Dehors les créatifs ? Industries culturelles et créatives à Molenbeek

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22 janvier 2019 • Louise de Morati

Depuis plusieurs années, des lieux d’activités « créatives » et « branchées » se développent de l’autre côté du canal… à Molenbeek ! Gentrifieurs ? Artistes sans le sou ? Nombreux sont ceux qui critiquent l’installation de ces nouvelles galeries, centres de créations, co-workings, etc. Ces acteurs seraient en effet responsables de la gentrification, via un processus que les géographes et sociologues appellent « la revalorisation symbolique » [1].

Serait-ce la raison pour laquelle les pouvoirs locaux semblent si souriants à leur arrivée ? Le sont-ils ? Comment ces entrepreneurs créatifs lisent-ils leur installation dans le quartier ? Sont-ils conscients des reproches qui leur sont faits ? Et finalement quelle relation entretiennent-ils avec le quartier ?

Avec près de 100 000 habitants, Molenbeek-Saint-Jean est la quatrième commune bruxelloise en terme de population. Après avoir connu un essor industriel au cours du XIXe siècle, Molenbeek sera frappée de plein fouet par la crise financière et économique des années 70. Aujourd’hui encore, le chômage y est particulièrement important, en particulier chez les plus jeunes. Une part importante de la population est issue de l’immigration : entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début des années 70, plusieurs vagues d’immigration (d’abord en provenance d’Italie, ensuite du Maghreb) s’y succéderont, dans le but de faire face aux besoins des industries locales. Parmi la population non-belge de la commune, la nationalité marocaine est de loin la plus représentée.

Industries culturelles et créatives

Nous avons choisi de ne pas communiquer ici le nom des organisations. Il ne s’agit pas en effet de pointer des personnes ni même des activités, mais un type d’activité. Ont ainsi été interviewés : la gérante d’un café/espace d’exposition/ espace de coworking situé au bord du Canal ; le président d’une association de plasticiens et d’organisation d’évènements artistiques occupant un entrepôt réhabilité par leurs soins (Alexandre, ils ont depuis déménagé de l’autre côté du canal) ; le coordinateur d’un espace de coworking regroupant une cinquantaine d’ateliers d’artistes et de bureaux de création graphique (Mathieu) ; le programmateur d’une salle de concerts flamande (Ulysse) ; un chargé de projet d’un centre de création artistique axé sur les technologies numériques (Lucas) ; un plasticien effectuant une résidence dans ce même centre (Samuel). S’ils occupent des positions variables au sein de leurs structures et ont des parcours personnels et professionnels différents, ils ont néanmoins en commun la possession de capitaux culturels et sociaux importants. Tous, sans exception, ont suivi des études supérieures de type universitaire, d’au moins cinq ans, dans des domaines divers (droit, journalisme, sciences politiques, physique, communication) et ont souvent cumulé plusieurs formations.

Le soutien informel des pouvoirs publics

Les sources de financement des organisations au sein desquelles travaillent les acteurs rencontrés sont de diverses natures : financement par une asbl ou une coopérative, autofinancement, crowdfunding, soutien d’Atrium, soutiens structurels communautaires, ou encore fonds FEDER.

Voilà pour les soutiens connus et reconnus, mais qu’en est-il de la dimension locale de ce soutien ? Et particulièrement des aspects informels et non financiers ? Ces aspects sont intéressants à étudier particulièrement parce qu’ils peuvent être considérés comme témoins de la bienveillance de la commune à l’égard des nouvelles offres culturelles s’implantant sur le territoire, les finances de Molenbeek ne lui permettant pas d’apporter une aide autre que symbolique...

