conscience de la difficulté à planifier le territoire de façon prospective : les premières lignes directrices auraient mal anticipé les changements liés à la tertiarisation de l’économie et à l’exode rural : « Le Groupe Alpha veut transformer tout Bruxelles et son hinterland. Il dépeuple le centre urbain, sans air, sans lumière et sans soleil. Il redistribue l’habitat, suivant des normes précises, et limite l’expansion des quartiers périphériques par une ceinture verte. Douze cités-satellites maintiendraient dans une orbite de 25 à 30 kilomètres la main-d’œuvre dont la capitale a besoin. » [1]
Entre 1962 et 1965, le même Groupe Alpha développe un avant-projet de plan de secteur pour l’Agglomération bruxelloise, lequel restera tout aussi officieux que son prédécesseur, sans doute pour les mêmes raisons de radicalité : démolition-reconstruction de quartiers entiers, redistribution hiérarchique des équipements collectifs sans tenir compte des limites communales, etc... Cette incapacité planificatrice conduira à la bruxellisation, chaque commune y allant de son plan d’aménagement en fonction de ses intérêts propres. La ville se développe de manière quasi incontrôlée : destruction des structures sociales et urbaines existantes (quartier Nord, quartier Léopold), des œuvres architecturales (Maison du Peuple), complexe de bureaux mal intégrés au tissu urbain (Cité administrative), grandes autoroutes urbaines défigurant les quartiers. [2]
Suite à la régionalisation progressive du pays à partir des années 70, un ministre des Affaires bruxelloises est nommé : Guy Cudell élabore en 1973, un échantillon de plan de secteur qui vise à maintenir et défendre l’habitat et à discipliner l’implantation des bureaux. En 1974, Paul Vanden Boeynants succède à Guy Cudell et poursuit le travail autour du plan de secteur. La première version du plan sera adoptée dans la confidentialité et suscitera une vive critique de la part des comités et associations : très grande importance accordée à la circulation automobile (grandes voies de circulation pour faciliter l’accès direct au centre de la ville), larges portions de l’espace urbain consacrées au développement de la fonction tertiaire. Le plan minera la confiance de la population dans la politique d’aménagement du territoire vécue comme technocratique et foncièrement non-participative. C’est lors de la signature du projet de plan de secteur en 1976 qu’entrera en vigueur la procédure de publicité-concertation qui permet, encore aujourd’hui, aux citoyens d’intervenir via les enquêtes publiques et la commission de concertation sur la délivrance des permis d’urbanisme. [3]
La première mouture contestée connaîtra de profonds remaniements pour donner lieu à un nouveau plan finalement adopté en 1979. Ce dernier cherche à préserver les quartiers d’habitations, consacre le principe de mixité des quartiers et met fin à certains grands projets routiers prévus par l’administration des routes. Il tente de contenir le développement de la fonction tertiaire dans de larges zones, là où la présence de bureaux était déjà importante en 1970.
L’adoption du Plan de secteur et la mise en place des procédures d’enquête publique et de concertation, sans porter un réel coup d’arrêt à la logique exogène et marchande qui sévit sur le territoire bruxellois, va néanmoins fournir un cadre aux projets urbains et un droit de regard des habitants sur le devenir de leur ville. Néanmoins, la ville restera largement pensée par ses fonctions plus que par ses usages.
Par ailleurs, les communes useront et abuseront des possibilités offertes de déroger au plan de secteur. Elles adopteront des plans particuliers (communaux) dérogatoires répondant bien souvent à des demandes formulées par les agents immobiliers auprès des communes [4]. Ces dérogations se feront au profit du développement tertiaire. Fin 1999, peu avant que le plan de secteur ne soit remplacé, 47% des quelque 10 millions de m² de bureaux sont comptabilisés en dehors des zones administratives que le plan avait définies. [5]
Enfin, le fameux principe de mixité sera toujours appliqué de façon ambiguë, même s’il vise avant tout à rompre avec le fonctionnalisme moderniste : « on affirmait à la fois les qualités de la mixité logement-entreprises dans les quartiers pauvres centraux et la nécessité de protéger de manière presque exclusive la fonction logement dans les quartiers résidentiels plus périphériques » [6]
Le premier PRAS en 2001
En 1995, la jeune Région bruxelloise se dote de son premier Plan régional de développement (PRD) lequel indique les objectifs économiques, sociaux et culturels que le gouvernement entend poursuivre. C‘est une première puisque jusque là, l’aménagement du territoire n’était régi que par l’attention portée aux fonctions au travers du Plan de Secteur de 1979. Le PRD, tout en s’appuyant sur le Plan de secteur contient également des dispositions réglementaires relatives à l’affectation des sols. Il prévoit ainsi des superficies maximales de bureaux par immeuble. Un périmètre administratif avalise les plans communaux dérogatoires qui couvrent le quartier Nord et un périmètre avec programme autorise 300.000 m² de bureaux supplémentaires aux abords de la gare du Midi. Le PRD promeut le développement des transports publics et insiste sur la rénovation des quartiers centraux. Il s’agit de faire de Bruxelles une ville accueillante pour y fixer les habitants qui ont tendance à partir vers les périphéries.
