Key West : un Far West immobilier à Biestebroeck

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6 mai 2021 • Claire Scohier

Cela fait 10 ans maintenant qu’IEB suit la saga immobilière qui se déroule sur les 47 ha du bassin de Biestebroeck, une zone industrielle colonisée par la spéculation immobilière, à commencer par le promoteur Atenor qui achètera à l’entreprise de chimie Univar 4 ha pour réaliser City Dox, plus de 1.000 logements. À proximité, un développeur envisageait de créer une marina pour accueillir des yachts [1]. Aujourd’hui, Key West est le nouveau rêve immobilier qui donne des cauchemars aux habitant·es d’Anderlecht.

Depuis 2011, ce bassin est l’objet d’une spéculation immobilière féroce. Plusieurs promoteurs immobiliers désireux d’y créer des water-fronts (ensemble de logements bénéficiant de vues sur le canal) ont jeté leur dévolu sur ce site industriel qui démarre au Pont de Cureghem à Anderlecht [2]. Jusque là, l’ensemble de la rive droite du bassin (soit 235 ha) était affecté en « zone d’industrie urbaine » (ZIU). En 2013, arguant de la nécessité de répondre aux besoins en logements liés au boom démographique que connaissait la Région bruxelloise, les autorités de la Région affectent 47 ha de la ZIU en ZEMU (zone d’entreprises en milieu urbain), zone où le logement est désormais autorisé. Par cet acte, la Région offre sur un plateau aux différents promoteurs installés en rive droite du bassin un potentiel spéculatif majeur. En effet, ces derniers avaient pu acheter une terre industrielle à la valeur foncière faible. Le fait d’y autoriser la construction de logements au bord du canal crée, par le fait même du changement d’affectation, une plus-value foncière conséquente, laquelle n’est nullement taxée en Région bruxelloise. C’est ce qu’on appelle la rente de localisation : « si à tel moment et dans tel espace, il devient économiquement intéressant d’installer des logements ou des commerces de luxe et que les règles urbanistiques en vigueur le permettent voire l’encouragent, alors le prix du sol en ce lieu et à ce moment sera élevé » [3].

Quatre ans plus tard, un Plan particulier d’affectation du sol (PPAS) est adopté qui épouse plus qu’il ne cadre le désir des promoteurs dès lors qu’il autorise, en langage euphémique, des « émergences », c’est-à-dire des tours, et la production de 4 000 nouveaux logements [4] !

Parmi les heureux élus de la plus-value foncière ainsi créée figure le promoteur BPI qui a acquis la parcelle située juste à côté du Pont de Cureghem appelée la tête de bassin de Biestebroeck. Celle qui offre sans doute la plus belle perspective sur le canal. Le projet de PRDD (Plan régional de développement durable) de 2012 y préconisait déjà la réalisation de tours « iconiques » « comme éléments paysagers susceptibles de marquer le paysage et de s’intégrer dans le skyline bruxellois ». La promesse d’une belle rente en perspective. Bingo !

La Région offre sur un plateau aux différents promoteurs installés en rive droite du bassin un potentiel spéculatif majeur.

Toutefois, la tête de bassin malgré sa situation avantageuse n’est pas exempte d’inconvénients. Le plus gros est sans aucun doute le fait qu’elle jouxte deux grandes cuves de Cotanco qui accueillent un stock de 6 000 m³ de diesel et de gasoil, qui sont des produits inflammables. Ces dernières sont situées au bord du canal car livrées par péniche mais elles marquent le site du « label » Seveso en raison du risque d’explosion et d’émissions toxiques. Il y est interdit d’y construire du logement dans un périmètre de 50 m. Bien que l’entreprise n’avait pas l’intention de déménager, elle finira par jeter l’éponge et cessera ses activités fin 2019 pour les délocaliser. Débloquant ainsi la situation immobilière des parcelles concernées. Entre-temps, le promoteur Immobel est venu rejoindre BPI sur la tête de bassin.

Un désert économique à redynamiser ?

