Les habitant·e·s de Cureghem confiné·e·s entre politiques sécuritaires et de rénovation

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3 mars 2021 • Claire Scohier, Muriel Sacco

Le 10 avril 2020, Adil, un adolescent de Cureghem perd la vie à la suite d’une course-poursuite avec un véhicule de police qui le percute. Il est évident que le lieu du drame n’est pas anodin et que les mêmes faits n’auraient probablement pas eu la même issue tragique s’ils s’étaient déroulés sur le territoire d’une commune aisée de la seconde couronne bruxelloise. Retour sur des politiques qui ciblent des quartiers au détriment de leurs populations.

Entre politiques sécuritaires, revitalisation urbaine et ciblages policiers

Le 10 avril 2020, Adil, un adolescent de Cureghem perd la vie à la suite d’une course-poursuite avec un véhicule de police qui le percute. Il est évident que le lieu du drame n’est pas anodin et que les mêmes faits n’auraient probablement pas eu la même issue tragique s’ils s’étaient déroulés sur le territoire d’une commune aisée de la seconde couronne bruxelloise. Retour sur des politiques qui ciblent des quartiers au détriment de leurs populations.

Ce drame nous interpelle d’autant plus qu’il survient vingt-trois ans après une situation similaire dans le quartier et que des explications similaires sont mobilisées pour les expliquer, montrant ainsi que les leçons du décès de ces jeunes n’ont pas réellement été tirées tant du côté policier que du côté politique.

Endiguer l’insécurité mais pas les inégalités

Depuis trente ans, les logiques sécuritaires et les pratiques policières se superposent à des politiques d’aménagement qui ciblent des territoires dits difficiles, produisant par là-même plus d’inégalités sociales qu’elles n’en résorbent. Les années 1990 constituent en Région bruxelloise une période charnière où l’on assiste aux prémisses du mariage entre politique de prévention sécuritaire et pratiques de rénovation urbaine : contrats de sécurité, « politique des grandes villes », contrats de quartier, développement de fonctions de proximité ou des nouvelles technologies visant à surveiller l’espace public (agents de sécurité et de prévention, îlotage policier, vidéosurveillance…). Cette approche s’inspire de la théorie de la vitre cassée (développée à New York dans les années 1980 avec une politique de tolérance zéro) : la pacification des quartiers passe à court terme par la transformation de l’environnement physique afin que le cycle des dégradations urbaines et de l’insécurité soit endigué. Les mesures qui découlent de cette théorie de la vitre cassée désignent les habitants comme responsables des dégradations du quartier. Voir aussi p. 20-22 Il s’agit dès lors de rendre le quartier plus attractif pour attirer une nouvelle population plus « civilisée ». On retrouve ce paradigme de la rénovation un peu partout en Europe, marquant le progressif réinvestissement des centres-villes en tant que lieux de résidence en les rendant plus attractifs pour les classes moyennes et hautement qualifiées [1].

Jusque-là, la politique à l’œuvre à Cureghem était celle du laisser-faire et du désinvestissement. Dans l’optique de raser une partie de ce quartier, la commune d’Anderlecht tournait le dos à ce territoire d’accueil des populations migrantes, les privant d’investissements publics et renforçant ainsi la marginalisation des habitants du quartier notamment en termes d’accès à des équipements collectifs et d’entretien des espaces publics. Bien qu’une partie des habitants ait obtenu la nationalité belge à l’occasion de l’assouplissement des règles d’acquisition de celle-ci, il faudra attendre 2006 pour que les résidents étrangers aient accès au droit de vote lors des élections communales, ce qui aura pour effet de modifier la stratégie des partis, qui vont intégrer des candidats issus de ces quartiers ou de ces groupes sociaux sur les listes électorales. Cet état de fait explique pour partie que l’impulsion pour rénover Cureghem viendra, dans les années 1990, plus des instances fédérales et régionales que de la commune [2].

