Valence résiste

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4 août 2022 • Isabelle Marchal

Entre intentions louables, grands projets inquiétants et luttes urbaines, la ville de Valence tente d’éviter le piège de la « barcelonisation ».

Moins connue et moins homogène que sa « grande sœur » Barcelone, la ville de Valence attire depuis quelques années un nombre croissant de touristes. Ne s’attendant souvent à rien de bien précis, il·es repartent généralement ravi·es de leur séjour dans cette ville où les époques et les styles, le beau et le délabré, tout et son contraire semblent se côtoyer, voire s’entrechoquer en permanence, créant une énergie de tous les instants y compris chez les habitant·es (sauf naturellement à l’heure – sacrée – de la sieste).

À Valence comme ailleurs, ce tourisme en pleine expansion représente à la fois une manne et une menace, et ce qui fait « vivre » la ville pourrait bien, à terme, l’étouffer. En la matière, Barcelone, avec son développement touristique débridé, fait en quelque sorte office d’exemple à ne surtout pas suivre. Et il faut reconnaître aux actuels locataires de la mairie de Valence un certain nombre d’initiatives intéressantes, pour la plupart héritées ou inspirées de mobilisations citoyennes antérieures, qui dénotent de la volonté de ne pas en arriver là et une attention particulière pour les conséquences du tourisme sur la question climatique. Depuis quelques années, un vaste réseau (160 kilomètres) de pistes cyclables dans et autour de la ville a été mis en place. Et, l’an dernier, Valence s’est dotée d’un outil de calcul de l’empreinte carbone de l’activité touristique, qu’elle a récemment étendu à l’empreinte hydrique du tourisme [1], une première mondiale [2] pour une ville, apparemment.

Voilà pour les bons points. Voyons maintenant les moins bons, ou plutôt, arrêtons-nous sur quelques médailles à décerner aux habitantes et habitants pour des luttes, inspirées et inspirantes, contre des projets imbuvables.

L’une des plus longues et des plus emblématiques résistances à un projet lié au tourisme, à Valence, a duré plus de quinze ans, dans le quartier du Cabanyal, autrefois village du bord de mer habité par les pêcheurs puis, à mesure que ceux-ci devenaient moins nombreux, par des artistes, des alternatifs, des Gitans, des squatteurs, quelques rares fois encore par leurs occupants d’origine ou leurs (petits-) enfants. Voué à être rasé pour faire place à une large avenue permettant d’accéder au plus près de la plage en voiture, le quartier a tenu bon durant dixsept ans, malgré l’abandon des pouvoirs publics de l’époque, plus intéressés à utiliser l’argent public pour construire, à un jet de pierre de ce quartier, un circuit de formule 1 ou a accueillir l’America’s Cup, plutôt que d’entretenir les voiries et les canalisations. Le quartier et ses habitant·es sont restés malgré toutes sortes de tentatives pour les décourager, voire les pousser à partir, en rejetant par exemple systématiquement toute demande de rénovation, ou simplement de remise en état, de leur maison.

Durant toutes ces années, les habitant·es ont donc tenu bon, constitué un collectif Salvem el Cabanyal [3] et multiplié les actions, depuis de simples calicots aux fenêtres à la réalisation, avec des étudiants en cinéma, de courts métrages d’animation et d’une dizaine d’épisodes d’un feuilleton complètement déjanté où iels se mettent en scène en zombies [4], en passant par des fresques murales ou encore, la confection de grands livres en tissu [5], brodés et réalisés entre voisin·es (plus de 400 personnes au total), toutes générations et genres (!) confondus, où se décline leur volonté farouche de rester vivre dans le quartier. Et comme cette bataille fut aussi juridique, avec de multiples rebondissements un peu comme cela arrive chez nous avec les recours, lorsqu’un arrêté de 2009 donna tort à la Ville et raison au collectif, paralysant (provisoirement) le projet de prolongation de l’avenue, on se retrouva à la chandelle et l’on broda sur un nouveau livre en tissu le texte complet de l’arrêté tant attendu !

Cette lutte historique se termina par la victoire du Cabanyal et l’abandon définitif du projet, grâce au changement de majorité en mai 2015. Le quartier était sauvé, mais au prix du délabrement d’un nombre considérable de ses maisons et jusqu’à l’effondrement de certaines. Presque une victoire à la Pyrrhus, mais une victoire quand même. Cependant une autre bataille allait commencer, plus sournoise celle-là, à mesure que le quartier et les maisons seraient remises en état ou reconstruites : la bataille contre la gentrification et la touristification, indissociablement imbriquées.

© Auteur Escif - Photo Isabelle Marchal - 2022

Quelque peu freinées « à la faveur » de la pandémie, elles sont reparties depuis et grignotent du terrain. Comme chez nous, après des mois de mesures covid, lorsqu’une latitude plus grande a été accordée aux activités touristiques, il est devenu plus compliqué, vu les circonstances, de porter un discours radical, tant à l’égard du secteur hôtelier que de manière plus générale. Lentement mais sûrement quand même, la critique émerge à nouveau. Et deux projets pas touristiques mais contestables et farouchement contestés, qu’on pourrait comparer à nos PAD (Plans d’aménagement directeur), viennent d’être recalés, preuve que la contestation est toujours bien vivante !