La Région planche dans le même temps sur un plan régional d’affectation du sol. Un premier projet est élaboré en 1998, et un deuxième en 1999 qui suit les intentions formulées dans le PRD tout en reprenant la philosophie du plan de secteur. Le PRAS sera finalement définitivement adopté en 2001. C’est le PRAS qui régit toujours à l’heure actuelle notre territoire excepté les modifications majeures apportées par le PRAS dit « démographique » en 2013 (cfr infra).
Dans ses prescriptions générales, le PRAS de 2001 a :
- maintenu le principe de la protection des logements existants (inscrit dans le PRD de 1995) en interdisant leur destruction ou leur mutation, à moins de maintenir la même superficie de logement sur le site ou dans la zone ;
- élargi fortement la clause dite de sauvegarde en permettant, outre les travaux de transformation ou de rénovation (avec éventuel accroissement de 20 % de la surface plancher), la démolition-reconstruction de bâtiments existants dont la destination n’est pas conforme aux prescriptions du plan ;
- prévu des conditions dérogatoires pour la protection du patrimoine et pour la réaffectation d’immeubles économiques désaffectés ou la résorption de chancres urbains.
Par ailleurs, cinq problématiques spécifiques ont été prises en compte de façon détaillée :
- la question de la protection des intérieurs d’îlots (lesquels continueront néanmoins à se faire grignoter par de nombreuses constructions) ;
- la problématique commerciale : le plan veut protéger les noyaux commerciaux existants, en apportant des restrictions à l’implantation de nouveaux commerces hors des liserés de noyaux commerciaux (ce qui n’empêchera pas la construction du grand centre commercial Docks Bruxsel au Pont Van Praet) ;
- en matière d’espaces verts, le PRAS a poursuivi dans la voie ouverte par le PRD en étendant des parcs existants en zones vertes et en créant la zone verte à haute valeur biologique (ce qui n’empêchera pas la Région de perdre des surfaces perméables : le taux d’imperméabilisation en Région bruxelloise était de 26 % en 1950 pour passer à 48 % en 2006 et 53,2% en 2022) ;
- le plan a consacré en « zone administrative » les zones de bureaux existantes, y compris les zones d’entreprises à caractère urbain inscrites dans le Plan de secteur qui avaient été de fait occupées par du bureau (Boulevard de la Plaine, rue Colonel Bourg, …) ;
- la gestion des petits bureaux au travers de la Carte des superficies admissibles de bureaux (CASBA) : des mailles couvrant le territoire indiquent le « potentiel admissible » de bureaux en zones d’habitation et en zones de mixité, ce potentiel étant adapté à chaque délivrance de permis ;
- le plan impose une priorité à la réalisation des bureaux dans les quartiers de gare : Nord, Midi et Quartier Léopold. La zone de Schaerbeek-Formation et les zones de chemin de fer sont maintenues en réserve et ne pourront être affectées qu’après la réalisation des quotas de bureaux prévus dans les zones précitées.
Enfin, le PRAS détermine 14 zones d’intérêt régional (ZIR) qui sont des « zones à programme » : leur affectation n’est pas aussi détaillée que le reste du plan, mais à chacune de ces ZIR est affecté un programme comprenant les affectations autorisées et en général des limitations aux surfaces de bureaux (soit en mètres carrés, soit en pourcentage des superficies plancher à construire) et un minimum de surfaces de logement à réaliser.