Françoise Schepmans (bourgmestre de Molenbeek sur la mandature 2012-2018) a notamment communiqué [2] sur sa volonté d’ouvrir la commune, et de « décloisonner les quartiers », afin que les jeunes soient « confrontés à d’autres personnes ». Cette volonté d’instaurer une « diversité sociale et culturelle » se lit dans la mise en place d’activités attractives non seulement pour le quartier mais surtout pour un public extérieur de manière explicite, elle s’exprime dans l’agenda culturel molenbeekois : « j’invite tous les Molenbeekois et davantage encore les non-Molenbeekois à les découvrir et je l’espère, les apprécier ». Dans la mesure de ses moyens, la commune tente donc de « s’ouvrir », de rendre Molenbeek attractive à une catégorie de population, y compris dans sa politique résidentielle : « Il faut que la politique du logement soit orientée vers cette mixité. Attirer via une politique de logements conventionnés des personnes au revenu plus élevé ou des jeunes non-Molenbeekois, permettrait de répondre à ce problème. »

Dans cette perspective, il est donc intéressant d’interroger la réception, au niveau du pouvoir local, des trois projets les plus récents parmi ceux étudiés : le café, les ateliers d’artistes, l’association de plasticiens. Tous ont mentionné l’accueil chaleureux dont ils avaient été l’objet. Mathieu, porteur du projet des ateliers d’artistes, explique par exemple que contrairement à son expérience à Saint-Gilles, « la proximité par rapport au politique et aux pouvoirs publics est complètement différente […]. Il y a vraiment beaucoup plus de chaleur ». Les pouvoirs publics sont « hyper friands de recevoir des projets comme nous ici à Molenbeek ». Dès son installation, la bourgmestre fait les démarches pour rencontrer Mathieu, après que le président de la Maison des cultures et de la cohésion sociale est venu le voir et l’a « mis en contact avec des gens de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui [l’a] mis en contact avec des gens de la commune ».

Une fois ces individus attirés, les entreprises à haute valeur ajoutée viendraient presque naturellement s’installer dans les villes, entamant un cercle vertueux.

Sarah me signale que lorsqu’elle a fait la demande de permis d’urbanisme simplifié afin d’initier les travaux au café, Mme Schepmans, après lui avoir dit que c’était « un très bon projet », lui a dit qu’il fallait « faire en sorte que ça aille plus vite ». La commune et l’échevin du tourisme auraient été « hyper réacti[fs] ». Différents échevins et personnel communal viennent régulièrement en tant que clients habitués (elle appelle l’échevin du logement par son prénom), ce qui permet à Sarah d’avoir vent de différents projets – elle m’explique par exemple qu’on l’a mise en contact avec une serre où elle pourrait éventuellement récolter des légumes.

Quant à Alexandre, fondateur de l’association des plasticiens, il m’a également raconté l’accueil positif de la bourgmestre, mais aussi l’indulgence de la police locale concernant le tapage nocturne dont les riverains s’étaient plaints : le commissaire leur aurait rendu visite et « picolé du rouge », leur laissant par la suite son numéro de Gsm – anecdote également relatée par Mathieu qui dit que les policiers venus leur demander de baisser le son ont par ailleurs signalé que la bourgmestre leur avait dit « de ne pas trop [les] ennuyer ».

Industries culturelles et créatives

Selon la définition de la commission européenne ESSnet Culture (2012), les industries culturelles et créatives recouvrent : « tous les secteurs dont les activités sont basées sur des valeurs culturelles et/ou artistiques et autres créations artistiques, que ces activités soient marchandes ou non marchandes, quel que soit le type de structure, et quelque soit son mode de financement. Ces activités incluent le développement, la création, la production, la dissémination et la préservation des biens et services qui incarnent des expressions culturelles, artistiques ou créatives, ainsi que des fonctions liées telles que l’éducation ou le management. Les secteurs culturels et créatifs recouvrent entre autres l’architecture, les archives, les bibliothèques et musées, les métiers d’art, le cinéma, la télévision, les jeux vidéo, le multimedia, le patrimoine culturel matériel et immatériel, le design, les festivals, la musique, la littérature, les arts de la scène, l’édition, la radio et les arts visuels. »

L’Unesco quant à elle conseille les décideurs de façon limpide : « Le champ que vous choisirez de couvrir dépendra de vos préférences et celles des acteurs concernés, de votre contexte particulier mais aussi du potentiel avéré de création de richesse et d’emploi. Ainsi la première question à laquelle il faut répondre dans l’élaboration et la formulation des politiques d’appui aux industries culturelles et créatives concerne le choix des secteurs d’activités sur lesquels vous souhaitez intervenir. » [3]

Il serait donc vain de s’atteler à définir et circonscrire ce qui relève ou non de l’industrie culturelle et créative, car il s’agit bien plus en soi d’un outil politique que d’un objet opérant (par exemple pour la recherche en science humaine). Cependant, on peut s’en saisir, dans la mesure où les pouvoirs publics portent un regard similaire sur de nombreuses organisations (notamment celles décrites dans cet article), malgré leur forme hétérogène.