La tête de bassin, loin de ce que se plaisent à laisser entendre les autorités et les promoteurs, est loin d’être une friche, une terre à l’abandon, un désert économique nécessitant absolument une redynamisation urbaine. Sur les dix dernières années, cet argument nous a maintes fois été retourné en commission de concertation, pointant le lieu comme « un territoire en déshérence » où il ne resterait plus d’activité économique. Or, outre les cuves Cotanco que nous venons d’évoquer, la tête de bassin accueillait jusqu’il y a peu (et encore maintenant) plusieurs entités et entreprises :

  • IrisTL : un centre de formation aux métiers de la logistique (clarkistes et manutentionnaires pour le transport fluvial). Il forme environ 150 personnes par an et accueille tant des demandeurs d’emploi que des étudiants ou des travailleurs en formation. Une des motivations du choix de l’implantation d’IrisTL 15 ans plus tôt était la proximité du canal qui permettait d’envisager la formation de dockers et de préférence dans une zone géographique concentrant des demandeurs d’emploi. L’implantation à cet endroit était une demande de la part du Port de Bruxelles en raison de son intention de s’étendre vers le sud.
  • CdS : une entreprise de location de matériels pour des événements et des réceptions employant 70 personnes et propriétaire de ses bâtiments.
  • Car 3000 puis GOTEXsprl, une société spécialisée dans la vente et la confection de tissus à prix discount existant depuis 15 ans.

Dès l’annonce du changement d’affectation, Car 3000, CdS, IrisTL, se font démarcher par les promoteurs pour céder leur implantation stratégique. C’est ainsi que les parcelles de CdS et IrisTL sont rachetées par Project

et Rives avant d’être cédées à nouveau à BPI et Immobel. GOTEX, toujours en activité dans les lieux au moment où nous écrivons ces lignes, a fini par vendre sous la menace d’un arrêté d’expropriation [5].

En réalité, c’est le dispositif même de ZEMU qui risque à terme de créer un désert économique. Le dernier rapport de Perspective Brussels sur les permis délivrés en 2018 et 2019 pose ce constat amer qui aurait pourtant pu être anticipé : « Quant aux Zones d’entreprises en milieu urbain (ZEMU), elles continuent à accueillir beaucoup de nouveaux logements (76 000 m²) tandis qu’elles perdent des activités productives (11 000 m²). C’est un constat qui interpelle au regard du rôle dévolu par le PRAS aux ZEMU. […]. Les 76 000 m² de logements qui y ont été autorisés et qui s’ajoutent à des logements autorisés avant 2018 risquent de compromettre les objectifs des ZEMU. […] il est important de ne pas inverser les fonctions principales (activités productives) et secondaires (logement), or c’est ce qui se produit actuellement » [6].

Cet équilibre annoncé est malmené dans tous les projets et a fortiori dans le projet Key West qui prévoit seulement 3 456 m² d’activités productives sur les 61 282 m² du projet, soit 5,6 %, le reste étant essentiellement consacré à des superficies de logements, bien plus rentables.

Rêve pour le profit, cauchemar pour les habitant·es

À la place des activités économiques précitées, les promoteurs Immobel/BPI du projet Key West envisagent de construire 524 logements en grande partie distribués sur deux tours de 62 et 84 mètres de haut, lesquelles sont autorisées par le PPAS adopté en 2017. Lors de notre visite sur le site, dans le cadre d’une exposition organisée par le promoteur durant le délai d’enquête publique en mars 2020, les hôtes n’ont pas hésité à nous annoncer, pour démontrer la solidité financière de leur projet, qu’ils visaient à hauteur de 40 % des investisseurs, ramenant ainsi la fonction logement, censée être avant tout de fournir un toit aux habitant·es, à celle de produit financier. Le nom donné au projet ne laisse planer aucun doute sur l’intention de ses concepteurs : Key West est le nom d’une ville portuaire pour croisiéristes en Floride. Tout un symbole d’un îlot de richesse [7]. Le prix plancher annoncé pour les appartements les moins attractifs est de 2 700 EUR/m² soit 1 000 EUR/m² plus cher que les appartements vendus par Citydev.