Le PRAS, même s’il n’est pas dénué de défaut et de certaines obsolescences, a pour énorme qualité son grand degré de précision qui garantit un cadre juridique clair qui stabilise et oriente le marché de l’immobilier pour autant qu’il soit respecté. On peut lui reprocher par contre de ne pas toujours distinguer certaines fonctions faibles de certaines fonctions fortes au sein d’une catégorie fonctionnelle plus large. Ainsi le PRAS ne permet pas de distinguer le logement social (fonction faible) du logement privé (fonction forte) ou les activités productives matérielles (fonction faible) des activités productives immatérielles (fonction forte). Par ailleurs, il repose sur un principe fort de mixité des fonctions qui ne permet précisément pas toujours de protéger les fonctions les plus faibles : de nombreuses superficies d’activités productives utiles à la ville ont disparu dans les zones dites de forte mixité où étaient présentes une importantes activité de petites industries utiles à la ville. Enfin, les quartiers de gare se sont fortement alourdis en bureaux sans que ne soit développé du logement abordable alors que ces quartiers sont centraux et populaires.
En route vers l’internationalisation et le boom démographique
La Région étant désormais dotée d’un PRAS, le volet réglementaire du PRD n’est plus nécessaire. C’est pourquoi un nouveau PRD sera approuvé en 2002, sans volet réglementaire, avec juste une valeur indicative. [7] Il reprend les lignes du PRD de 1995 tout en accentuant la nécessité de produire du logement moyen, d’embellir les espaces publics et annonce la nécessité de prendre en considération l’internationalisation de Bruxelles.
L’accord du Gouvernement 2004-2009 prévoira la nécessité de modifier partiellement le PRAS de manière à traiter en priorité les grands équipements nécessaires au développement international de Bruxelles. L’économie mondialisée « par le haut » est ressentie comme essentielle à la prospérité urbaine. Il faut rendre Bruxelles compétitive par rapport aux autres grandes villes d’Europe. [8] Dans la foulée, le gouvernement bruxellois se dotera d’un Plan de développement international (PDI) en 2007, en dehors de toute procédure de consultation démocratique, à partir d’un ’schéma de base’ commandé au cabinet d’audit financier et de consultance PriceWaterhouse Coopers. Le PDI fixe les grandes infrastructures dont la Région doit se doter pour rayonner internationalement : une grande salle de spectacle, un grand stade de football, un méga centre commercial, un nouveau centre de congrès,… La plupart de ces infrastructures doivent prendre place sur le site du Heysel. IEB consacrera un numéro entier de son journal à ce plan anti-démocratique [9].
La déclaration gouvernementale de la nouvelle législature 2009-2014 évoquera l’adoption d’un nouveau PRD adjoint d’un « D » supplémentaire pour devenir « durable ». Mais le PRDD mettra 7 ans à accoucher. Dans le même temps, les analystes annoncent une mutation profonde de la Région : elle dont la démographie est en baisse depuis les années 60 voit sa population sérieusement augmentée depuis le début des années 2000. Les projections démographiques évaluent à l’époque la croissance de la population à 14 000 habitants supplémentaires par an, pour les 10 années à venir, soit 140 000 habitants supplémentaires d’ici 2020.
Charles Picqué, alors Ministre-Président, décide face à cette urgence d’inverser la hiérarchie planologique régionale et de modifier en profondeur le PRAS avant d’adopter le nouveau PRDD avec un risque d’affaiblir la capacité régionale à maîtriser à plus longue échéance l’ensemble des problématiques sur l’ensemble du territoire, par une démarche circonstancielle et fragmentaire. Le COBAT prévoit clairement que le PRAS doit s’inscrire dans les orientations du PRD en vigueur. Tant une bonne gouvernance que le cadre légal exigeaient que le PRDD, projet de ville, précède la modification du PRAS, outil réglementaire visant à mettre en œuvre ce projet de ville. Dans son avis, la CRD rappellera, elle aussi, la nécessité d’élaborer le PRDD avant de modifier le PRAS [10].
En réalité, le PRAS démographique poursuivra non seulement comme objectif de répondre à l’essor démographique en favorisant la création de logements (principalement dans les quartiers centraux et la zone du Canal) mais aussi de renforcer la fonction de capitale belge et européenne de Bruxelles dans la droite ligne du PDI.
