Quel avenir pour l’industrie à Bruxelles ?

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9 octobre 2018 • Gilles Van Hamme, Moritz Lennert

Comme d’autres villes, Bruxelles s’interroge sur l’avenir de son industrie. La question industrielle à Bruxelles est l’objet de nombreux débats dont nous tentons de résumer ici les principaux enjeux ainsi que les différentes conceptions et stratégies possibles.

Après des décennies de désindustrialisation, Bruxelles, à l’image d’autres villes ou de l’Union européenne dans son ensemble, s’inquiète de son avenir industriel. La stratégie 2020 de l’Union européenne prône même une réindustrialisation, avec pour objectif d’atteindre à nouveau 20% de son PIB, contre 16% aujourd’hui. La Région bruxelloise, quant à elle, élabore un plan industriel destiné à redonner de la vigueur à son industrie. En effet, Bruxelles est aujourd’hui une des villes les moins industrialisées en Europe : dans les limites de la Région bruxelloise, l’industrie manufacturière atteint à peu près 3 % de l’emploi ou de la valeur ajoutée, alors que sur l’ensemble de son bassin d’emploi, l’industrie représente 7,5 % de la valeur ajoutée, pour l’essentiel localisée en périphérie. Encore faut-il souligner qu’une partie importante de cette industrie relève d’emplois administratifs dans des sièges sociaux. Aujourd’hui, la production industrielle proprement dite dans la Région bruxelloise se résume donc pour l’essentiel à quelques activités : la production automobile et aéronautique, dans de larges usines, et l’agro-alimentaire, plus dispersée ; à cela il faut ajouter, un tissu de petites entreprises dans des activités diverses. À l’échelle du bassin, on peut noter l’importance du secteur pharmaceutique, relativement peu présent au sein même de la Région bruxelloise.

Cette désindustrialisation est le résultat de tendances structurelles dans les économies développées. D’une part, les hausses de la productivité dans l’industrie, supérieures en moyenne à celles rencontrées dans les autres activités, entraînent une baisse de l’emploi et, à terme, des prix. Pour bien comprendre ce processus, il n’est pas inutile de rappeler que l’Europe produit aujourd’hui autant d’acier et plus d’automobiles que dans les années 1970, alors que l’emploi nécessaire pour les produire est plus faible. À titre d’illustration, une étude [1] estime que ce processus explique 65% de la baisse de l’emploi industriel en France entre 2000 et 2007. D’autre part, l’industrie a connu des relocalisations massives à l’échelle globale au cours des dernières décennies. Celles-ci sont souvent abusivement limitées au processus de délocalisation, c’est-à-dire de déplacement direct d’un établissement industriel vers un pays où les salaires sont moins élevés, avec le maintien des activités stratégiques dans les pays centraux. Mais, le seul jeu de la compétition dans un marché mondial de plus en plus ouvert explique le déclin voire la disparition de pans entiers de l’industrie européenne face à la concurrence de pays où les salaires sont plus faibles, d’abord dans les segments les moins technologiques de l’industrie.

En milieu urbain, ces processus généraux sont accentués par le divorce progressif de la ville et de l’industrie : d’une part, l’activité industrielle étant moins dense – et donc moins rentable dans un espace où le sol est très cher – que l’activité de bureaux (ou le logement), le maintien en ville est trop coûteux ; d’autre part, la congestion urbaine et les nuisances induites par les activités productives accélèrent encore la fuite des établissements industriels hors des centres urbains. Toutefois, dans une ville comme Bruxelles, la désindustrialisation urbaine concerne, depuis les années 1990 au moins, aussi les périphéries de la ville, quoiqu’à un rythme moins élevé.

C’est dans ce contexte très contraignant qu’il faut penser l’avenir de l’industrie à Bruxelles à travers deux questions centrales : pourquoi faut-il conserver/développer l’industrie à Bruxelles ? Comment faire pour dynamiser le tissu industriel bruxellois ? Le plan industriel de la Région cherche surtout à répondre à la deuxième question mais on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur le pourquoi.