Le problème à l’heure actuelle, et dès lors que le boom démographique est aujourd’hui fortement relativisé [8], n’est pas tant de disposer d’une forte production de logements que de pouvoir offrir aux Bruxellois des logements dont ils peuvent payer le prix. Rappelons que le nombre de ménages sur la liste d’attente des logements sociaux a doublé en 10 ans. En mars 2021, on chiffrait ces ménages à 49 000. Le rapport d’incidences environnementales du PPAS adopté en 2017, qui cadre les développements autour du bassin de Biestebroeck, pointait que : « compte tenu de la propriété entièrement privée des parcelles visées par le PPAS, le logement neuf sera produit à des prix de marché, peu accessible à une partie importante de la population. » Les quartiers populaires de Cureghem et Aumal Wayez à proximité de Key West ne comptent que 4 % de logements sociaux [9]. Le Plan canal initial prévoyait, dans le périmètre du PPAS, 30 % de logements publics or on arrive sur l’ensemble du site à 7,3 % de logements sociaux et pas un seul dans le projet Key West. En commission de concertation, la commune d’Anderlecht opposera aux riverains et à IEB qui réclamaient plus de logements sociaux que la commune était dotée de suffisamment de logements sociaux. Une véritable cécité au regard des données précitées. Mais qui fait le bonheur des promoteurs !

Le problème à l’heure actuelle n’est pas tant de disposer d’une forte production de logements que de pouvoir offrir aux bruxellois des logements dont ils peuvent payer le prix.

Quant aux équipements collectifs de base pour accueillir les familles supplémentaires, ils sont pratiquement inexistants : le projet ne prévoit aucune école maternelle, primaire et secondaire alors que les quartiers proches offrent en l’état 0,78 places/enfant (contre 1,06 places pour la Région) pour l’enseignement maternel et 0,81 places/enfant (contre 1,1 place pour la Région) pour l’enseignement primaire. Le taux de couverture des crèches dans le secteur était de 22 % en 2017 soit un taux inférieur à la référence régionale (37 %). Le projet prévoit une crèche de 42 places, une nouvelle capacité qui restera encore bien insuffisante au regard des manques actuels observés dans les quartiers environnants.

Bref, un désastre social et économique sans même avoir à aborder les questions de mobilité (annonce de congestion importante de voiries dont certaines sont déjà à la limite de la saturation) et l’absence d’amélioration de la biodiversité dans une zone qui en manque foncièrement. Le projet avec sa tour de 84 m de haut plongera au contraire dans l’ombre le Parc Crickx, le seul espace vert du quartier ! Le projet Key West fixe à cet endroit un quotient de densité (rapport entre les superficies des constructions et la superficie du terrain) de 4,3 alors qu’il est de 0,95 à l’heure actuelle, soit une augmentation de 452 % ! Un îlot gonflé à bloc au profit du promoteur à proximité de quartiers déjà très denses : Wayez et Biestebroeck sont déjà trois à cinq fois plus denses que la moyenne des quartiers de la Région : de 18 à 34 000 hab/km² (alors que la moyenne est de 7 440 habitants/km² pour la Région).

Ne pas équilibrer, faire basculer !

Alors que commune et Région peuvent aujourd’hui mieux mesurer les conséquences de la mise en place des ZEMU et leur incapacité à répondre aux objectifs annoncés d’un équilibre rêvé entre espaces productifs et logements ; alors que l’une des recommandations principales du rapport du Comité scientifique du logement de 2021 est de mettre un frein, dans les territoires les plus denses, aux dérogations systématiques au règlement régional d’urbanisme (RRU) pour monter en hauteur ; ni la commune ni la Région ne semblent vouloir saisir les opportunités de remettre en question la colonisation résidentielle spéculative du bassin de Biestebroeck.

Le projet Key West est passé en commission de concertation à deux reprises, en mars et en novembre 2020, en plein climat de pandémie, et a bénéficié à deux reprises d’un avis unanime favorable de la part des membres de la commission. L’avis considère « que les perspectives montrent que le projet s’insère dans son contexte de façon naturelle » (alors que le projet quadruple la densité du site), rencontre « les préoccupations de la mobilité » (alors que le rapport d’incidences prévoit une congestion importante de voiries dont certaines sont déjà à la limite de la saturation), « les préoccupations de la revitalisation des friches urbaines » (alors que le terrain accueillait trois entreprises encore en activité chassées par le projet), « les préoccupations d’une écologie urbaine » (alors que le site sera imperméabilisé à 90 %), « une mixité fonctionnelle » (alors que le projet ne prévoit que 5,6 % d’activités productives dans une zone d’entreprises en milieu urbain et pas une seule école pour les 524 nouveaux ménages).

IEB remarquera que la même semaine de l’avis favorable rendu sur Key West, à Woluwe Saint-Pierre, un projet de 29 logements publics de la SLRB avec crèche se faisait unanimement recaler aux motifs que « Les gabarits sont trop hauts et l’enquête de mobilité n’a pas été faite en tenant compte des nouveaux habitants ». Que doivent en tirer comme conclusion le groupe d’habitants No Key West mobilisé contre le projet [10] si ce n’est qu’il vaut mieux habiter Woluwe que Cureghem ?