Pour répondre à l’objectif précité de création de logements, le nouveau PRAS prévoira principalement :
- la création d’un nouveau type de zone de mixité, entre logements et activités économiques urbaines, intitulée « zone d’entreprise en milieu urbain » (ZEMU). Le gouvernement a ainsi décidé de convertir 858 000 m² de zone d’industrie urbaine (ZIU) en ZEMU pour y faciliter la construction de logements, qui y étaient jusque là interdits – seul le logement de fonction était autorisé. La moitié sont des terrains industriels et portuaires situés le long du canal (Biestebroeck, Birmingham, Quai des Usines) ;
- l’augmentation de la surface consacrée aux logements dans plusieurs zones d’intérêt régional (ZIR), dont certaines le long du canal (Gare de l’Ouest, Tour et Taxis) ;
- l’augmentation du pourcentage de logements (de 35 % à 50%) dans les programmes relatifs aux terrains et immeubles en attente de reconversion (prescription 4.4 du PRAS) ;
- la limitation de la suppression de logements aux étages au profit des commerces dans certaines zones (prescription 0.12 du PRAS).
Dans le cadre de la procédure d’adoption du PRAS démographique, de nombreuses associations, dont IEB, n’ont eu de cesse de souligner les effets pervers des changements d’affectation du sol proposés par le projet de PRAS [11]. L’une des principales critiques à ce sujet portait sur le relèvement des valeurs foncières lié au remplacement de la fonction industrielle par la fonction logement – beaucoup plus rentable et donc prisée – dans les nouvelles ZEMU (essentiellement inscrites dans la zone du canal). En effet, le changement d’affectation concernait des terrains appartenant en grande partie au secteur privé. Or aucun levier n’était mis en place pour imposer la construction de logements financièrement accessibles. La modification du PRAS favorisait de facto la construction de logements privés et donc peu abordables financièrement pour la toute grande majorité des habitants. D’autant qu’une analyse fine de la composition de la montée démographique mettait en évidence qu’elle concernait majoritairement un public populaire s’installant dans les quartiers centraux. L’investissement massif de l’immobilier privé dans les territoires bordant le canal risquait en outre, par effet de contagion, d’accroître les valeurs foncières dans ces territoires.
De surcroît, en visant l’augmentation de l’offre en logements dans des zones accueillant jusque là des industries, le projet de PRAS mettait en péril la fonction économique. Selon la Société régionale de développement de la Région de Bruxelles-Capitale (SDRB devenue Citydev), la moitié des entreprises qui cherchaient à s’implanter ou à se maintenir sur le territoire bruxellois avaient des activités incompatibles avec une proximité forte de logements. Par ailleurs, l’option « logements au bord du canal » condamnait de facto l’accès à la voie d’eau en tant que mode de transport de marchandises, pourtant bien utile pour acheminer à moindre coût environnemental les biens et les matières premières nécessaires aux activités de production urbaine. En un mot, les nouvelles mesures favorisaient un aménagement du territoire largement spéculatif et provoquant des mécanismes de gentrification, tant d’habitants que d’entreprises. De l’avis IEB, partagé par la Commission régionale de développement (CRD) [12], cette logique devait a minima s’accompagner d’un mécanisme de captation des plus-values générées par le changement d’affectation, lesquelles auraient été affectées à la construction de logements sociaux. Pour être efficient, ce mécanisme aurait dû être mis en place préalablement à la modification du PRAS. Plus de dix après l’entrée en vigueur de celle-ci, il n’en est toujours rien.
À propos des zones stratégiques, plus précisément du plateau du Heysel, le PRAS démographique proposait de modifier l’affectation du site pour y permettre la construction d’un centre commercial de 72.000 m², dans la lignée de ce qui était prévu par le PDI, le fameux projet NEO [13]. Nul besoin d’être expert pour comprendre que ce projet était en complet décalage avec les besoins des Bruxellois.es : asphyxie des voiries locales et régionales et ses conséquences en termes de mobilité et d’environnement, concurrence commerciale pour les noyaux économiques de proximité, bétonisation d’une grande partie du site, etc.
Malgré le chapelet de critiques énoncées à son encontre par la société civile (plus de 400 réclamations ont été introduites pendant l’enquête publique !) et, à sa suite, la CRD, le gouvernement régional n’a pas dévié de la ligne qu’il s’était tracée. Las de ce déni démocratique, IEB a décidé d’introduire un recours devant le Conseil d’État contre le PRAS démographique [14].