Le soutien aux activités créatives a été popularisé par la théorie de la ville créative de Richard Florida. Selon ce dernier, pour tirer son épingle du jeu dans la compétition régionale et urbaine, les villes auraient intérêt à attirer la « classe créative » (qui ressemble à la « classe moyenne intellectuelle et artistique »). Une fois ces individus attirés, les entreprises à haute valeur ajoutée viendraient presque naturellement s’installer dans les villes, entamant un cercle vertueux. [4]

Altérité culturelle, distance sociale, des liens ambigus avec le quartier

Quelles que soient les raisons qui ont amené ces entreprises à s’installer le long du canal, aucune des personnes rencontrées n’était originaire de la commune de Molenbeek. Quel rapport entretiennent-ils·elles avec ce quartier populaire, dense, et finalement assez résidentiel ?

Plusieurs éléments considérés comme caractéristiques de la culture musulmane reviennent de manière récurrente lorsqu’il s’agit de décrire les différences observées et vécues comme un décalage, celui-ci étant mis en récit de manière parfois quasi exotique. Mathieu raconte par exemple comment une artiste identifie un rassemblement de femmes voilées comme une performance artistique : « […] il y avait 200, 250 femmes voilées, dans la cour et il y a une artiste qui arrive, qui vient dans mon bureau et qui me dit, c’est une performance ? Il y a une performance vidéo ? Ça prouve le décalage entre les occupants et les gens du quartier. » (Mathieu).

Pour Alexandre, Molenbeek c’est même « un autre monde » : « Franchement, tu te fais la rue de Ribaucourt, t’arrives jusqu’à l’église chelou là, on dirait qu’elle a un minaret, de grandes tours. Et j’ai l’impression d’être dans la médina place du Petit Socco quoi. […] Et c’est chaleureux et jovial hein, mais c’est un autre putain de monde quoi ! »

Plusieurs fois évoquée également, une non-consommation d’alcool à laquelle on préférerait le thé à la menthe. « Y a vraiment énormément de gens qui sont réfractaires, quand ils sont de confession musulmane, à venir dans un endroit où on sert de l’alcool » (Mathieu). Le rejet de l’alcool est respecté mais incompris, génère un malaise auprès de certains interviewés.

La pudeur est également relevée comme un comportement remarquable : « Donc cette fois-ci, je suis venu les trouver dans la rue et je leur ai dit vous pouvez venir voir. Et quand ils passaient devant les peintures de nus, ils se cachaient les yeux. Et c’est vraiment, aussi, pour moi, là… quand c’est des simples réactions comme ça, on se rend compte qu’il y a un fossé énorme entre les gens ici et nos projets. » (Mathieu).

Il ne s’agit pas pour les interviewés de formellement réprouver ces conduites, mais plutôt, en exposant leur malaise ou leur sentiment de décalage, de mettre en exergue le caractère déviant de pratiques inhabituelles en relation avec une norme belgo-belge : le fait de ne pas boire d’alcool par exemple, apparaît comme déviant parce que lié à l’image d’une pratique radicale de la religion.

Ici, l’altérité se consacre dans la différence culturelle qui inhibe partiellement la distance de classe [5] : si la pauvreté des habitants est relevée et fait aussi partie du discours sur le quartier, les expériences individuelles de décalage relatées font référence le plus souvent aux pratiques religieuses.

Ce caractère d’exotisme qui colore l’expérience sociale entre les travailleurs et les habitants, et l’occultation des « différences d’appartenance sociale entre personnes issues de vagues d’immigration différentes » [6] permettrait aussi d’unifier ces derniers dans un bloc homogène « le quartier », « les habitants du quartier », « ces gens-là », masse aux mœurs et pratiques radicalement différentes d’un nous belge : « Y a quand même une différence de menta… de culture, de façon de voir les choses et de façon de vivre entre les deux communautés » (Mathieu).