Un ciblage des quartiers et des indésirables

Alors qu’on assiste en 1997 au premier contrat de quartier Cureghem-Rosée et à la mise en place du programme Sécureghem, Saïd Charki, un habitant de Cureghem de 24 ans, est abattu le 7 novembre par la gendarmerie en plein cœur du quartier. S’ensuivent trois jours de manifestations mêlant des habitants, des associations anti-racistes, des militants. Le bourgmestre ordonne de boucler le quartier et de procéder à des arrestations massives [3]. Le ministre de l’Intérieur, Johan Vande Lanotte, annonce des plans musclés et une politique de tolérance zéro pour ramener la rue à la raison, confirmant l’adhésion des partis de la gauche traditionnelle aux doctrines de sécurité urbaine.

Le ciblage des quartiers populaires met l’accent sur les conséquences plutôt que sur les causes des inégalités sociales.

Sur la base d’un ciblage géographique, la commune se voit octroyer de gros montants pour acheter des caméras de surveillance afin de « pacifier » la rue. Ce qui permettra à la commune d’affecter 4 millions d’euros à des équipements sécuritaires servant à réduire en théorie les activités délictueuses. On assiste ainsi à la construction de grandes palissades métalliques, dites les palplanches, autour de la place Lemmens pour empêcher les dealers de s’enfuir. Tout comme le quartier de la Rosée, le quartier Albert Ier, celui d’Adil, bénéficie d’un « mur de Berlin » composé de plaques métalliques de 4,5 mètres de haut destinées à protéger hypothétiquement les appartements de retraités, principalement belges. La présence policière renforcée s’exerce notamment sous forme de contrôles d’identité quotidiens qui se soldent le plus souvent par une interpellation, ce qui exacerbe inévitablement le sentiment d’exclusion et de discrimination que ces jeunes vivent déjà dans le monde scolaire ou de l’emploi. Anderlecht est aussi parmi les premières communes à mettre en place un système de vidéosurveillance à Bruxelles, avec une première génération de 50 caméras installées dont beaucoup furent rapidement inutilisables [4].

Cette focalisation des politiques sécuritaires sur certains quartiers conduit à penser que l’insécurité est le fait d’une population problématique présentant certaines origines ethniques concentrée dans ces quartiers plus qu’ailleurs. Le ciblage des quartiers populaires n’est pas neutre politiquement, il met l’accent sur les conséquences, les tensions et le délabrement, plutôt que sur les causes des inégalités sociales (transformation du marché de l’emploi, hausse des qualifications requises, discriminations raciales à l’œuvre dans l’ensemble des sphères de la société…). Les stratégies de survie incluent nécessairement un recours à la débrouille et à la marginalité.

Vingt-trois ans après la mort de Saïd Charki, pratiquement rien n’a changé. Loin de tirer les leçons de l’histoire, forces de l’ordre, bourgmestre et ministre fédéral gèrent les suites de la mort d’Adil de la même manière. Les représentations négatives des habitants de ces quartiers sont toujours bien présentes parmi les élites, y compris à gauche, montrant l’abandon dont ces groupes sociaux font l’objet de la part des partis sociauxdémocrates [5]. Le bourgmestre d’Anderlecht, évoquant les soulèvements dans sa commune au lendemain du décès d’Adil, déclare : « Ils sont venus pour casser » [6], alimentant ainsi le fameux mythe du « casseur » dont le seul objectif serait de détruire, peu importe la raison. Une façon de dépolitiser les modes d’expression et de criminaliser les individus.

En juin 2020, le même bourgmestre est interpellé à la suite d’une descente du ministre de l’Intérieur Pieter De Crem à Cureghem le mois précédent pour « ramener l’ordre à Anderlecht ». Le bourgmestre la justifie par la nécessité d’accroître les effectifs policiers d’une vingtaine de personnes en provenance de la police fédérale. Le 27 novembre, un rassemblement se tient, dans le calme, place du Conseil pour faire part de l’incompréhension face à la décision de non-lieu du parquet à l’égard de la police. En guise de réponse, le bourgmestre envoie, ou à tout le moins assume l’intervention de 150 officiers de police, l’usage de canons à eau et de fumigènes ainsi que l’arrestation d’environ 80 personnes sur la centaine rassemblée. Voir aussi p. 12-13.

