Être une femme et se réapproprier l’espace public

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2 décembre 2020 • Cataline Sénéchal, Roxane Chinikar

« Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n’y est pas ! Si le loup y était, il nous mangerait… » La comptine est chantée par des générations de petites filles et de petits garçons. Il n’empêche, cette chanson « du jeu qui fait peur » prendra une autre dimension que l’on soit Petit Poucet ou Petit Chaperon rouge. Rural par là, urbain par ici, l’espace public est-il adapté à diminuer le sentiment d’insécurité des citadines ? Que faudrait-il pour le rendre plus accessible aux femmes et aux usages qu’elles en font ? Nous avons rencontré Roxanne Chinikar de l’association Garance pour tenter de répondre à ces questions.

Depuis 2010, l’association travaille ces questions en organisant, notamment, des marches exploratoires dans plusieurs quartiers bruxellois. Une des chargée du projet, Roxanne Chinikar tient d’abord à rappeler que « les violences qui portent atteinte à l’intégrité physique ont généralement lieu dans l’espace privé de la part de personnes que l’on connaît ». Mais elle ajoute que « le sentiment d’insécurité dans l’espace public n’en est pas moins réel ». Ce sentiment fait souvent « office de dénominateur commun aux femmes qui participent à ces marches. Il est lié à la peur d’être agressée ».

Roxanne Chinikar précise qu’il y a « des éléments liés aux violences masculines qui expliquent ce sentiment, mais qu’il est aussi à comprendre dans l’histoire plus globale de l’exclusion des femmes des espaces publics ». En effet, l’Occident contemporain n’a que très peu entrouvert l’espace public urbain aux femmes. Lorsque le grand Bruxelles s’urbanise fortement, leur place traditionnelle reste à la maison. Leurs déplacements auront trait au soin de la famille, a fortiori dans la bourgeoisie du XIXe et la première partie du XXe siècle. Du tracé des rues à l’organisation et au revêtement des trottoirs, de la localisation des parcs et des places, tout a été dessiné par des hommes. En effet, l’accession des femmes à ces postes et métiers est toute récente et, à certains niveaux de décision, demeure encore timide. Toutefois, les politiques d’aménagements intègrent désormais la volonté de rendre l’espace plus égalitaire, ce que salue Roxanne Chinikar : « La loi de Gender mainstreaming (12 janvier 2007) intègre le genre dans toutes les politiques publiques ». Toutefois, elle temporise « mais cela ne se traduit pas forcément sur le terrain. C’est un levier qui peut être utilisé par les associations qui travaillent sur les violences faites aux femmes. Mais un aménagement des espaces urbains qui lutte contre les inégalités et les violences que subissent les femmes est surtout fort dépendant de la mobilisation du mouvement féministe, des habitantes et des usagères des espaces. »

Du tracé des rues à l’organisation et au revêtement des trottoirs, de la localisation des parcs et des places, tout a été dessiné par des hommes.

Déconstruire l’insécurité

Ce constat fait, Garance poursuit l’organisation de marches exploratoires féministes. Concrètement, elles se déclinent en « trois aspects », explique Roxanne Chinikar : « une réappropriation collective d’un espace, une prise de conscience de la manière dont on l’occupe en vérifiant qu’il soit adapté à ses besoins et si ce n’est pas le cas, la formulation de propositions ou de revendications pour qu’il le devienne ».

Concernant l’appropriation collective, l’animatrice précise : « lors d’une marche, on peut se rendre compte qu’il y a une rue ou un lieu qu’on évite en permanence. Si on emprunte cet espace avec tout le groupe en marche exploratoire, on remarque que cela permet parfois plus facilement d’y revenir. Par exemple, je pense à un groupe de femmes qui suivait une activité dans un bâtiment dont la sortie donnait directement sur un mur. En prenant sur la droite, on tombe sur une rue très fréquentée, mais si on va à gauche, on débouche sur une ruelle qui longe le bâtiment. Plusieurs participantes se sont rendues compte qu’elles n’avaient jamais pris la ruelle de gauche, qui, pourtant, forme un raccourci. En empruntant la ruelle toutes ensemble, la force du groupe a permis de la découvrir, de déconstruire des insécurités, d’apercevoir ce qu’il y avait audelà du mur. Investir l’espace c’est déjà agir sur lui. »

Agir sur les aménagements et les usages

En plus de l’intérêt d’une réappropriation immédiate et collective de l’espace public, Garance cherche à soutenir « l’expertise des femmes ». Ici, elle évoque d’autres murs à franchir, plus institutionnels, cette fois : « Garance fait le constat que les calendriers des réaménagements sont compressés, que la possibilité de faire la ville avec les femmes et les filles est inexistante pour le moment. L’idée de la participation citoyenne dans une perspective du droit à la ville n’est pas présente. On doit donc pousser à ce que des dispositifs puissent vraiment permettre une participation effective. On ne peut pas dessiner un espace public qui permette de prevenir les violences faites aux femmes, qui ouvrent sur une accessibilité et une égalité dans les faits avec des projets ponctuels sur quelques mois ». Ce n’est pas possible. ».