À noter que deux des personnes interrogées se positionnent explicitement contre cette perspective, Sarah notamment, qui lors de notre rencontre reviendra de nombreuses fois sur l’hétérogénéité de Molenbeek : « Bah déjà, ce que je trouve c’est que Molenbeek c’est immense. Du château de Karre[veld], là-bas tu peux être à Uccle tu vois, […] et puis t’as Molenbeek vers Gare de l’Ouest et puis le long du Canal… et oui, t’as des populations complètement différentes », et de regretter la stigmatisation des médias.

La facette culturelle de l’altérité se double de la distance sociale. Là où la différence culturelle peut-être source de malaise individuel, la distance sociale (qui fait référence au manque de moyens pécuniaires et au chômage des gens du quartier, en comparaison de leur propre situation ou celle de leur public) est plus souvent constatée qu’éprouvée. Tous les interviewés relèvent la pauvreté du « quartier » et de ses habitants.

Pour Mathieu, cette distance peut être une source de malaise pour les riverains, lesquels subissent la démonstration des visiteurs mieux lotis : « Je pense que des projets comme le nôtre ne font que montrer… allez, ne font que montrer aux gens du quartier encore une plus grande différence, un plus grand écart. Ils voient des gens arriver d’Ixelles ici, quand on a une expo d’art contemporain, qu’il y a des gens qui arrivent avec des grosses BMW, avec leur chauffeur, et des choses comme ça, je pense que ça ne fait que montrer, encore un peu plus l’inégalité qu’il y a. »

« Je suis content que ce soit quelqu’un comme vous qui ait repris ça »

Cette distance sociale est également ressentie par les habitants de longue date comme le relate un échange avec un chauffeur de taxi molenbeekois et Sarah, à qui elle explique les activités du café : « ‘Je suis content que ce soit quelqu’un comme vous qui ait repris ça’. Je dis ‘ça veut dire quoi ?’. Il dit ‘bah, pas quelqu’un d’étranger, tu vois […], ce serait un bar à chichah…’. Tout de suite tu sentais… alors que le mec est d’origine marocaine, tu vois. Juste il me dit ‘avec tout ce qu’il se passe à Molenbeek, c’est important qu’il y ait des gens comme vous qui reprennent les trucs, pour pas que ce soit stigmatisé et qu’on soit encore une fois salis, […] j’en peux plus, de ce racisme en permanence, et du coup j’aime bien qu’il y ait des gens comme toi, un peu… qui lance ces trucs-là’. […] Alors qu’il est beaucoup plus bruxellois que moi, je viens de France… ».

Ces propos peuvent se lire en écho du concept de violence symbolique développé par Bourdieu et Passeron (1970) [7], c’est à dire l’intériorisation par les dominés de leur position sociale, la reconnaissance et la légitimation de cette position, qui permet donc à la structure sociale inégalitaire de se reproduire avec l’assentiment des dominés. Ici, le chauffeur de taxi ne rejette pas le stigmate mais l’a intériorisé au point de le reproduire lui-même, en préférant dans une forme de défaitisme que d’autres que lui, « des gens comme vous » investissent le quartier afin de le réhabiliter.

Mathieu rapporte une anecdote semblable : « Il y a toujours une bande de jeunes ici, ils vendent de l’herbe, ils font rien de mal, c’est un peu de la petite délinquance. Ils protègent plus le quartier qu’autre chose j’ai l’impression. Et quand ils ont vu qu’il y avait un évènement ils sont venus, un attroupement, à 25, 30, devant l’entrée. L’entrée était rue du Chœur à l’époque. Les gens du milieu de l’art contemporain qui étaient là me disent : ‘Oulala, il y a des jeunes’ et tout ça, je sors, je dis ‘Bonjour, vous allez bien ? Vous pouvez rentrer, sachez que quand il y a un événement, vous serez toujours les bienvenus ici. Ça peut vous intéresser, c’est de l’art de la rue’.

‘Ah non, non’, ils ont dit ‘Ah c’est super gentil de nous inviter, on est contents, mais on ne rentrera pas parce que c’est pas notre place, on considère qu’une expo comme ça n’est pas notre place, qu’on n’est pas… qu’on ne se sent pas à l’aise par rapport à cette culture, et les gens qui sont là, on ne se sent vraiment pas à l’aise’ ».