Voilà pour les réponses sécuritaires. Mais que se passe-t-il du côté des politiques sociales du quartier ?

Une revitalisation exogène

La gentrification [7] était peu visible lors de l’introduction des politiques de rénovation dans les années 1990. Les quartiers étaient tellement délabrés que les acteurs privés ne se bousculaient pas au portillon. Ce sont bien les politiques publiques de rénovation des quartiers populaires bruxellois qui, notamment en améliorant les qualités esthétiques des espaces publics, sans chercher à cadrer le marché immobilier et la spéculation, ont attiré l’attention des investisseurs privés. Tant et si bien qu’il serait malhonnête aujourd’hui de réfuter une gentrification avérée dans plusieurs quartiers centraux de Bruxelles. Conjointement aux actions de rénovation urbaine, des politiques sécuritaires ont contribué à réduire la présence des indésirables (sansabri, sans-papiers, jeunes d’origine immigrée, prostitué·es…) dans ces espaces « pacifiés » et à attirer de nouveaux habitants issus des classes moyennes. Si la population précaire est toujours en place, ses conditions de vie ne s’améliorent pas ou peu. La mixité sociale est exogène et renforce la hiérarchie spatiale [8]. Par la revalorisation, les anciens espaces centraux de relégation sont devenus des espaces convoités. Ces processus ne sont pas naturels et s’exercent parfois de façon violente, par exemple en expropriant l’existant.

On est passé du désinvestissement à un surinvestissement urbanistique, mais en passant toujours à côté de la question sociale.

Ainsi, le développement du parc de la Sennette à Cureghem dans le quartier Heyvaert, programmé dans le cadre du contrat de rénovation urbaine (CRU), mange une bonne partie du budget du contrat et nécessite l’expropriation de 23 parcelles accueillant des activités économiques qui marchent et font vivre de nombreuses personnes peu diplômées.

On est passé du désinvestissement à un surinvestissement urbanistique, mais en passant toujours à côté de la question sociale. Depuis 2010, la commune d’Anderlecht s’investit plus activement au côté de la Région dans les politiques de revitalisation, lesquelles sont devenues in fine plus efficaces que les politiques sécuritaires et de tolérance zéro (même si celles-ci n’ont pas disparu) pour éjecter les plus précaires de leur lieu de vie sans pour autant éradiquer la pauvreté. Menées au nom de la mixité sociale, elles provoquent essentiellement l’éviction de celles et ceux qui ne parviennent plus à payer un loyer qui ne cesse d’augmenter. L’Observatoire des loyers 2016 montrait que c’est dans les quartiers centraux que les loyers ont augmenté le plus rapidement, dans l’espace dit de Développement renforcé du logement et de la rénovation (EDRLR) qui bénéficie d’une dynamique de rénovation impulsée par les pouvoirs publics. L’Observatoire constate que l’amélioration de la qualité des logements s’accompagne d’une réduction de leur taille et d’une augmentation des loyers qui laissent les familles nombreuses à la rue ou priées de quitter Bruxelles. Les demandes, martelées depuis de nombreuses années par les habitants et associations du quartier dans le cadre des différents projets de planification, pour des logements accessibles et des équipements correspondant à des besoins sociaux collectivement partagés (accueil de la petite enfance, écoles de devoir, aide médicale urgente, déchetterie…) ne sont nullement rencontrées dans les programmes prévus par les divers dispositifs urbanistiques en cours.

La fameuse mixité sociale produit surtout des trajectoires qui ne se croisent pas.

