Rue Geleytsbeek : un très grand jardin en partage
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28 décembre 2020 • Cataline Sénéchal,
Damien Delaunois
Juin 2020. Une enquête publique consulte la population sur un projet de permis de lotir introduit par la société de promotion immobilière Tolefi qui souhaite construire, en intérieur d’îlot, huit maisons unifamiliales, une route privative et des parkings individuels. Facilitée par l’histoire du quartier et la sécurité individuelle des riverains, l’action collective contre ce projet de densification s’est déployée à la faveur d’une association mouvante, suffisamment ouverte à de nouveaux et nouvelles venus.es.
Située aux confins d’Uccle, à proximité du Lycée français, la rue est bordée de petites maisons de typologie ouvrière qui, jusque dans les années 80, ouvraient sur des jardins maraîchers, et même sur une vigne qui a été déplacée depuis sur le plateau Van Engeland. Aujourd’hui, les longues rangées de jardins, clôturés aux abords des maisons, s’ouvrent libres à l’arrière, dessinant une prairie terminée par un petit bois. « J’habite là depuis 1988… À l’époque, on était tranquille, derrière on appelait ça la forêt, les enfants en ont profité énormément » raconte Esther Bourrée, habitante de la rue. Deux semaines avant la commission de concertation, les voisins s’étaient réunis dans le jardin mitoyen du projet et ont décidé de s’emparer chacun d’une problématique, soit parce qu’ils ont déjà l’opportunité d’en être spécialistes, soit parce qu’elle les concerne ou les inquiète plus particulièrement. Il s’agissait de former une sorte de chœur des « requérants » qui, chacun depuis ses expériences particulières, ses préoccupations, construirait un discours commun. Lors de la commission de concertation du 15 juillet, Esther s’est notamment exprimée sur la situation hydrologique du terrain : « j’ai suivi cette suggestion : si vous ne connaissez pas bien un sujet, mais que vous vous doutez qu’un aménagement pose problème, il faut leur poser des questions, les pousser à répondre et ne pas leur assener des vérités peu étayées. C’est comme ça que je suis venue avec ma demande de réaliser une étude hydrologique. Parce que derrière cette question, poursuit-elle, nous, on sait qu’il y a de la flotte partout, nous, on sait qu’il y a des sources, que c’est un endroit réellement marécageux. Qu’il y a eu des inondations par le passé, des sacs de sable, chaussée de Saint-Job, les gens n’en pouvaient plus. On sait qu’avoir enlevé les arbres, ça n’a rien arrangé, que tout ce ruissellement, ça n’existait pas avant. Du coup, leur poser des questions, c’est une excellente suggestion, car si tu leur poses une question, ils sont obligés de répondre. »
D’autres, comme Jean-Pierre, voisin direct, se sont inquiétés des nuisances sonores et visuelles de la percée d’une route et des parkings, une autre a déploré la démolition de la maison à front de rue - abîmant l’ensemble de typologie ouvrière.
Esther tient à rappeler que le quartier n’en est pas à sa première lutte : « Je crois que je t’ai déjà raconté la genèse de cette histoire. À une époque, les terrains devaient être une sortie du ring, mais comme beaucoup d’habitants s’y sont opposés, qu’ils se sont mis ensemble et ont déposé recours sur recours, finalement, la sortie de ring s’est faite ailleurs ». La parcelle à lotir est passée entre les mains du promoteur actuel qui, au départ, « voulait construire une maison pour chacun de ses enfants - il en a quatre. Il a incité plusieurs voisins à construire également et cherchait à acheter des bouts de jardins. » D’ailleurs, les voisins suspectent que ces premières maisons soient un cheval de Troie d’une densification à venir sur tout le terrain, car, de guerre lasse, les propriétaires viendraient à lui céder des bouts de jardins. « Jusqu’à présent, on avait fait l’autruche… Puis nous avons vu des affiches rouges s’installer devant le 212 pour son permis de lotir ». Les voisins s’échangent des SMS, passent d’une maison à l’autre : « c’est Anne, la première, qui a alerté tout le monde. » Nous habitons tous dans le quartier depuis longtemps. Je les connais depuis que j’ai 20 ans. On a fait des fêtes, des anniversaires. On a même un groupe qui s’appelle « Ta Geleytsbeek » (à lire à voix haute, juste pour rire) et au Nouvel An, on fait une caisse commune et on fait la fête. Dans le temps, toutes les portes étaient ouvertes. On était un peu les babacools du quartier. Et sur le terrain, il n’y avait aucune barrière, tout était ouvert ».
