1989 : Dans les Marolles, des matelas comme dernières barricades

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2 mai 2024 • Almos Mihaly

Dans le quartier de la Samaritaine, en plein cœur des Marolles, le 19 juillet 1989, un représentant de la Ville de Bruxelles annonce aux occupants d'immeubles insalubres qu'ils seront expulsés le 2 août pour cause de risques d'incendie. 78 personnes sont concernées. Les habitants décident de descendre matelas et fauteuils dans la rue pour y dormir et protester contre les arrêtés d’expulsion. [1]

Le quartier de la Samaritaine, l’un des plus pauvres de Bruxelles, a subi de nombreuses menaces au cours des âges mais ses habitants sont restés debout et bien attachés à leur territoire. En 1865, les démolitions pour la construction du Palais de Justice avaient déjà entraîné l’expulsion d’une partie des habitants vers les faubourgs. A partir des années ’50, tout s’est déchaîné en même temps : un ensemble d’autoroutes urbaines au profit du commerce et du secteur tertiaire ; l’absence de planification ; une politique de démolition-reconstruction du bâti ancien ; la construction de logements laissée entre les mains du privé, le détricotage du réseau de transport en commun...

Plusieurs projets mégalomanes ont frôlé le quartier de la Samaritaine : en plus de la Jonction Nord-Midi, le Ministère des Communications projetait une nouvelle ligne de chemin de fer entre l’église de la Chapelle et la gare du Luxembourg ; un anneau devait entourer le Pentagone sur lequel se branchait le viaduc provenant de l’avenue Louise et qui anéantissait le quartier de la Samaritaine.

Mais heureusement, la plupart de ces projets ont été abandonnés par manque de budgets nécessaires et à cause des conflits entre les différents ministres nationaux qui géraient les Travaux publics, les Communications, les Affaires étrangères ou encore la Régie des Bâtiments.

Plus insidieusement, les Marolles et la rue de la Samaritaine qui jouxte le grand Sablon ont attiré des antiquaires, des commerces, des restaurants et des habitants fortunés sans rapport avec la population qui s’y trouvait. Ce phénomène d’abord appelé « sablonisation », s’appelle aujourd’hui « gentrification ».

Des rénovations qui expulsent

Les dernières expulsions remontaient à 1978. La Ville décida en 1981 d’entreprendre une opération de rénovation d’îlot dans le quartier de la Samaritaine. Elle visait à réhabiliter des logements à caractère social destinés aux habitants à revenus modestes. Mais à partir de 1988, la Commission de rénovation, qui servait de relais entre les habitants, les techniciens et les représentants politiques de la Ville de Bruxelles, ne fut plus convoquée par l’Echevin M. Demaret. Faute d’informations, rien ne laissait présager dans le quartier la vague d’expulsions qui menaçait une partie des habitants.

C’est ainsi que, le 19 juillet 1989, un représentant de la Ville de Bruxelles annonce aux occupants d’immeubles insalubres qu’ils seront expulsés le 2 août pour cause de risques d’incendie. Le Comité de la Samaritaine qui a pour mission de défendre les droits des personnes les plus fragilisées appelle les habitants à se réunir d’urgence. Les habitant sont excédés : si la situation était dangereuse depuis des années pourquoi la Ville n’a-t-elle pas prévenu plus tôt, pourquoi décide-t-elle d’expulser du jour au lendemain ?

Devant ce fait accompli, le désarroi des habitants est grand. Ils n’avaient déjà qu’une petite chambre comme seul chez-soi ; on menace de leur enlever le peu qui leur reste et on ne parle même pas de relogement. Résultat : 78 personnes menacées de se retrouver à la rue.

Le quartier réagit

Dès le lendemain de l’annonce d’expulsions, le 20 juillet, le Comité de la Samaritaine organise une assemblée de quartier pour faire la lumière sur les procédures d’expulsion et pour mettre sur pied la résistance. Les habitants désirent être informés et participer activement aux décisions qui, sinon, risquent de se prendre bien au-dessus de leur tête. Ces assemblées de quartier se réuniront presque chaque jour, elles discuteront des résultats des tractations et feront circuler les informations.

En quelques jours, le système de communication est rodé. Il permet à chaque groupe ou assemblée de suivre les enjeux. A partir du 24 juillet, l’alternance de réunions entre les habitants du quartier de la Samaritaine d’une part, et entre les porte-paroles des habitants et les pouvoirs publics d’autre part, permet aux habitants de réagir immédiatement aux propositions des responsables publics. Les habitants seront confrontés au Bourgmestre, au Commissaire de police qui ne les convainquent pas.

L’assemblée du quartier veut dépasser le cadre strictement local et aborder les enjeux au niveau régional. Le Comité de la Samaritaine rassemble autour de lui quelques associations impliquées dans la défense des habitants : ATD Quart Monde, le Comité Général d’Action des Marolles (CGAM), Inter-Environnement Bruxelles (IEB) et le Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RBDH).

Les habitants veulent sensibiliser à la détresse des sans-logis, aux lacunes dans la législation du logement, au manque de production effective de logements sociaux, ... Ces revendications, les habitants iront les défendre devant les responsables politiques. Ils se mobilisent pour prévenir ces catastrophes qui peuvent surgir ailleurs, et plaident pour la rénovation des immeubles vétustes au profit de ceux qui les occupent...