Rappelons que ce projet massif de 524 logements et 383 places de parking s’est réalisé sans aucune étude d’incidences environnementales laissant des zones d’ombre inquiétantes sur le tassement des sols, les risques d’inondation, les effets cumulés des différents projets immobiliers en cours autour du bassin. Ces sérieuses défaillances ont été rendues possibles par la réforme du Code bruxellois de l’aménagement du territoire (CoBAT) en 2018, qui a augmenté le seuil du nombre de places de parking à partir duquel une étude d’incidences devait être réalisée. En pleine crise climatique, le gouvernement avait doublé (de 200 à 400) le nombre de places nécessitant la réalisation d’une telle étude. C’est la vigilance d’un citoyen soutenu par IEB qui a permis d’obtenir l’annulation de cette réforme environnementalement suicidaire. En effet, le 21 janvier 2021, la Cour constitutionnelle a annulé la disposition litigieuse, ce qui a permis à IEB d’introduire un recours contre le permis d’urbanisme autorisant le projet Key West.

Quelques mois plus tôt, c’est une partie du PPAS de 2017 qui était annulée par le Conseil d’État. Une occasion en or pour la nouvelle majorité PS-Ecolo de la commune d’Anderlecht pour revoir le PPAS en profondeur et réduire les densités infernales qu’il prévoit ; pour imposer aux promoteurs un pourcentage de logements sociaux, construire plus d’équipements collectifs et prévoir des proportions plus équilibrées entre les logements et les espaces productifs et portuaires pourvoyeurs d’emplois adaptés (le PPAS actuel prévoit des proportions de 68 % pour le logement, 17 % pour les activités productives et 1 % pour les activités portuaires) ; l’occasion de rectifier le bilan négatif tiré sur les ZEMUs. Comme le souligne Mathieu Van Criekingen, « Un promoteur immobilier aussi puissant qu’il soit en termes financiers pourra difficilement faire basculer un espace à lui seul, sans clientèle potentielle à tenter de séduire ou sans soutiens politiques, symboliques ou réglementaires d’aménageurs locaux » [11] Mais la majorité en place semble sourde aux besoins des habitants en place et annonce vouloir ré-adopter le plus rapidement possible un plan fidèle à celui adopté par l’ancienne majorité. Visiblement nos élus préfèrent faire basculer le quartier et penser le territoire pour sa valeur marchande plutôt que pour sa valeur d’usage.


[1Le projet a fort heureusement été abandonné entre-temps : « Marina d’Anderlecht : Touché, coulé ! »

[2Lire le dossier du Bruxelles en Mouvements de mars-avril 2013 « Midi-Biestebroeck : un urbanisme à la dérive »

[3M. Van Criekingen, Contre la gentrification, La Dispute, Paris, 2021, p.70.

[5Sur le pourquoi les entreprises apprécient être installées au bassin de Biestebroeck lire note article « J’y suis, j’y reste ! » dans le Bruxelles en Mouvements précité.

[6Voir le dernier rapport de Perspective Brussels « Permis d’urbanisme 2018 et 2019 : chiffres, tendances et localisation mise en œuvre du PRAS », décembre 2020.

[7Au moment où nous écrivons ces lignes, le promoteur vient de changer le nom du projet, baptisé désormais de A’Rive, une technique classique des promoteurs ,dans le cadre de leur marketing, pour effacer les traces des critiques émises sur le projet. Pour mémoire, la fameuse tour Up Site d’Atenor en face de Tours et Taxis s’appelait Premium, et le centre commercial Docks Bruxsel s’appelait Just Under the Sky.

[8On annonçait en 2012 10 000 personnes supplémentaires par an. Depuis, cette croissance a été très sérieusement relativisé par les chiffres du Bureau Fédéral du Plan et de l’IBSA : la moyenne de la croissance démographique n’est plus que de 2 100 d’ici à 2070, soit une réduction de près de 80 % de la croissance attendue.

[11Op. cit., p. 23. Ni la commune ni la Région ne semblent vouloir saisir les opportunités de remettre en question la colonisation résidentielle spéculative du bassin de Biestebroeck.