Valorisation de la mixité sociale et du multiculturalisme

Si les pratiques des habitants du quartier paraissent à certains quelque peu opaques et s’ils ne l’envisagent pas comme un horizon aisé à atteindre, les répondants sont cependant unanimes sur la plus-value qu’apporterait la « rencontre avec l’autre ». On retrouve ici un positionnement proche de celui décrit dans la littérature sur les « gentrifieurs » : classe moyenne ou petite bourgeoisie intellectuelle à fort capital culturel, pour lesquels évoluer dans un environnement multiculturel est enrichissant. La mixité sociale, souvent explicitée comme de la multiculturalité, est, comme le rappelle Lenel, un idéal politique qui renvoie « à une réalité à promouvoir plutôt qu’à une réalité existante » [8] : « la multiculturalité, c’est hyper important » (Mathieu) ; « En fait c’est beau ! C’est une très belle idée. C’est comme pour moi l’amour éternel tu vois. C’est magnifique ces idées-là. Mais dans la pratique, est-ce que ça existe ? » (Sarah).

Le contact avec l’autre différent de soi culturellement et socialement est donc appréhendé de manière positive. Pour Mathieu, elle apparaît comme une plus-value potentielle à apporter aux participants : « […] je pense que si on arrive à impliquer – et là on est en train de travailler dessus – si on arrive à impliquer les gens du quartier dans le projet, ça peut être une ouverture culturelle pour les occupants. C’est hyper important pour nous de donner l’opportunité aux occupants de rencontrer différents types de cultures. J’avais monté un projet avec la BAF, avec des artistes handicapés. […] Au début ils avaient très peur, ils étaient très froids par rapport à ça et à la fin ils se sont rendus compte qu’ils avaient appris énormément. Et ici je pense qu’on peut arriver à enrichir la culture des occupants par l’interaction avec les gens du quartier. »

La « mixité » c’est aussi, pour certains interviewés, l’installation à Molenbeek de ces projets qui drainent une population plus aisée et qui serait, pour les habitants « assez craintifs », une possibilité de « s’ouvrir », de sortir d’un « ghetto » culturel et social : « Pour un peu ouvrir le quartier, pour que les gens du quartier voient aussi, pas seulement des gens d’ici mais qu’ils voient aussi des gens d’en dehors de Molenbeek, pour un peu voir que c’est pas, que y a des gens différents et comme ça c’est plus facile aussi pour un peu changer leurs valeurs ou s’ouvrir un peu aux autres gens, vice-versa je crois » (Ulysse).

C’est donc « un échange de valeurs, et que les gens ils se mettent en contact avec des gens qu’ils ne connaissent pas » (Mathieu), une interaction dont les deux parties ont à gagner. Pour Mathieu, c’est aussi un moyen pour une population au chômage de gagner, au contact de ces nouveaux voisins plus actifs, une envie d’être plus actif. Ce dernier, Ulysse et Alexandre soulignent aussi l’avantage d’amener un public aisé qui consomme dans les commerces du quartier et favorise ainsi le développement économique local.

Dans les travaux français, notamment de Clerval et Bacqué [9], mais plus généralement lorsqu’il est question de cohabitation résidentielle, les nouveaux arrivants de la classe moyenne intellectuelle mettent en place de multiples portes de sortie et d’évitement.

Ceci permet de négocier la promiscuité avec leurs voisins et se préserver de l’éventuel déclassement qui pourrait en résulter. Dans le cas de nos enquêtés, l’enjeu de déclassement est absent puisque les personnes interrogées ne sont pas investies personnellement dans le quartier – sauf un, ils n’y habitent pas, leur rapport au quartier est médiatisé par leur activité professionnelle –, ce qui leur permet d’autant mieux de maintenir une position de valorisation et de recherche de l’échange avec les riverains. Il leur est donc possible de rester bienveillant, contrairement à ce qui est décrit dans les travaux de Bacqué sur les HLM notamment, où la crainte du déclassement fait regarder l’autre comme une menace.