Les habitants expulsés veulent d’abord être relogés. On leur propose d’aller dans un home ? D’un seul cri, c’est non. Le home c’est comme la prolongation de la prison, on n’y est pas chez soi. Les habitants veulent rester ici. Ils ne veulent pas d’expulsion sans relogement adéquat dans le quartier à des prix raisonnables. Rester dans le quartier est une sécurité : les habitants y ont leurs attaches, des relations d’entraide.

La révolte des matelas

Le 25 juillet, les habitants décident de dormir dans la rue : on ne leur propose toujours que des homes (ils n’en veulent pas) ou des appartements dans d’autres quartiers (ils veulent rester dans leur quartier). Mais ils veulent y être logés correctement. Pourquoi la rue ? Parce que, à la rue, ils dégagent ainsi la responsabilité du Bourgmestre au cas où un incendie se déclarerait dans leur logement ces jours-ci. Pourquoi la rue ? Pour montrer aux autres habitants des environs et à toute personne qui le voudrait que la rue est à eux et qu’ils comptent bien rester dans leur quartier par la suite et toujours. En s’installant dans la rue, les habitants symbolisent le sort des sans-abri qui sont continuellement soumis au regard des autres, à leurs jugements et à leur a priori désapprobateurs. Mais la rue, c’est aussi un rassemblement ouvert aux autres où l’on entretient des relations. C’est le contraire d’un repli sur soi-même, d’une tanière où l’on se cache, d’une coquille où l’on s’enferme.

Le 28 juillet, 26 logements sont proposés. Le nombre est tout à fait insuffisant. Les habitants pour la plupart sont médusés face à ces promesses qui ne reposent pas sur une réalité concrète. Trop souvent, ils se sont fait flouer par le passé. Cette fois ils ne lâcheront pas le combat tant que le dernier habitant ne sera pas relogé correctement.

Le 30 juillet le quartier fait la fête. « Nous continuons notre combat. Nous nous remontons le moral ». C’est l’occasion de rencontrer les habitants des quartiers voisins et de témoigner de vive-voix des situations vécues pour les visiteurs venus de plus loin.

Une conférence de presse est organisée le 1er août par les associations pour interpeller l’opinion publique, la presse et les responsables politiques. Le RBDH réclame l’inscription du droit à l’habitat dans la Constitution. Ce sera fait en 1994.

Le 31 juillet, la réunion avec le Bourgmestre aboutit à annuler les expulsions prévues pour le 2 août. Un coordinateur est nommé pour l’opération de relogement. Et la Ville décide la remise sur les rails de la Commission de rénovation. A cette date, il reste encore 21 logements à trouver.

Le 7 août, la première personne est enfin relogée. Elle est aidée par de nombreux voisins, une solidarité traduite par les gestes. Une proposition d’hébergements provisoires est faite aux expulsés mais elle n’est pas acceptée par tous les habitants car trop de logements se trouvent loin du quartier.
Il faut expliquer le but de cet hébergement provisoire et essayer de négocier avec les pouvoirs publics des solutions définitives. Les déménagements commencent le 3 août. Fin août, 50 cas ont été résolus : des habitants ont accepté d’être relogés dans le quartier. Pour garder intacte la mémoire de cet événement, IEB tirera un numéro hors-série de Ville et Habitant entièrement consacré à celui-ci.

Une Région qui patine pour exercer le droit au logement

La crise des matelas survient juste après les premières élections régionales qui intronisent la Région de Bruxelles-Capitale Dans la foulée, un observatoire des loyers sera créé, mais aucune mesure n’est adoptée pour permettre une régulation des loyers. Nous sommes 35 ans plus tard et la Région compte 56 000 ménages sur les listes d’attente pour accéder à un logement social. En 1997, 40 % des ménages les plus pauvres avaient accès à 30 % du parc du logement bruxellois. Aujourd’hui, ils n’ont plus accès qu’à 5 % du parc. Tous les 10 ans, depuis la création de la Région, les loyers augmentent de 20 % au-delà de l’inflation. Selon un rapport de l’OCDE de 2023 - les prix médians réels des appartements ont presque triplé à Bruxelles entre 1996 et 2020 (+170 %) alors que cette progression est d’un peu moins de 50 %, sur le même laps de temps, en moyenne pour les pays de l’OCDE. La Région vient seulement timidement d’instaurer une commission paritaire locative chargée d’examiner la justesse du loyer des logements bruxellois, composée de quatre représentants des bailleurs et quatre représentants des locataires. Cette dernière n’est dotée que d’une compétence d’avis et le loyer n’est présumé abusif que s’il est supérieur de 20 % au loyer de référence de la grille indicative. 90 % du parc de logements sociaux de la Région a été créé avant sa naissance. Il n’y a pas à dire, les futurs élus ont du pain sur la planche pour rendre effectif l’exercice du droit au logement !


[1Cet article est en grande partie issu du hors-Série n° 1 du mensuel « Ville et Habitant » : Expulsions à la Samaritaine... et ailleurs PLUS JAMAIS !, septembre 1989. Et tout particulièrement de la chronologie des événements réalisées par Véronique Duparc du Comité de la Samaritaine. La coordination de ce numéro spécial a été assurée par Patrick Andres (IEB).