Pourquoi maintenir une activité industrielle à Bruxelles ?

La lutte contre la désindustrialisation s’est longtemps faite au nom de la défense de l’emploi. De fait, la désindustrialisation rapide de la ville à partir des années 1970 est en partie à l’origine du chômage massif que connaît la Région depuis plusieurs décennies. C’est d’autant plus vrai que les emplois perdus étaient en moyenne moins qualifiés que ceux qui ont été créés, provoquant une difficulté structurelle pour les personnes faiblement qualifiées à s’insérer sur le marché du travail. Toutefois, passé le choc de la désindustrialisation, l’emploi a repris sa croissance à partir des années 1990, la création d’emploi dans diverses activités de services compensant largement les pertes d’emploi dans l’industrie. En parallèle, l’emploi dans l’industrie a connu un processus de qualification. La persistance d’un chômage élevé est dès lors avant tout due à l’incapacité du marché du travail formel à absorber la croissance de la population active, encore moins l’industrie étant donné son faible nombre d’emplois. Dans un tel contexte, pour de nombreux acteurs, on ne peut plus attendre de l’activité industrielle qu’elle comble le déficit d’emploi – en particulier pour les personnes peu qualifiées – et la priorité est concentrée sur le maintien de l’emploi industriel encore présent en Région bruxelloise, et le cas échéant, sur l’aide à l’activité productive qui voudrait se développer.

Bruxelles est aujourd’hui une des villes les moins industrialisées en Europe.

Le second argument porte sur la question de la diversité du tissu économique. De façon générale, la diversité de l’activité économique est un des facteurs avancés pour expliquer le dynamisme des espaces urbains mais aussi la résistance aux chocs économiques des grandes villes. Toutefois, il n’existe pas de mesure objective de la diversité : elle dépend étroitement de la manière de découper l’activité économique. Pour les défenseurs d’une industrie urbaine, dans les espaces métropolitains, la diversité est souvent associée au maintien d’une activité industrielle significative. Toutefois, il faut rester prudent puisque le poids du secteur manufacturier dans les villes européennes n’a pas permis une plus grande résistance à la crise de 2008 : au contraire, même s’il est vrai que les régions avec une base industrielle innovante et à forte intensité technologique connaissent des croissances économiques vigoureuses (Sud de l’Allemagne par exemple), on observe qu’en moyenne les villes les plus industrielles sont celles qui ont le plus souffert de la crise de 2008.

Un troisième argument porte sur l’image de Bruxelles comme ville administrative, siège des institutions européennes. Dans ce cadre, un plan industriel peut participer à modifier l’image de Bruxelles d’une ville purement de service vers une ville aussi « productive ». On se situe ici dans la perspective du « marketing urbain » dont l’impact sur les évolutions réelles de l’emploi sont très difficiles à évaluer.

Enfin, la « réindustrialisation » peut aussi avoir une visée environnementale, en encourageant tant que possible la substitution de la production locale aux produits importés, dans le cadre d’une économie circulaire. Nous y revenons ci-dessous.

Comment maintenir/développer une activité industrielle à Bruxelles ?

En faisant abstraction de la question du pourquoi, la question du comment n’est pas non plus facile à trancher. Plusieurs approches, pas nécessairement contradictoires, mais avec des accents différents sont possibles.