Le dernier de ces dispositifs en cours d’adoption est le Plan d’aménagement directeur (PAD) Heyvaert, lequel envisage la construction d’environ 1 800 logements supplémentaires dans le quartier. Un travail de cartographie à partir de la liste des candidats locataires de l’AISAC (Agence immobilière sociale de Cureghem) montre qu’il y a effectivement une demande très importante dans le quartier pour des logements mais pas pour n’importe quel type de logement : pour des logements bon marché. En effet, si les loyers sont 20 % moins cher que la moyenne de la Région bruxelloise, le quartier ne compte que 2 % de logements sociaux. Alors que les pouvoirs publics envisagent d’y acquérir plusieurs parcelles, le PAD ne prévoit aucune règle pour leur imposer un pourcentage de logements sociaux, tant et si bien qu’il pourrait s’agir essentiellement de logements acquisitifs produits par Citydev, à l’instar des centaines de logements qui ont fleuri à Cureghem sur les quinze dernières années [9], lesquels sont bien souvent inaccessibles pour des bourses faibles qui ne peuvent accéder à l’emprunt. Or, avant même que le quartier se densifie en nouveaux logements, les études font part d’un déficit de places dans les écoles fondamentales du quartier [10]. La situation est encore plus critique au niveau de l’offre en crèches : « Alors que le nombre total de places en milieu d’accueil par enfant est de 0,36 pour la moyenne régionale, le quartier de Cureghem Rosée n’offre que 0,06 place par enfant ». Cette carence en équipements collectifs faisait clairement partie des préoccupations émises par les habitants et les acteurs associatifs lors des ateliers préalables à l’élaboration du PAD.

La situation n’est pas plus enviable pour les équipements culturels et sportifs. Le diagnostic du CRU Heyvaert pointait déjà des carences importantes en équipements dans le quartier : « le quartier Heyvaert et les abords des Abattoirs sont bien plus pauvres en aménagements ludiques » que ne l’est le territoire situé au nord. Les auteurs constataient qu’au cœur du quartier Heyvaert, « un vide d’équipements sportifs est notable ». Or le manque de moyens n’est pas seul en cause puisque de 2000 à 2018 la commune a bénéficié d’un financement conséquent dans le cadre de la « Politique des grandes villes » avec pour objectif notamment de remédier au manque d’infrastructures sportives dans le quartier de Cureghem [11]. Or rien dans le PAD ne garantit la réalisation de ce type d’équipements malgré l’accroissement conséquent du nombre de logements annoncés. Il est vrai que les populations visées par ces politiques de revitalisation sont plus mobiles et choisissent rarement les infrastructures collectives des quartiers populaires où elles atterrissent, préférant les choisir en fonction de leur réputation ou de leur localisation sur les trajets entre le domicile et le travail, signe que la fameuse mixité sociale produit surtout des trajectoires qui ne se croisent pas [12].

L’ennemi devient le voisin alors que ce sont les carences des politiques menées qui mettent les habitants en concurrence sur des espaces restreints.

L’insécurité de l’existence

Souvent désigné comme un ghetto, Cureghem se caractérise pourtant par son hétérogénéité (plus de cent vingt nationalités). Par contre, il est vrai que la diversité de ces quartiers peut être un facteur explicatif des tensions sociales et des incidents qui s’y déclenchent, puisqu’elle met en contact et en compétition des populations qui se différencient fortement non pas tant sous l’angle ethnique ou culturel que sur le plan de leur trajectoire sociale (ascendante ou descendante, rapide ou bloquée), de leur mode d’appropriation de l’espace et des ressources collectives et de leur capacité de mobilisation. Le manque d’équipements collectifs dans le quartier, notamment d’espaces verts, peut devenir un facteur de tension. Ainsi, les dernières années, le parc de la Rosée a été surinvesti par les habitants et les derniers arrivés, la population syrienne, est montrée du doigt comme confisquant l’espace à son profit. L’ennemi devient le voisin alors que ce sont les carences des politiques menées qui mettent les habitants en concurrence sur des espaces restreints. On monte les populations migrantes les unes contre les autres, et les classes sociales les unes contre les autres, alors que si les besoins étaient rencontrés, elles ne chercheraient pas de bouc-émissaire.

