Construire les villes de demain

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1er février 2022 • Aline Fares

L’histoire que les promoteurs racontent aux pouvoirs publics ou aux investisseurs, les objectifs qu’ils poursuivent, leur « story », c’est la construction de la ville du futur. C’est que ces gens se conçoivent littéralement comme des visionnaires.

Le site internet d’Immobel est plein de promesses. Il annonce « des projets immobiliers pour construire les villes de demain ». Du côté de BPI, c’est similaire, avec un slogan éloquent : « urban shapers », littéralement : « les façonneurs urbains ». Pour ce qui est de la maison-mère de BPI – le groupe CFE, on affiche un « Together shaping tomorrow’s world » – rien que ça : façonner ensemble (!) le monde de demain. les autres promoteurs ne sont pas en reste d’ailleurs : pour Atenor, la mission est « d’imaginer et créer la ville de demain ».

« Développer des projets qui définiront les contours des villes de demain, inventer les nouvelles formes de vivre ensemble, imaginer les espaces de cohabitation du futur… Au travers de son activité de promotion immobilière, BPI Real Estate se positionne comme un acteur majeur du changement […] » - Extrait du rapport annuel du groupe CFE, 2019, dont BPI est une filiale [1]

Ce sont ces investissements publics qui permettent ensuite aux promoteurs, au nom de la « durabilité » de vendre les appartements beaucoup plus chers.

Forcément, les enjeux environnementaux actuels n’ont pas échappé à ces visionnaires que sont les grands promoteurs immobiliers – d’autant plus que la construction est le secteur à l’impact environnemental le plus élevé en termes d’émission de gaz à effet de serre [2]. La dimension « durable » est donc très prégnante dans ces récits de « la ville du futur ». Les promoteurs y mettent en avant l’importance de l’accès aux transports publics, à la mobilité douce, le « scenic greenery » [3] qu’offre le parc qu’on aperçoit à travers la fenêtre du spacieux et lumineux salon. On valorise aussi d’autres caractéristiques garantes d’un environnement silencieux et d’un air respirable – comme le piétonnier du centre-ville – mais aussi l’embellissement et la sécurisation du quartier. Mais finalement, à bien y regarder, tout cela est payé par des fonds publics ! Et ce sont ces investissements publics qui permettent ensuite aux promoteurs, au nom de la « durabilité » de vendre les appartements beaucoup plus chers. Pour ce qui est de la construction elle-même, on détruit du « vieux » (bien souvent des bâtiments rénovables et construits à peine 25 ans plus tôt) pour construire des bâtiments à basse consommation d’énergie, équipés en géothermie et aux façades et toits végétalisés [4]. Parfois, on plante même quelques arbres dans la cour. Voilà pour la vision « durable ».

Les sites internet de BPI et d’Immobel regorgent d’images des projets qu’ils conçoivent, qui elles aussi renvoient à des représentations d’une ville désirable – décor verdoyant et soleil éclatant, scènes d’un shopping heureux, tramway hyper moderne filant sur des rails entourés de pelouse verte. Les parcourir, c’est comme passer à travers un magazine lifestyle : on y découvre une certaine idée de ce que signifie « habiter la ville », très située socialement. Les appartements qui y sont montrés doivent susciter le désir : ils sont très spacieux, les baies vitrées avec vue et les vastes balcons et terrasses sont légion, et la décoration intérieure répond aux codes du confort et du luxe les plus répandus.

« Envie de vous réveiller chaque matin face à une superbe vue de Bruxelles au lever du jour ? À proximité de tout ce qui rend la vie en ville aussi agréable que palpitante ? Situés dans un quartier calme et réaménagé, les appartements neufs Panorama sont le cadre idéal pour profiter de la vie à votre propre rythme : logement, travail, détente, shopping, culture et mobilité, le tout formant un cocktail dynamique. Votre appartement Panorama, c’est le choix du luxe, du confort et de qualité. Un endroit où se sentir bien en ville et répondant parfaitement à vos souhaits. » - Extrait du site du projet Panorama, partie à destination de futurs occupants (Immobel).

Il ne faut pas regarder longtemps pour comprendre que le prix des appartements produits est relativement élevé, voire très cher, et qu’ils sont donc hors de portée de la plupart des Bruxellois·es, qui subissent une profonde et durable crise du logement abordable [5].

Mais alors pour qui les gros promoteurs actifs dans notre ville construisent-ils ces projets et à qui comptent-ils les vendre ? Pour les habitants de demain ? Pour quelle raison la région et les communes bruxelloises délivrent-elles des permis à des projets qui ne répondent pas aux besoins des habitant·es ?


[1Les entreprises cotées en bourse comme Immobel et CFE – le groupe auquel appartient BPI – ont l’obligation de publier un rapport annuel. C’est bien pratique et on y trouve beaucoup d’informations, consultables en ligne : [Rapport annuel 2020 Immobel >https://www.immobelgroup.com/fr/rapport-annuel-2020] et rapport annuel 2020 CFE

[2La consommation énergétique des bâtiments est responsable de 60 % des émissions directes de CO2, secteurs tertiaire et résidentiel confondus. Il faut y ajouter le secteur de la construction et démolition (C&D), un des plus gros producteurs de déchets en Région bruxelloise.

[3Littéralement « verdure pittoresque ». Vu
dans le document promotionnel d’un projet développé par BPI, de logements de luxe avec vue sur le parc du Cinquantenaire.

[4Voir le site Démolition-reconstruction : quelles conséquences sur l’environnement ? Le calcul pour le projet BROUCK’R montre qu’il faudra 17 ans au nouveau projet d’Immobel et BPI pour amortir le poids énergétique du nouveau bâtiment existant, ainsi que l’énergie qu’il a fallu pour le démolir et le reconstruire. Et l’article de C. SCOHIER, « Arrêter de casser la ville ! Bilan carbone de la démolition-reconstruction vs. rénovation », Bruxelles en Mouvements no 314, novembre 2021.

[535 % des Bruxellois·es vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Ces personnes n’ayant pas accès au crédit hypothécaire doivent trouver à se loger sur le marché de la location. Or ce marché est essentiellement privé puisque seuls 7 % des logements de la Région sont des logements sociaux ; il est aussi trop cher et trop souvent inadapté (insalubrité, bruit, taille, etc.). Voir Bruxelles en mouvements n°303, « Au marché du logement », novembre 2019.