Par un arrêt du 1er mars 2017 [15], le Conseil d’Etat nous a donné partiellement raison. En substance, il a considéré, d’une part, que l’évaluation des incidences accompagnant le PRAS constituait bien l’évaluation demandée par le droit européen, en ce compris sur la question du boum démographique, et, d’autre part, que le gouvernement répondait à suffisance à la critique relative à l’absence d’organisation d’un mécanisme de captation des plus-values d’urbanisme. Par contre, il condamnait, à propos des sites Heysel et Delta, le choix a priori, antérieur à l’étude d’incidences sur l’environnement, posé par la Région. Plus précisément, le Conseil d’État a reproché l’absence de recherche d’alternatives possibles pour l’affectation des deux sites. Depuis lors, la Région a revu à maintes reprises sa copie dans le but de doter le projet Neo d’une base légale…sans grand succès à ce stade [16].
Le plus ironique dans tout ceci est que le boom démographique qui a justifié l’adoption du PRAS du même nom n’aura vraisemblablement pas lieu. Selon les dernières projections du bureau fédéral du Plan, la population de la Région de Bruxelles-Capitale connaîtra une croissance très faible jusqu’en 2040 pour devenir négative par la suite. Seule la Région flamande verra encore sa population augmenter [17]. Déjà au moment de l’adoption du PRAS démographique, IEB s’interrogeait sur la pertinence des projections démographiques et invitait les mandataires à ne pas reproduire certaines erreurs du passé, par référence aux travaux inutiles entrepris dans les années 60 [18].
Vers une nouvelle réforme pavée de bonnes intentions
Alors que le PRAS démographique fut adopté à une vitesse VV’ en deux ans, le PRDD ne sera finalement adopté qu’en 2018. Un nouveau processus de révision du PRAS était inévitable dès lors que c’est bien le PRAS qui assure la mise en carte des orientations décidées dans le PRDD. Ainsi, début 2020, le Ministre-Président Rudi Vervoort annonçait la mise en chantier d’un processus de révision du PRAS, conformément à la Déclaration de Politique régionale. Il s’agissait de : 1° Clarifier les équilibres de fonctions dans les zones mixtes, 2° Traduire les objectifs du Plan régional de Mobilité (PRM) dénommé Good Move (à ce moment, ce dernier n’a pas encore explosé en plein vol) ; 3° Préserver des sites de haute valeur biologique qui concourent spécifiquement au maillage vert, 4° Offrir un cadre à l’agriculture urbaine ; 5° Insérer (si faisable) des zones à densifier ou à dé-densifier.
La CRD rendra un avis d’initiative en novembre 2020. Elle identifiera des objectifs formulés autrement, dans une tonalité moins technocratique, dont le souhait de protéger les fonctions « faibles » : « L’évolution de la démographie, de l’économie urbaine et du marché immobilier impose de revoir la hiérarchie entre les fonctions de la ville ‘à protéger’ : le logement est devenu aussi voire plus rentable que le bureau dans certains quartiers, les fonctions de production et de logistique (ateliers et entrepôts) sont progressivement reléguées en dehors de l’agglomération au profit notamment du logement, les équipements d’intérêt collectif sont aussi en concurrence avec le logement, alors qu’ils sont indispensables à une population en croissance importante de même que les parcs et espaces verts inégalement répartis sur le territoire. » [19] Elle plaidera notamment pour l’intégration de règles relatives à un quota de logements sociaux (à l’instar de ce qu’on peut trouver dans les PLU français), demandera une meilleure prise en compte des effets du changement climatique par une densité raisonnée, l’utilisation parcimonieuse des ressources et en particulier du sol rare, ou encore la prise en compte des besoins nouveaux, en termes notamment d’équipements et d’infrastructures. Elle pointera l’importance de préserver des espaces non-construits pour le rôle fondamental qu’ils remplissent dans l’écosystème urbain.
En 2021, alors que nous sommes encore en plein confinement, la Région lance une consultation publique en ligne en vue de démarrer le processus d’élaboration du nouveau PRAS. 1609 personnes ont répondu au questionnaire en ligne dont 444 domiciliés à Watermael-Boitsfort. En gros, un fiasco, vu que cette forte sur-représentation biaisait complètement les résultats de la consultation en faisant du développement de l’agriculture urbaine l’enjeu majeur de la modification du PRAS, tandis que la création de logements abordables n’était même pas citée dans les priorités. Quelques mois plus tard, en décembre 2021, le Gouvernement adoptera l’Arrêté ouvrant une modification générale sur 5 axes : mixité, mobilité, maillage vert et agriculture urbaine, potentielle densification ou dé-densification.