Un premier axe relève de la « protection » de l’industrie existante. D’une part, cela suppose de protéger l’industrie de la concurrence foncière, notamment celle du logement, bien plus rentable. Il s’agit là d’un des enjeux cruciaux dans la mesure où la protection d’espaces dédiés aux activités productives représente un certain coût direct ou indirect, puisque d’autres affectations du sol seraient plus rentables pour les acteurs économiques mais aussi, notamment à travers la fiscalité, pour les pouvoirs publics. Toutefois, au-delà des activités industrielles au sens strict, une grande ville nécessite aussi des espaces de stockage, de logistique et autres, si bien qu’une ville doit nécessairement consacrer une partie de son territoire à des activités économiques moins denses sous peine de paralysie. D’autre part, l’industrie est confrontée à de multiples difficultés au quotidien, dont certaines dépassent largement le cadre de l’industrie (congestion etc.) alors que d’autres sont plus spécifiques (accès à une main-d’oeuvre spécialisée dans certains secteurs etc.). Dès lors, un certain nombre d’acteurs en appellent à mettre l’accent sur la résolution des problèmes concrets et immédiats auxquels les acteurs de l’industrie sont confrontés.

Un deuxième axe met l’accent sur l’innovation et l’industrie du futur. Les régions innovantes – à la pointe des évolutions technologiques – connaissent clairement de bonnes performances économiques. Dès lors, faire de Bruxelles un pôle d’innovation industrielle ancrée dans les nouvelles technologies de pointe peut apparaître comme le moyen le plus sûr de réindustrialiser Bruxelles. Un certain nombre d’actions publiques vont certainement dans ce sens, à travers Innoviris ou le plan Nextech. Néanmoins, ce discours pose deux problèmes. Premièrement, à terme, il suppose une poursuite des hausses de productivité dans l’industrie qui produiront, comme par le passé, non pas une réindustrialisation mais une désindustrialisation en moyenne. Seuls les territoires capables d’être à la pointe de ce mouvement bénéficieront, temporairement, de ces mutations, en captant des parts importantes des plus-values dans leurs filières, souvent sous forme de rentes monopolistiques. Cela mène dès lors au second point, à savoir la capacité de Bruxelles à se situer à la pointe d’un tel mouvement. Bien que l’industrie bruxelloise soit en moyenne innovante et d’un niveau technologique élevé, il n’y existe pas un tissu dense, ou de très grosses entreprises de niveau mondial, ni de clusters de haut niveau susceptibles de constituer le noyau à partir duquel Bruxelles pourrait être un pôle d’innovation industrielle. C’est d’autant plus vrai que Bruxelles n’est finalement qu’une ville de taille moyenne. Les fonctions liées à sa spécialisation dans les services de haut niveau, occupant une position élevée dans les réseaux interurbains, nécessitent une main-d’œuvre qualifiée et spécialisée, et il n’est pas sûr, compte tenu de son bassin de recrutement limité, que la ville puisse ainsi se positionner très haut dans d’autres fonctions que celles qui font aujourd’hui sa force.

Une ville doit nécessairement consacrer une partie de son territoire à des activités économiques moins denses sous peine de paralysie.

Un troisième axe est celui de la relocalisation industrielle de certaines activités en lien avec l’économie circulaire. Ici, il s’agit de passer d’une logique de chaîne de production « linéaire » passant par Bruxelles, mais dans laquelle les entreprises bruxelloises ne représentent qu’un seul chaînon, vers une logique circulaire de production, dont toutes les parties de la chaîne (ou du moins une plus grande part qu’aujourd’hui) seraient localisées à Bruxelles, avec la notion sous-jacente fondamentale d’une réutilisation des déchets d’une filière comme intrants d’une autre pour assurer un apport en matières premières aujourd’hui importées de l’extérieur. Cela va des activités de blanchisserie pour l’hôtellerie aux fournitures simples pour les hôpitaux. Ici aussi, les choses ne sont pas si simples : l’histoire économique est celle de la concentration géographique de la production pour bénéficier des économies d’échelle, si bien que la « relocalisation » peut se traduire par un accroissement des coûts, ce qui la rend difficilement envisageable en l’absence de politiques très volontaristes. [2] Par ailleurs, certaines politiques soutenant une localisation particulière d’activités pourraient se trouver en contradiction avec les règles de l’Union européenne, l’économie circulaire envisagée par cette dernière se plaçant plutôt à l’échelle de l’Europe que des villes individuelles.

