Diviser notre consommation d’énergie par 5 à l’horizon 2050 ?

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7 décembre 2021 • Patrick Wouters

Ce devrait être maintenant un fait établi : notre mode de consommation dépasse de loin les ressources de la planète. Certains pensent résoudre le problème par des moyens technologiques, d'autres par la réduction de nos besoins. IEB ouvre le débat sur les moyens pratiques, individuels et collectifs de réduire effectivement notre consommation d'énergie.

Les trois-quarts de l’énergie produite dans le monde proviennent de matières fossiles : charbon, gaz, pétrole. Selon certains experts, nous ne disposons que de 700 gigatonnes de CO2 à émettre si l’on veut rester sous les 2°C de réchauffement climatique. Précisons qu’une gigatonne (Gt), c’est 1 milliard de tonnes. Précisons encore que les émissions de ce gaz à effet de serre ont grimpé de 41,5 Gt par an en 2015 à 43,1 en 2019, alors qu’elles auraient dû baisser de 10%. Comme aucun pays industriel significatif ne suit la trajectoire à laquelle il s’est engagé, la catastrophe est là [1].

Mettons cela en perspective à l’échelle belge : la Belgique produit annuellement 110 millions de tonnes d’équivalent CO2, soit 10t/Belge/an. Si les 7 milliards de terriens faisaient pareil, on en serait à 70 Gt/an pour la planète. Et dans seulement 10 ans nous aurions fini de jouer, tous. Cependant, ces moyennes par habitant masquent les profondes inégalités qui existent entre les humains. Ne perdons pas de vue que les 10% des plus riches (dont beaucoup de Belges font partie) sont responsables de la moitié des émissions de CO2 mondiales qui sont directement liées à leurs modes de consommation. Si on considère à présent le 1% des plus riches, leur empreinte carbone est 175 fois supérieure à celle des 10% des plus pauvres (chiffres Oxfam, 2015). Les responsabilités face aux crises environnementales et au dérèglement climatique ne sont pas les mêmes !

Bien sûr, individuellement, nous n’avons pas le pouvoir de contrôler toutes ces émissions. Par exemple, nous ne contrôlons pas individuellement la production d’acier ou celle du ciment. Mais pour fixer les idées : s’abstenir de parcourir en voiture (à moteur thermique) 8.000 km/an économise 1t CO2, alors qu’un vol aller-retour Bruxelles-Barcelone en produit 800 kg et Bruxelles-New York, 2,5 t.

Drogués à l’énergie

Pourtant, quelle magnifique puissance on a pu développer grâce aux énergies fossiles. D’abord il y eut le charbon, qui contient déjà une énergie très dense, mais avec le pétrole, nous disposons d’une énergie incroyablement concentrée, facile à transporter, facile à stocker. Un litre d’essence qui coûte 1,6 € contient environ 10kWh d’énergie calorifique, ce qui est considérable. Dans une voiture, le moteur transforme la chaleur en énergie mécanique avec un rendement de 30%. Donc pour 1,6 €, vous pouvez obtenir 3 kWh d’énergie mécanique. Si vous considérez une personne pesant 65 kg qui grimpe 3.000 m de dénivelé dans la journée, elle aura produit 0,5 kWh [2]. Il s’ensuit que le travail possible contenu dans un seul litre d’essence à 1,6 € est comparable à la force que peuvent produire 6 paires de jambes humaines. Autant dire que cette énergie fossile est quasiment gratuite et que cela nous exonère d’avoir à payer des humains pour faire ce travail. C’est pourquoi l’on parle "d’esclaves énergétiques", c’est-à-dire que cette gratuité peut être imagée par des esclaves que nous n’aurions ni à nourrir, ni à payer, et qui pédaleraient jour et nuit, 7jours/7 et 365 jours par an pour produire l’énorme quantité d’énergie que nous consommons pour vivre aujourd’hui. Nous en disposons chacun d’environ 118 pour couvrir nos besoins de transport, de chauffage, d’agriculture… [3]

Pris dans leur ensemble, les humains consomment plus de 100 millions de barils de pétrole par jour (1 baril = 159 litres). Le niveau actuel de consommation est impossible. Géologiquement, on va en avoir de moins en moins, climat ou pas climat.
Pour éviter de le brûler tout en préservant la ressource de l’épuisement, il faudrait le réserver aux usages "nobles" (la pétrochimie). Mais comment le remplacer ?

La tentation est forte de recourir à l’atome. Formidable, l’énergie atomique en termes d’émissions de CO2 ! C’est oublier que l’uranium est lui aussi en voie d’épuisement. Et c’est sans compter les déchets hautement radioactifs qu’il faut enfouir, très profondément, dans des couches d’argiles étanches, pour très longtemps, et les accidents aux effets destructeurs.

Donc, allons vers les "énergies vertes", produites par le vent, l’eau ou le soleil, tous gratuits… Certes. Sauf qu’en termes de quantité d’énergie à produire… c’est plus qu’un défi. La consommation totale de Bruxelles, toutes énergies confondues, est de 19.000 GWh (19.000 milliards de Wh). Pour produire une telle puissance, il faudrait couvrir une superficie de six fois la Belgique en panneaux photovoltaïques.