Vouloir résoudre les problèmes sociaux en croyant les canaliser dans des formes urbaines sécuritaires est voué à l’échec en l’absence d’un questionnement plus profond sur ce qui est à l’origine des demandes de sécurité, souvent liées à l’insécurité de l’existence. Si les lieux ont véritablement changé et que les images de délabrement d’antan ont disparu, les conditions de vie de nombreux habitants restent « confinées ». En effet, dans ces quartiers, l’impression d’enfermement précède le confinement, qui n’a fait qu’accentuer un phénomène préexistant de ségrégation socio-spatiale. Cette dernière se caractérise par l’exiguïté et l’inconfort des habitations, la promiscuité liée à la densité de l’habitat, le manque d’espaces verts et publics au regard du nombre d’habitants ou encore le manque de ressources financières pour accéder à certaines aménités. En contraignant les habitants à rester chez eux et en limitant davantage encore l’accès à l’espace public, le confinement lié à la pandémie a encore renforcé la pénibilité des conditions de vie dans un espace déjà inadapté [13].

Pratiques policières en milieux confinés

Aux conditions matérielles qui rendent la vie dans ces quartiers difficile et peu attractive, il faut ajouter la surveillance policière et les contrôles fréquents auxquels est soumise la population [14]. Si la sécurité est devenue ces dernières décennies une modalité fondamentale de production de l’espace urbain contemporain, les pratiques policières, notamment au travers des contrôles d’identité, contribuent à configurer l’espace de vie [15].

Déjà en temps normal, les jeunes ressentent en particulier une difficulté à se mouvoir en dehors de leur quartier en raison de la méfiance qui pèse sur eux et de la stigmatisation. Voir aussi p. 8-9 Rappelons que c’est dans ce quartier que les deux policières récemment épinglées par une vidéo circulaient à bord de leur véhicule en tenant publiquement des propos foncièrement racistes tels que « Lemmens, tous des macaques ». Ils sont ainsi soumis à des formes d’assignation spatiale [16]. Celle-ci est fortement intériorisée, au point que certains jeunes ne sortent pas de leur quartier. Certains ne savent pas se rendre à la Bourse, située pourtant à quelques centaines de mètres du quartier [17].

Au sujet de la mobilisation des jeunes de Cureghem, un éducateur constate que les jeunes de la place Lemmens se sont peu mobilisés au moment du décès d’Adil contre les violences policières car Adil vivait selon eux dans un autre quartier : « On appelle cela Cureghem, mais Cureghem, ça n’existe pas pour nous. Il y a Lemmens, Clemenceau, Goujons, c’est beaucoup plus vaste que ça. Quand je te parlais de la mort d’Adil, les jeunes se sentaient concernés, mais Adil, il n’était pas de leur quartier, il est de là-bas. Tu as l’axe à Clemenceau, la rue devant l’Abattoir. Cet axe, c’est la frontière, c’est une frontière. » Il y a ainsi une forme de rétrécissement de l’espace du quartier dans leur représentation. Ils sont en outre contraints dans leur mobilité et dans leur présence au sein des espaces publics de leur quartier par les contrôles d’identité réguliers, qui rendent leur présence illégitime et problématique.

Avec le confinement, la présence policière et les dispositifs de dissuasion ont été renforcés. Les interventions ont été plus nombreuses dans certains quartiers que dans d’autres, ce qui renforce le vécu d’une surveillance policière sélective Voir aussi p. 10-11 . Selon l’enquête réalisée par la Ligue des droits humains, plus de 70 % des abus dénoncés dans le cadre de contrôles policiers durant le confinement ont eu lieu dans les quartiers du croissant pauvre de Bruxelles, dont 15 % à Cureghem [18].