Un quatrième axe possible – en partie intégré dans le précédent – concerne les activités de construction et en particulier la rénovation massive des logements, le plus possible dans une logique d’économie circulaire et avec potentiellement un accent sur l’éco-construction, qui présente le triple avantage d’être sensible à une politique de la demande, de bénéficier à des entreprises et des travailleurs en moyenne plus ancrés dans la région de Bruxelles et d’avoir un impact énergétique positif. Plus généralement, il s’agit de miser sur les activités productives dites captives, c’est-à-dire non soumises à une compétition internationale directe.

Les débats autour du plan industriel

À travers les considérations qui précèdent, on voit poindre un certain nombre de débats que les consultations en vue de l’élaboration d’un plan industriel ont pu révéler. Bien qu’ils soient ici présentés sous forme d’alternative, il est clair que la réalité n’est pas aussi binaire. Toutefois, des choix plus clairs et plus tranchés ont l’avantage de la cohérence et/ou de la concentration des moyens.

Il s’agit de miser sur les activités productives dites captives, c’est-à-dire non soumises à une compétition internationale directe.

Le premier débat porte sur la définition même de l’industrie. Alors que l’industrie manufacturière ne représente que 3% de l’activité bruxelloise, en optant pour une définition plus large qui inclut toutes les activités de production matérielle (construction, etc.) et même certaines activités de production immatérielle (fabrication de logiciels, industries culturelles…), on atteint entre 10 et 15% de l’activité. La définition n’est pas neutre politiquement car la forme prise par le plan industriel en dépend partiellement.

Un second débat, très lié au précédent, oppose les tenants d’une politique axée sur une vision à long terme qui intègre les enjeux technologiques futurs et ceux plus soucieux de s’atteler à résoudre les problèmes auxquels l’industrie est immédiatement confrontée. Alors que les premiers préfèrent une définition plus large de l’industrie, les seconds optent pour une définition plus étroite, poussés par la crainte qu’un élargissement trop grand de la définition ne sonne le glas des dernières activités industrielles plus classiques, puisque les activités dans la définition élargie s’insèrent plus facilement dans un environnement urbain mixte dans le sens où une bonne partie de leur production peut se faire dans des bureaux ou très petits ateliers.

Enfin, le troisième débat « ville industrielle innovante et compétitive vs. Bruxelles ville durable et d’économie circulaire » est celui qui engage le plus profondément des conceptions différentes de l’avenir de la ville. D’un côté, il s’agit de faire émerger une industrie compétitive – c’est-à-dire dotée d’avantages en termes de qualité ou de prix sur les concurrents – dans les segments les plus technologiques, en s’appuyant sur la qualité de la main d’œuvre, la présence d’universités, etc. Cette option, précisons-le, est déjà développée à travers le Plan Régional d’Innovation.

Nous avons discuté plus haut les limites d’un tel choix. De l’autre, il s’agit de favoriser le développement de l’économie circulaire et d’une ville durable : rénovation des logements, accent mis sur le recyclage et les circuits courts, industrie alimentaire… Bien que l’on puisse ici s’appuyer sur certains leviers dont dispose la Région (politique du logement…), les limites ont aussi été soulignées. Une partie de ce type d’actions semble jusqu’à présent plus relever du marketing (campagne de promotion de productions locales « made in… », agriculture urbaine) que d’une véritable mutation économique. Comme déjà souligné, le développement de productions locales pourra difficilement être viable en l’absence de régulations contraignantes, potentiellement contradictoires avec les règles européennes en vigueur.


[1Lilas Demmou, La désindustrialisation en France, Document de travail de la DG Trésor, numéro 2010/01.

[2Voir dans ce dossier la contribution de Muriel Sacco : « Recyclage des déchets informatiques : opportunités et contraintes ».