Si les enquêtés font preuve de bienveillance envers les gens du quartier, les propos tenus au sujet des goûts et pratiques culturelles supposés ou observés des Molenbeekois trahissent chez certains des représentations hiérarchisées. L’offre en termes de consommation alimentaire, par exemple, est perçue comme étant « de petits trucs, assez ressemblants en fait » (Ulysse), beaucoup de snacks, de pizzas, de sandwichs. Dans le café, par contre, « C’est que du bio, ouais majoritairement, […] enfin on essaye que tous nos produits soient labellisés autant que possible. [La viande] n’est pas bio mais c’est ‘Good meat’, vraiment un super truc. Les gâteaux sont pas bio, mais ils sont faits maison aussi, tu vois la différence » (Sarah). C’est donc le fait-main, l’artisanal, le local, qui sont valorisés aujourd’hui et sont signes de distinction lorsqu’il s’agit de pratiques alimentaires, à l’inverse du « standard », « qu’ils achètent dans un grand magasin à mon avis » (Ulysse). Pour Sarah, c’est d’ailleurs de travailler avec des produits frais et vendre de la limonade bio qui étiquète son café « bobo ».

« C’est comme pour moi l’amour éternel tu vois. C’est magnifique ces idées-là. Mais dans la pratique, est-ce que ça existe ? »

Au sujet des goûts musicaux, la distinction est explicite au sein des propos d’Ulysse, entre les goûts supposés des habitants du quartier et ceux auxquels la programmation de la salle de concert s’adresse et qu’il qualifie « de qualité ». Il expose le dilemme entre une forme de corruption à une musique qui permettrait d’attirer les habitants du quartier – notamment les jeunes –, et maintenir une programmation dite de qualité afin de sauvegarder l’image de marque (« de haut niveau ») du lieu : « Parce qu’il y a des différences dans le rap français, y a le rap français de la banlieue, qui agite un peu les gens et y a le rap français qui est plus intellectuel disons, après c’est un autre public qui vient. Avec le rap de la ‘banlieue’ disons, qui… avec… où le niveau est pas toujours très, artistiquement très… avec un surplus (sic)… c’est difficile pour faire parce qu’on veut pas, […] ça peut faire un clash avec le profil où on essaye artistiquement de trouver des choses bien, et le profil du rap de… qui est pas toujours à la hauteur. Donc c’est toujours un clash, donc est-ce qu’on programme justement que pour nous et qui est moins bien pour le quartier ou pas ? »

On repère ici, au travers de ces images du haut et du bas, du bon et du mauvais, l’expression de la hiérarchie sociale par les goûts thématisée par Bourdieu, ce goût qui « classe et classe celui qui classe » [10]. La référence négative au rap de banlieue « qui agite les gens », dont on peut considérer qu’il est une forme d’expression d’un mouvement social d’une jeunesse des quartiers pauvres, accentue la correspondance entre hiérarchie culturelle et hiérarchie sociale. Par ailleurs, il fait la description de groupes qui ont été programmés pour des évènements du quartier – un groupe de blues touareg et un groupe franco-algérien –, lesquels étaient supposés plaire au quartier parce que musique maghrébine, qui n’ont finalement pas eu un grand succès. La dévalorisation réside aussi dans le fait de taire la spécificité culturelle, d’amalgamer dans « musique du monde » une production culturelle plurielle.

Dans le coworking d’artistes, les dispositions esthétiques des habitants ont de même été anticipées : « avec des couleurs », traduit en arabe – le flyer de l’événement qui leur était consacré n’était « pas art contemporain » (Mathieu) mais directement pensé pour des personnes n’ayant pas les codes pour « reconnaître les œuvres légitimes ». Cela se perçoit également dans l’extrait cité plus haut au sujet des œuvres représentants des nus : là où l’on devrait voir de l’art, les spectateurs non initiés – dépourvus de « dispositions esthétiques » [11] ne voient que la nudité.