En 2023 et 2024, la Région organisera sous le nom « Share the City » : 25 ateliers avec les acteurs publics, régionaux, communautaires et communaux, suivis de trois workshops avec la société civile, de trois expos grand public et de trois moments d’échange avec des experts scientifiques. L’objectif est la réalisation d’un diagnostic partagé combiné à la fixation des futures priorités. En parallèle, la Région s’attellera à la réactualisation des données géographiques de situation existante de fait (SitEx). Celle-ci a pris du retard dès lors qu’un aucun bureau d’étude n’a répondu aux trois marchés publics lancés, pour ce faire, par la Région. Tant et si bien qu’elle a décidé de procéder elle-même à une forme de bricolage via différents échantillonnages territoriaux.
Le diagnostic réalisé suite aux différents ateliers identifiera les conditions de réussite du nouveau PRAS, dont plusieurs largement partagées par IEB : telle la mise en place de mécanismes de gestion de plus-values (inexistants à l’heure actuelle, cfr supra), la mise en place d’une politique régionale volontariste de maîtrise foncière pour préserver les fonctions critiques, des mécanismes de soutien pour le développement de ces fonctions (par ex : augmentation de la production de logement social, création d’équipements publics prioritaires, création d’espaces verts, soutien et transition des activités productives, etc.) [20]. Il identifiera également la nécessité d’avoir égard aux fonctions faibles de la ville et notamment de préserver des espaces non bâtis et des espaces pour accueillir de petits ateliers de production ainsi que les activités logistiques et portuaires. Par contre, concernant la fonction faible qu’est le logement accessible financièrement, l’état des lieux tombera dans l’écueil du logement « à finalité sociale », catégorie fourre-tout qui englobe tant les logements sociaux que les logements acquisitifs Citydev, lesquels poussent comme des champignons sans résoudre, loin s’en faut, la question du logement abordable [21]. Il est piquant de constater que le concept d’agriculture urbaine est mentionné 45 fois dans le diagnostic alors que celui de logement social apparaît seulement 17 fois.
Le 20 juin 2024, en pleine affaire courante, le gouvernement bruxellois approuvera les 14 orientations stratégiques du futur PRAS regroupées en 3 priorités :
- Climat et biodiversité : 1° limiter ’emprise au sol de l’urbanisation, 2° rétablir le cycle de l’eau dans l’aménagement urbain, 3° spatialiser le maillage écologique, 4° organiser la densité et optimiser le bâti existant, 5° anticiper les besoins énergétiques via l’affectation des sols.
- Justice sociale : 6° augmenter et répartir l’offre de logement abordable, 7° assurer la diversité des parcours résidentiels, 8° structurer le territoire en noyaux de proximité, 9° améliorer et rendre accessible un maillage d’espaces ouverts, 10° conserver des zones spécialisées pour les grands services urbains, 11° répondre à des besoins collectifs évolutifs par l’affectation du sol.
- Économies urbaines : 12° assurer la place de l’économie dans le tissu urbain mixte 13° préserver des zones spécialisées productives, logistiques et agricoles 14° combiner rayonnement international et qualité du cadre de vie.
Nous sommes au milieu du gué. Le processus de consultation/concertation complexe et polymorphique est en cours depuis trois ans. Or, en ce mois de juillet 2024, nous sommes dans l’incertitude totale en ce qui concerne la formation de notre futur gouvernement bruxellois. Il est possible que la nouvelle majorité soit d’une toute autre nature. Si oui, que gardera-t-elle de tous les travaux accomplis jusqu’ici ? L’état des lieux réalisé collectivement devrait en principe rester sa balise d’orientation si elle souhaite respecter le jeu démocratique. Un nouveau PRAS est un document planologique de long terme qui nous embarque, en principe, sur plusieurs législatures. Une planification prospective nous paraît indispensable pour éviter une politique apportant des réponses au coup par coup, à l’instar de ce que nous avons connu lors de l’adoption du PRAS démographique qui a créé nombre de dégâts sur ses 10 années d’existence, notamment en livrant à la spéculation immobilière privée 30 ha de territoire à Anderlecht (le bassin de Biestebroeck). L’histoire nous a montré qu’en absence de planification, les alliances entre les pouvoirs publics et certains promoteurs pouvaient avoir des effets destructeurs sur les fonctions « faibles » du territoire, encore faut-il que cette planification n’épouse pas les contours du marché privé et soit assortie de mécanisme qui régule les valeurs foncières.