Un contrôle sélectif qui suscite la peur

La comparaison des témoignages des jeunes des années 1990 et des jeunes d’aujourd’hui est frappante par la similarité des descriptions des interactions entre les jeunes et les policiers dans ces quartiers. Les contrôles au faciès et le profilage ethnique, la familiarité avec laquelle les jeunes sont abordés par les policiers, l’usage excessif de la force ou encore le manque de respect des droits civiques des jeunes sont quelques-unes des expériences vécues de façon régulière par ces jeunes. En une vingtaine d’années, les pratiques policières ne semblent pas avoir évolué. Les réactions politiques sont d’ailleurs assez faibles lorsqu’il s’agit de dénoncer ces violences.

Pourtant, les connaissances scientifiques sur ces quartiers sont désormais disponibles en grand nombre, notamment grâce aux financements régionaux. Elles attestent du contexte difficile dans lequel ces jeunes vivent et de leur rapport délicat à l’autorité et aux institutions sociales résultant de leur expérience scolaire, du racisme et du blocage de l’ascenseur social. Elles ont également démontré les effets délétères des démêlés avec la police sur leurs trajectoires. Cette inertie des pratiques et leur absence de prise en compte des besoins des habitants démontrent une stratégie qui construit une citoyenneté de second ordre. Si les émeutes affolent les médias, ceux-ci occultent la peur bien réelle que suscitent les pratiques policières chez les jeunes. Leurs rapports quotidiens aux forces de police sont en réalité remplis de crainte comme le rapporte ce témoignage d’un jeune du quartier : « Et quand on demande pourquoi on nous contrôle, on nous dit outrage. Nous, on demande juste le pourquoi. Soit, si tu parles, ils vont hausser le ton, soit tu ramasses. » Un autre jeune répond : « Ça on n’ose pas demander. » Ces rapports quotidiens et la lourdeur économique des amendes infligées pour des populations précarisées permettent de comprendre la rationalité de comportements de fuite à la vue des forces de l’ordre.

70 % des abus dénoncés dans le cadre de contrôles policiers durant le confinement ont eu lieu dans les quartiers du croissant pauvre de Bruxelles, dont 15 % à Cureghem.

Le leurre de la proximité

Lorsque les troubles et la colère traversent la vie de quartiers tels que Cureghem, ce sont les forces de police qui sont déployées en premier. Les élus se tiennent souvent à l’écart, ce qui confirme le déni dont ces jeunes font l’objet. Une telle réponse politique montre le gouffre entre la classe politique locale et la population. Même si l’échelon communal est censé être vecteur de proximité, les relations quotidiennes avec ces populations ont été déléguées de facto de longue date aux acteurs associatifs et à la police. L’accès aux élus est difficile pour ces populations, même au niveau communal. Accompagnées d’une rhétorique de valorisation du local, ces politiques publiques ciblant les quartiers n’ont pas construit ou restauré la proximité dans ces espaces locaux.

Il est possible que ces politiques publiques n’aient pas forcément été mises en œuvre avec des objectifs convergents ou très clairement définis mais leur commodité, par un opportunisme de situation, a justifié leur prolongation. Leur convergence s’est construite par la pratique, sans autre questionnement. Certaines prises de conscience se font toutefois jour aujourd’hui. Ainsi, dans son accord de majorité 2018-2024, la commune d’Anderlecht a prévu d’« éviter les contrôles d’identité intempestifs et de désigner un référent anti-discrimination au sein de la zone de police pour permettre à toute victime d’actes discriminatoires de porter plainte ». De telles mesures vont évidemment dans le bon sens mais semblent rester pour le moment à l’état de vœux pieux au vu des derniers événements et des prises de position publiques de la commune. Il est vrai que celleci est loin d’avoir tous les leviers du changement dans les mains et que la gouvernance de la police fédérale reste très défaillante. Les modes de fonctionnement de l’institution policière ne valorisent pas forcément la proximité dans l’attribution des postes et promotions. Le jeune Adil a trouvé la mort à la suite d’une intervention de deux agents du « koban Virtus », la police de proximité d’Anderlecht. Dans les faits, les effectifs de ces unités de police dites « de proximité » sont composés de policiers provinciaux attirés à Bruxelles par des primes. Or l’étude de Sarah Van Praet sur la sélectivité policière [19] montre qu’une bonne connaissance du quartier améliore les relations entre la police et les habitants. Par ailleurs, diverses études mettent en lumière que les formations de la police sur les matières sociales et les questions de discrimination ethnique ne sont pas mises en place ou se donnent face à des chaises vides [20].