Plus largement, les productions culturelles et artistiques autochtones sont souvent délégitimées. Chez Mathieu, cette déconsidération est lisible dans la description qu’il fait des activités de femmes au sein d’une association : « petites activités […] On parle de… c’est des bêtises hein, mais c’est de l’épilation de sourcils, des choses esthétiques pour la femme ». Comme chez Ulysse au sujet de la nourriture, le terme « petit » est associé à la production locale : « une petite pizzeria marocaine », « faire des petites idées », « faire des petits artistes aussi », « les petits magasins », « le petit mec au coin » ; mais aussi « petits budgets » accordés pour les projets locaux – auxquels on nie donc toute possibilité d’envergure.

Qu’entend-on par gentrification ?

Dans la littérature scientifique, le concept recouvre d’une part, le réinvestissement de quartiers urbains populaires par des ménages aux revenus plus élevés, et d’autre part, la réhabilitation matérielle et symbolique de ces quartiers se produisant au travers d’investissements publics et de la valorisation par une classe moyenne intellectuelle d’un style de vie urbain et multiculturel. [12] Une nouvelle demande au sein de quartiers traditionnellement peu chers rencontre donc une offre soutenue par des promoteurs privés et les pouvoirs publics – cette installation induit à terme une transformation sociologique du quartier : ce phénomène de gentrification, littéralement embourgeoisement, s’est notamment observé à Saint-Gilles. [13] Cette littérature met parfois en avant la place des artistes comme agents – parfois involontaires – de la revalorisation symbolique du quartier, les activités proposées permettant de drainer un public plus aisé que les riverains, et permettre à terme d’attirer des « gentrifieurs » mieux dotés en capitaux économiques. Si la place des artistes dans le processus fait débat dans la littérature et est très variable selon les terrains, ils peuvent en tout cas être considérés comme étant « partie prenante d’un mouvement de revalorisation de la centralité et de ses ressources ». [14] L’installation d’espaces de consommation culturelle et alimentaire pourrait ainsi nourrir une gentrification commerciale et non plus spécifiquement résidentielle, telle que celle du quartier Dansaert et Saint-Géry. [15]

Par ailleurs, le soutien à des initiatives artistiques au travers de politiques publiques tournées vers le développement d’offres de type culturel fait partie des types d’action plébiscitées dans le procédé de mise en concurrence des villes [16] – et Bruxelles en prend également le chemin, comme en témoignent les diverses initiatives mises en place visant à stimuler la production de biens et services immatériels.

Gentrifieurs ? Entre intuition et justification…

Les acteurs, particulièrement les trois entrepreneurs des projets récents ont conscience des enjeux urbains qui se jouent sur le territoire, et notamment du potentiel embourgeoisement du quartier, de leur propre position dans ce processus et de ses conséquences (négatives) en termes d’accessibilité du logement. L’aura négative du concept aux yeux de personnes semblant témoigner d’une sensibilité à gauche les amène à justifier cette implication.

Pour Alexandre, la responsabilité est toute entière celle des pouvoirs publics, la gentrification étant « une théorie de merde qui fait culpabiliser les artistes d’ouvrir des spots. Alors que la gentrification sordide qui s’opère elle est réglementée… si y a de la spéculation immobilière c’est parce que les communes veulent qu’il y en ait. Sinon y en aurait pas. On est utilisés quoi ». Il m’explique les « maladies institutionnelles » qui sont la source des maux urbains, des projets artistiques comme le sien ayant au contraire vocation à faciliter la cohésion sociale.

Mathieu souligne quant à lui la nécessité de faire les choses avec beaucoup de délicatesse, tant de leur part (« On fait vraiment très très attention, à notre intégration dans le quartier. On dit que le quartier ici est en pleine gentrification… ») que de la part des pouvoirs publics, qui, selon lui, sont « tous pour faciliter la gentrification », de même que le propriétaire de leur bâtiment qui voit également « d’un très bon œil » la potentielle transformation du quartier.

Choix contraints

Dans les discours des acteurs, on observe d’une part une figure de l’altérité qui compose une représentation des « habitants » du quartier et un clivage entre ces habitants, décrits comme un ensemble homogène, et la grande majorité des travailleurs interrogés. On observe par ailleurs que ces derniers ont pour la plupart peu de contacts avec lesdits habitants.