D’autres recherches sont menées en parallèle, comme celle de Marie Gilow et Pierre Lannoy [1] qui relèvent « quatre types de configurations urbaines génératrices d’inconfort et d’insécurités féminines : le couloir, le labyrinthe, la ruelle et le désert. » Ils précisent, et ceci n’est pas forcément propre au genre, que la gêne provient aussi de ce que nos sens, en particulier la vue, l’ouïe et l’odorat, sont agressés ou perturbés. Qui, de fait, n’a pas senti monter une forme d’inquiétude à parcourir un tunnel au néon clignotant et aux murs parfumés par l’urine ? Qui, dans un couloir de métro, n’a pas éprouvé du stress à entendre des pas claquer sur le sol derrière soi ? Qui n’aurait pas apprécié apercevoir le bout de la ruelle avant de l’emprunter ? Et qui ne s’est pas dit que marcher dans un quartier de bureau le dimanche ou en soirée est une expérience très désagréable à ne plus répéter ? Mais ici, encore, la question est plus sensible selon que l’on ait été élevée comme un Petit Chaperon Rouge ou un Petit Poucet.

Les autres enseignements sont plutôt orientés d’après les usages de la ville qui se répartissent différemment selon le genre. Ainsi, les femmes sont encore majoritairement chargées des soins à la famille. Plus que les hommes, elles restent en majeure partie responsables des courses, d’amener les enfants à l’école, aux activités extrascolaires, à des rendez-vous médicaux. L’utilisation de la poussette leur est donc généralement réservée et elles affrontent des problèmes similaires aux personnes à mobilité réduite : dénivelé des trottoirs/route, largeur insuffisante, encombrement dû aux terrasses, accès malaisé aux transports en commun [2].

Au-delà de la question des usages, les constats des marcheuses soulignent bien entendu la disparité des équipements. Elles soulignent, à titre d’exemple, les infrastructures sportives des parcs trop souvent orientées vers des activités plus régulièrement pratiquées par les jeunes garçons… Les infrastructures sanitaires, marquées par l’absence de toilettes publiques mixtes, contraignant les femmes à pousser la porte des établissements Horeca pour avoir la possibilité d’y uriner contre paiement d’une consommation.

Les femmes restent en majeure partie responsables des courses, d’amener les enfants à l’école, aux activités extrascolaires, à des rendez-vous médicaux. L’utilisation de la poussette leur est donc généralement réservée et elles affrontent des problèmes similaires aux personnes à mobilité réduite.

Les marches permettent une réappropriation collective d’un espace, une prise de conscience de la manière dont on l’occupe en vérifiant qu’il soit adapté à ses besoins et, si ce n’est pas le cas, la formulation de propositions ou de revendications pour qu’il le devienne.

En conclusion, l’accessibilité des femmes à l’espace public peut se lire sous le prisme de la perception – le sentiment de confort ou d’insécurité. Mais comme le rapportent les marches et les études publiées par notamment Garance asbl, le sentiment d’insécurité provient de sources multiples. Au côté des manquements dans la configuration de l’espace public, les défauts d’accessibilité peuvent être analysés dans une perspective dite intersectionnelle. La ville reste encore inéquitable pour tous et toutes, mais elle le sera d’autant plus que l’on soit, par exemple, une femme pauvre, racisée, moins valide, moins éduquée, sans abri… Cet angle de vue ne cherche pas à hiérarchiser les oppressions, mais plutôt à rappeler que les usages marginalisés ne sont pas suffisamment pris en compte dans les aménagements de l’espace public.

Cataline Sénéchal, Inter-Environnement Bruxelles, d’après un entretien avec Roxanne Chinikar, Garance asbl.


[1Gilow Marie, Lannoy Pierre. « L’anxiété urbaine et ses espaces. Expériences de femmes bruxelloises » in Les Annales de la recherche urbaine, N° 112, 2017. Le genre urbain, pp. 36-47.

[2Une étude récente de Provelo intitulée « Être femme et cycliste dans les rues de Bruxelles » indique d’ailleurs que le transport d’enfants est, après la distance, l’un des principaux freins à la pratique du vélo en ville.