Le promoteur doit également se frotter à des habitants déjà organisés informellement et qui ont de nombreuses connaissances et savoir-faire à mettre en commun : « Oui, on a une voisine avocate, le fils de Martine est graphiste et nous a fait une super affiche. J’ai des anciens collègues qui connaissent bien les mots de l’administration et nous ont aidés à les comprendre. L’un d’eux a remis un avis, même s’il n’habite pas tout près. Moi, j’ai mon classeur, et j’ai tout rassemblé ! Je suis un peu la documentaliste de l’histoire. Sasha est photographe amateur, il nous a envoyé plein de photos anciennes de la rue. Avec sa femme, Christiane, ils sont arrivés là en 1977… elle, avec ses connaissances des insectes, elle qui passe, depuis cinquante ans, sa journée le nez au sol pour les répertorier. Nicolas a créé une mailing-list. La pétition, je pense que c’est Fabienne, une autre voisine, qui l’a lancée. Il y a aussi la dame climatologue, qui habite dans les immeubles, et Louise, qui a un doctorat en protection de l’environnement. Et puis, une autre qui s’inquiète vraiment pour la valeur de son logement - il faut dire que c’est tout ce qu’elle a ! Chacun a apporté quelque chose… et tout ça rapidement, en un mois à peine et ce qui nous a étonné et fait plaisir, ce sont tous les gens des immeubles voisins qui nous ont rejoints. On ne les attendait pas…Et ils nous soutiennent. »
« La commission a remis un avis négatif ! », se réjouit Esther. Mais elle se doute bien que ce n’est que le premier round d’un combat de longue haleine et compte créer un comité d’habitants : « Oui, avant, on ne voulait pas trop formaliser. Mais on se lance ! L’adresse e-mail est déjà prête !. Moi, poursuit Esther, je me sens petite. Je voudrais savoir comment rebondir ensemble, comment faire fructifier notre première victoire, comment en faire un tremplin pour avancer ! Ensemble, nous sommes plus forts. Moi, j’ai toujours un peu de l’âme du Don Quichotte. J’aime bien encourager les autres car ça m’encourage aussi. Je me sens vivre lorsque je soutiens une juste cause. J’aime lorsqu’on se sent forts tous ensemble, quelle que soit l’issue de notre engagement. C’est très valorisant pour chacun d’entre nous. Avec le confinement, il y a eu un peu de solitude, de vide. Et je sais que si ce projet se réalise, notre vie va être un enfer. Les dernières années de ma vie d’ailleurs. Il y aura les grues d’abord, le boucan, les machines. On va vivre un enfer dans cet endroit qui pendant plus de 40 ans a été notre paradis. »
Chaque semaine, plusieurs dizaines de projets immobiliers sont soumis à enquête publique. Inter-Environnement Bruxelles en suit quelques-uns, ceux qui tendent à modifier grandement la qualité de vie actuelle des riverains ou des Bruxellois... Dans le meilleur des cas, nous ne ferons que soutenir des groupes déjà organisés, dans d’autres, nous répondrons à l’appel de quelques-uns, qui tentent de réunir des riverains avec eux. Souvent, nous avons remarqué que l’action collective est facilitée par une sécurité individuelle (sociale, financière, environnementale) suffisante pour s’inquiéter du devenir de leur quartier.
Dans le cas de la rue Geleytsbeek, il semble que ces conditions sont rencontrées : autour d’un noyau composé de voisins/voisines qui partagent un objectif commun, une histoire affective, se greffent d’autres personnes, moins connues des premières. Par ailleurs, la plupart ont une bonne stabilité financière, des formations, des spécialisations professionnelles pointues et qui peuvent être utiles à l’association... Et, la plupart étant propriétaires, elles ont une facilité à s’attacher à un espace public à très long terme. Chacun, chacune semble avoir trouvé sa place et une forme de reconnaissance, ce qui est une autre clé pour prendre part et contribuer.
D’autre part, souvent, lorsqu’il s’agit de gros enjeux, les promoteurs introduisent leurs projets de nombreuses fois - pour les habitants qui s’y opposent, cela augure une longue lutte. L’une des clés pour s’assurer d’une association sur le long terme est d’accepter que celle-ci soit mouvante, relativement ouverte et souple pour accueillir les nouveaux venus et laisser partir et revenir les suivants.
Les habitants de la rue Geleytsbeek se sont mobilisés, avec succès, contre un permis de lotir, une mobilisation « éclair », facilitée par des liens préexistants et une mise en commun de savoir-faire, des ressources et de l’information. Les riverains partageaient un même objectif : bloquer ou limiter la densification d’un jardin dont ils bénéficient tous puisqu’en partie non clôturé, offrant une vue dégagée et champêtre aux habitants des immeubles voisins. Sa terre perméable, arborée, herbeuse est aussi un refuge pour les animaux et une garantie de fraîcheur, de la circulation de l’air, de l’eau, ce qui répond aux préoccupations écologiques partagées par nombre d’entre eux.