À travers le discours de certains interlocuteurs, c’est également la domination culturelle, sans qu’il y ait conscience ou volonté de délégitimer l’autre, qui se lit. Elle nous semble d’autant plus intéressante que dans les processus de revalorisation symbolique c’est bien ce qui se joue : l’image, l’ambiance, la représentation symbolique d’un quartier se transforment. Ces transformations peuvent ensuite devenir un terreau fertile pour les investisseurs qui entrevoient de nouvelles rentabilités.

« Si y a de la spéculation immobilière c’est parce que les communes veulent qu’il y en ait. Sinon y en aurait pas. On est utilisés quoi. »

Nos interlocuteurs sont-ils des gentrifieurs ? Ils ne sont ni les acteurs immobiliers qui projettent de nouveaux immeubles de standing, ni les édiles locaux qui « laissent leur numéros de gsm ». Conscients du soutien et de l’influence qu’ils ont sur le quartier, sensibles à la rencontre et, comme nous le sommes tous, nourris à l’injonction de « faire cohésion sociale » via la mixité sociale, ils font difficilement le lien entre « revalorisation symbolique » et « gentrification ».

Se promener en 2018 le long du canal, notamment dans la commune de Molenbeek donne à voir, plus encore qu’en 2016, de nouveaux espaces « créatifs », « branchés ». Leur présence impacte l’image que l’on se fait d’un quartier, induit également de nouveaux parcours urbains, la fréquentation de nouveaux consommateurs, différents socialement de la majorité des habitants. Ces observations n’induisent pas que les entrepreneurs créatifs soient chacun, individuellement responsable de ces processus, et in fine d’une augmentation des valeurs foncières. Leur installation se réalise dans un marché urbain, dans lequel la propriété foncière est un objet spéculatif qui contraint les choix, même ceux de la classe moyenne.

Louise de Morati


[1Cet article est issu d’un travail mené par l’Université Saint Louis, l’ULB et la VUB. Il portait sur le secteur des industries culturelles et créatives bruxelloises. Ce travail ne vise pas l’exhaustivité, il s’agissait de partir de rencontres singulières et de proposer des pistes de problématisation. 6 entrevues ont été réalisées dans le courant mars et avril 2016, auprès de structures du secteur culturel ou créatif installées dans le ou à proximité du centre historique de Molenbeek.

[2Extrait d’interview, Horizons Bruxellois, 03/2012.

[4E. VIVANT, « Qu’est-ce que la ville créative ? », Presses universitaires de France, 2009.

[5Comme le soulignent LENEL et CLERVAL : – E. LENEL, (2016), Une sociologie de la co-existence en contexte de « revitalisation urbaine », Analyse des effets sociaux de la programmation de la mixité sociale dans le territoire du Canal à Bruxelles, Thèse en sociologie, Université Saint-Louis, Bruxelles – A. CLERVAL, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, coll. « Hors collection Sciences Humaines », Paris, 2013.

[6E. LENEL, op. cit., p.260.

[7P. BOURDIEU, J.C. PASSERON, La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979.

[8LENEL, op. cit., p.69.

[9M.-H. Bacqué et al. (2010) « “Comment nous sommes devenus hlm”. Les opérations de mixité sociale à Paris dans les années 2000 », Espaces et sociétés 2010/1 (n°140-141), p.93-109. A. Clerval, (2013), Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, coll. « Hors collection Sciences Humaines », Paris.

[10P. BOURDIEU, La distinction, critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979.

[11Ibid.

[12C. HAMNETT, « Les aveugles et l’éléphant : l’explication de la gentrification », Strates, 1997.

[13M. VAN CRIEKINGEN, « Que deviennent les quartiers centraux à Bruxelles ? », Brussels Studies, 2002.

[14E. VIVANT et E. CHARMES, « La gentrification et ses pionniers : le rôle des artistes off en question », Métropoles, 2008.

[15M. VAN CRIEKINGEN et A. FLEURY, « La ville branchée : gentrification et dynamiques commerciales à Bruxelles et à Paris », Belgeo [en ligne], 1-2 | 2006, mis en ligne le 27 décembre 2013, consulté le 16 août 2016.

[16J.-L. GENARD, E. CORIJN, B. FRANCQ, C. SCHAUT, « États généraux de Bruxelles. Bruxelles et la culture », Brussels Studies, Note de synthèse n°8, 2009.