[1] M. De Beule, « Bureaux et planification. Bruxelles, 50 ans d’occasions manquées », Brussels Studies, n° 36, 2 mars 2010.
[2] Ch. Dessouroux, Espaces partagés, espaces disputés, 2008, p. 114.
[4] M. de Beule, B. Perilleux, M. Silvestre, Bruxelles, histoire de planifier. Urbanisme aux 19e et 20e siècle, 2017, p. 408. Cette pratique, considérée comme illégale, ne trouvera son épilogue qu’en 1998 avec un arrêt du Conseil d’État suite à un recours introduit par Front commun des groupements de défense de la nature. La juridiction administrative a confirmé la hiérarchie des normes (et donc des plans).
[5] M. de Beule, op. cit., p. 10.
[6] Ch. Vandermotten, Bruxelles, une lecture de la ville, 2014, p. 187.
[7] Signalons que le PRD de 2002 établira à son tour 14 zones leviers qui ne se superposeront pas nécessairement avec les ZIR même si plusieurs présentent des territoires similaires. Sont à la fois des ZIR et des zones leviers : Tour et Taxis, Gare de l’Ouest, av. Louise/Toison d’Or, Van Volxem/Forest. En 2007, le Plan de développement international établira 10 zones stratégiques dont certaines sont tantôt des ZIR (Cité administrative, Josaphat, Gare de l’Ouest, Tours et Taxis) tantôt des zones leviers (quartier européen, Heysel, quartier Midi, Delta, Schaerbeek-Formation et, à nouveau, Gare de l’Ouest, Tours et Taxis).
[8] Ch. Vandermotten, op. cit ., p. 206.
[9] « Plan de développement international Bingo ? », n° 195-196, novembre 2007.
[10] Avis de la CRD du 29 octobre 2012 sur le projet de PRAS démographique, pp. 15-16.
[11] Lire l’avis d’IEB du 11 juillet 2012 déposé dans le cadre de l’enquête publique sur le PRAS démographique, PRAS démographique : les réclamations officielles d’IEB
[12] Avis de la CRD du 29 octobre 2012 sur le projet de PRAS démographique, p. 141. La CRD est une commission qui rend des avis au Gouvernement régional sur les avant-projets d’ordonnance, les projets d’arrêtés, les projets de plans et règlements régionaux et communaux, dans les matières de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, dans la mesure où ceux-ci ont une incidence notable sur le développement de la Région.
[13] Avant cette modification, le site était affecté en zone d’équipements d’intérêt collectif, ce qui permettait d’y développer une partie du programme Néo, à savoir du logement, du commerces de proximité et un centre de congrès, mais à l’exclusion d’un centre commercial.
[14] A ce sujet, v. notre étude « Boom sur le PRAS ! Pourquoi IEB a décidé d’introduire un recours au Conseil d’État contre le PRAS démographique ? » consultable sur le site internet d’IEB, 15 mai 2014.
[15] C.E., n° 237.528, du 1er mars 2017, ASBL Inter-Environnement Bruxelles.
[16] Sur la saga Neo, v. notre récent article « Projet NEO : c’est trois fois non ! ».
[17] Bureau fédéral du Plan, Perspectives démographiques 2023-2070, février 2024.
[18] Lire les articles suivants disponibles sur le site d’IEB : Augmentation de la population... oui, mais encore ? ; Boom sur le PRAS ! Pourquoi IEB a décidé d’introduire un recours au Conseil d’État contre le PRAS démographique ?
[19] Avis d’initiative de la CRD du 26 novembre 2020, p. 11.
[20] Share the City. Etat des lieux à l’intention du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, décembre 2023, p. 18.
[21] Lire à ce sujet Ch. Dessouroux et S. De Laet, “ Comment noyer le poisson ? Une politique très modérée du logement social” in Bruxelles en Mouvements, n° 327, décembre 2023.