Néanmoins, la commune dispose d’un certain nombre de leviers en matière d’aménagement du territoire. Or elle les utilise aujourd’hui, avec le soutien de la Région, essentiellement au profit de la revitalisation de ces quartiers populaires, et ce, au nom d’une mixité sociale non redistributive qui laisse sur le carreau de nombreux habitant·es dont une jeunesse stigmatisée avec une ligne d’horizon obstruée. Ils ont bien plus besoin d’un plan d’investissement dans les politiques sociales que d’une revitalisation de façade à coup de contrôles d’identité !


[1P. LE GALÈS, Le Retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences po, 2003

[2Sur cette évolution, lire M. SACCO, « Cureghem : de la démolition à la revitalisation », Brusselsstudies, n° 43, 25 octobre 2010.

[3A. PREGNOLATO, « Les rébellions à Cureghem. Une contestation des discriminations et des violences des forces de l’ordre », in La Mauvaise Herbe « Cureghem Criminelle », UPA, pp. 14-21.

[4C. DEBAILLEUL et P. DE KEERSMAECKER, Towards the panoptic city, 4cities Euromaster in urban studies, 2014, p. 60.

[5G. PINSON, « Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance dans les villes européennes », Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[6« Le bourgmestre d’Anderlecht condamne ceux qui ont attaqué les policiers : ’Ils sont venus pour casser’ », in Le Soir, 11 avril 2020.

[7On peut résumer la gentrification comme un processus d’éviction des classes populaires de certains quartiers des centres urbains faisant suite à des politiques publiques et privées de mixité sociale et de rénovation de ces quartiers.

[8A. GERMAIN et PH. ESTÈBE, « Présentation : Le territoire, instrument providentiel de l’État social », in Lien social et politiques-RIAC, 2004, n° 52, pp. 5-10.

[9Lire à ce sujet C. SCOHIER, « Le mirage des logements sociaux à Cureghem », mars 2017.

[10Voir le « Rapport sur les incidences environnementales du PAD Heyvaert », mai 2019, p. 105.

[11Voir le procès-verbal du conseil communal d’Anderlecht du 25 juin 2020.

[12Lire E. LENEL, « Vivre au milieu des voitures. Ressorts et tensions socio-spatiales d’une alliance de propriétaires pour un quartier habitable », in Uzance, vol. 4, 2015.

[13M. SACCO, « Pratiques policières et réactions communales », 15 mai 2020.

[14V. MATHIEU et al., Vers une image chiffrée de la délinquance enregistrée des jeunes en Région de Bruxelles-Capitale, 2015.

[15M. GERMES, « Sécurité et production de l’espace urbain », in Villes contestées, 2014, p. 200.

[16P. DEVLEESCHOUWER, « Attachement au local et ancrage territorial, un prisme trop restreint pour comprendre le rapport à la ville des jeunes bruxellois », in Bruxelles, ville mozaïque, PUB, 2015.

[17M. DE KOKER, « Venons-en aux faits. Historiettes de nos quartiers », Bruxelles, 2018.

[18« Abus policiers et confinement », in Rapport Police Watch 2020, p. 11.

[19S. VAN PRAET, « Identifier et affronter des problèmes et abus dans la sélectivité policière », INCC, juillet 2020, p. 61.

[20Lire notamment M. VANDEMEULEBROUCKE, « La formation contre les préjugés au sein de la police ? Juste un Dafalgan », in Alter Écho, novembre 2020, n° 488.