Du reste, même si Valence n’est pas Barcelone en termes de nuisances liées au tourisme, le centre commence à en prendre dangereusement le chemin. Des projets, ou du moins leur annonce, voient d’ailleurs le jour en dehors de la vieille ville et essaiment de l’autre côté de l’ancien lit du fleuve, signe que l’hyper-centre commence à saturer et que le secteur de l’Horeca ne compte pas s’arrêter en « si bon » chemin : on s’en doutait hélas. Ainsi par exemple ce projet de macro-hôtel de 575 chambres [6] dans un quartier très populaire. Sur le pied de guerre dès l’annonce du projet, des habitant·es se sont regroupé·es en assemblée, ont créé un site, et ont rejoint Entrebarris VLC [7], réseau de collectifs et de comités qui relie entre eux plusieurs quartiers de Valence. La résistance s’organise de diverses manières, souvent festives et ludiques [8] : Trivial Pursuit sur le thème de la gentrification, films, marchés, repas, casserolades à répétition sur le lieu du futur hôtel…

Beaucoup moins typique et moins ancien que le Cabanyal, le quartier où s’implanterait ce méga-hôtel partage cependant avec lui son caractère populaire et très soudé. Nul doute que si l’esprit frondeur et l’inventivité déployés pour sauver le Cabanyal servent de source d’inspiration à ses habitant·es, nous devrions voir s’écrire encore de belles pages de luttes urbaines à raconter, qui sait, l’année prochaine, dans une rubrique « Que sont ces luttes devenues ? ».

© Auteur non identifié - Photo Isabelle Marchal - 2022

Pépinière de graffeur·euse·s et de street artistes

Ce qui ne manquera pas non plus de surprendre les touristes déambulant dans les rues de Valence, c’est la profusion et la variété d’œuvres de street art, graffitis, au pochoir, collages minuscules ou peintures murales gigantesques, sauvages et libres ou œuvres de commande, (car il faut bien manger). Recouvrant les murs de chancres urbains ou industriels, les entrées de garages, les volets métalliques des commerces ou l’enceinte d’un parc, à la demande et aux frais des propriétaires, des commerçants ou des autorités locales, le mur d’un cinéma ou celui d’une école, ce kaléidoscope de styles, de thèmes et de registres sans cesse renouvelés, recouverts, disparus et réinventés, interpelle, amuse, dénonce, émerveille, invite à la réflexion.
Même la diversité des sources de financements a de quoi surprendre et faire réfléchir, comme ce couvent qui lança un crowfunding à l’échelle du quartier pour recouvrir d’une fresque le mur d’enceinte de leur communauté (long d’une bonne cinquantaine de mètres) en faisant appel aux meilleurs manieurs de bombes et de pinceaux de la ville. Sur le muret d’en face sont cité·e·s toustes les donnateur·trices qui ont contribué à cette réalisation. Le Couvent de l’Incarnation, le collectif des Indignés du Marché central, une boutique érotique du nom de 69, la crèche « l’Escoleta del Carme » et bien d’autres s’y côtoient ainsi le plus naturellement du monde.

© Auteur non identifié - Photo Isabelle Marchal - 2022

Si les réalisations les plus puissantes sont souvent illégales (et néanmoins tolérées), il n’est pas garanti pour autant que le résultat d’une commande dûment rétribuée aille nécessairement dans le sens espéré par son mécène. C’est ainsi qu’il y a quelques années, l’IVAM (Instituto Valenciano de Arte Moderno), alors en pleine phase de rénovation et d’agrandissement, avait chargé l’un des graffeurs les plus en vue de la ville d’agrémenter le mur aveugle situé à l’arrière du musée. L’artiste s’acquitta de sa tâche sans se priver de critiquer vertement le projet d’agrandissement et, surtout, les démolitions et expropriations auxquelles le musée avait déjà procédé. Si les voisins chassés n’ont pas tous été relogés dans le quartier, le trou béant qui devait accueillir l’extension du musée est finalement devenu un jardin public. Et la fresque et sa critique sans équivoque du projet sont toujours bien visibles.
De tout cette grouillante activité graphique qui happe notre regard, lorsqu’on prend le temps de flâner dans les rues de Valence, se dégagent des thèmes récurrents et bien ancrés dans la réalité, la beauté ou la dureté de la vie, de ses contradictions et de ses injustices. Le tourisme de masse et son corollaire la gentrification y tiennent une place de choix, aux côtés du rejet de la mondialisation de l’économie, des inquiétudes liées au dérèglement climatique, de la guerre pas si lointaine, de l’inflation quotidienne, de la colère face au machisme qui oppresse et qui tue.

© Auteur non identifié - Photo Isabelle Marchal - 2022

Et soudain, au détour d’une rue, un slogan à la bombe, « Ton street art fait monter mon loyer », résonne comme une mise en abyme où l’arroseur arrosé contribuerait, finalement, à amplifier ce qu’il veut dénoncer. Un paradoxe qui fait écho au sauvetage du quartier maritime du Cabanyal dont les habitant·e·s sont aujourd’hui menacé·e·s par la gentrification. Et pour nous, touristes de passage dans cette ville pochette-surprise, ce cri du cœur résonne comme une invitation à dépasser notre rôle de simples de spectateurs·trices et à nous interroger, sans relâche, et surtout, en amont, sur les effets pervers des indignations légitimes, des causes qui commencent à se faire entendre ou des batailles gagnées. Un questionnement fort, à ramener dans nos bagages pour les avoir à tout moment à l’esprit dans nos luttes locales...


[3Site de la plateforme Salvem El Cabanyal : http://cabanyal.com/els-fets/

[4CABANYAL Z, « Valence connaît une apocalypse zombie, mais un quartier résiste encore à la destruction totale. Ce n’est qu’à El Cabanyal que tu pourras te sauver »… http://cabanyalz.com

[5Les livres brodés par les habitant·es d’El Cabanyal : https://craftcabanyal.jimdofree.com/

[7Le site d’Entrebarris, réseau de collectifs et d’associations d’habitant·es de Valence : https://entrebarris.org

[8Pour suivre les dernières actions, consulter le compte twitter de La Saïdia communa : https://twitter.com/la_saidia