Bref, on l’a compris : il nous faut nécessairement consommer moins de trucs. Il nous faut sortir de la société de consommation, que le dictionnaire Larousse définit comme la société d’un pays développé orientée vers la sollicitation de la consommation (grâce à la publicité) et des consommateurs par les producteurs, par le lancement de produits ou de services nouveaux en créant sans cesse des besoins. Il faut diminuer les quantités de marchandises, allonger leur durée de vie, notamment en augmentant leur degré de "réparabilité", raccourcir les transports, relocaliser les productions. Il faut privilégier le transport de masse par voie fluviale et voie ferrée, beaucoup plus efficaces énergétiquement par tonne transportée que les camions sur les routes [4]. Un chantier immense s’ouvre dans l’isolation des bâtiments (on parle de 50 bâtiments à isoler par jour à Bruxelles pour rencontrer les objectifs climatiques de 2050) [5]. Et il faut être attentif à ceci : un propriétaire qui rénove une maison de rapport récupérera ses frais sur un loyer plus élevé, et cela a des implications sociales. En fait, il faut construire moins de neuf, et plus petit, et ne plus créer (et pas forcément construire) que du logement social, pour contrer l’explosion des loyers. Pour diminuer l’usage de la voiture individuelle, il faut privilégier l’usage des voitures partagées, petites et légères, supprimer l’avantage fiscal aux voitures de société, plutôt, sans doute, que de créer des bornes électriques (on nous promet 10.000 bornes de rechargement électrique à Bruxelles pour 2035).

Sortir de notre ébriété énergétique

Sortir de notre ébriété énergétique ne se fera pas sans peine. Nous ne pourrons y arriver que si cette sortie est préparée, et socialement accompagnée.
Les taxes ne suffiront pas à faire baisser notablement la consommation d’énergie pas plus que l’augmentation du prix de l’énergie qui n’a pas d’effet dissuasif suffisant pour diviser par 4 ou 5 la consommation. Faudrait-il attribuer une sorte de quota énergétique individuel ? On pourrait imaginer que chacun puisse dépenser son quota à sa guise. Pour éviter le marché noir, il faudrait alors que ce quota ne soit pas transmissible. Plus un système est contraignant, plus il doit être infaillible. Mais une telle mesure ne sera pas perçue comme punitive si elle est suffisamment justifiée. Pour être juste, il faudrait prendre en compte les situations individuelles, notamment de certaines personnes qui n’ont pas le choix et sur lesquelles la contrainte pèserait trop lourd. Il y aura des résistances au changement, il y aura des renoncements, des choix à faire (illumination du sapin de Noël ou fête de famille ? Changer de Smartphone ou revenir à la 2G ?) [6]. Mais macro sociologiquement, ce sont les plus riches qui devront radicalement changer leur mode de vie, leur empreinte carbone étant notablement plus grande. Mais ce sont aussi ceux qui ont la plus grande marge de manœuvre pour le faire.

Si on s’y prend mal, cela promet des manifestations houleuses de libertariens, à côté desquelles les manifestations contre les restrictions liées à la Covid-19 ne sont que des plaisanteries. Le système doit être robuste et élaboré démocratiquement, en évitant l’écueil du flicage numérique reproché au Covid Safe Ticket. La Covid-19 nous a pris par surprise. Ici, nous sommes prévenus.

Nous pouvons déjà commencer à créer une culture commune, où passer un week-end à New-York ou rouler en SUV serait regardé avec commisération.

Nos fêtes seront d’autant plus chaleureuses qu’elles seront (énergétiquement) sobres, ce n’est pas incompatible.

Pour aller plus loin :

Nous sommes bien conscients que les pistes élaborées ici peuvent ouvrir un large débat sur les manières dont nous pourrions sortir de notre ébriété énergétique collective. Nous n’avons survolé ici que les aspects individuels, mais un large chantier doit aussi être ouvert pour construire l’avenir : comment approvisionner la ville, comment refaçonner la production de biens industriels, comment en décider démocratiquement ? Comment évaluer les besoins ? Quel sera le rôle du privé, du public ? Quelles seront les atteintes possibles à nos libertés ? Comment organiser la solidarité ?


[1Thierry LEBEL, « Science et politique, un dialogue impossible ? », Monde Diplomatique, Manière de voir, Vérités et mensonges au nom de la science, oct-nov 2021.

[2Une masse de 65 kg représente une force de 650 Newton (N). 650 N x 3.000 m = 1.950.000 Joules (J). Sachant que 1 kWh = 3.600.000 J, on obtient 1.950.000 : 3.600.000 = 0,54 kWh.

[3Les calculs à propos des "esclaves énergétiques" proviennent des travaux de l’ingénieur Jean-Marc JANCOVICI.

[4Du simple fait des forces de frottement en présence. La force d’un humain peut mouvoir au moyen d’un cordage un bateau de 200 t, mettre en branle au moyen d’un levier un wagon de 20 t, mais très difficilement pousser une camionnette de 2 t.

[5Alexia BERTRAND, parlementaire MR, Er is geen cultuur van resultaat in Brussel, Bruzz, 1 décembre 2021 (notre traduction).

[6L’hypothèse d’un "permis énergétique individuel" est inspirée des travaux de Mathilde SZUBA, auteure de : Gouverner dans un monde fini : des limites globales au rationnement individuel, sociologie environnementale du projet britannique de politique de Carte carbone (1996-2010), thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2014.