Harcèlement immobilier à Saint-Gilles : chronique d’une résistance

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29 janvier 2018 • Hugo Van der Vennet

Les habitants de la rue de la Victoire se mobilisent contre un projet immobilier démesuré. Quatre enquêtes publiques suivies d’avis défavorables n’ont pas suffit à l’enterrer…

C’est un terrain situé à Saint- Gilles, dans le haut de la rue de la Victoire, à côté d’un grand immeuble en U de style années 30. Les familiers du quartier verront sans doute tout de suite de quel immeuble en U il est question, mais visualiseront peut-être moins facilement le terrain qui le jouxte, caché derrière un mur de briques oranges, et auquel on prête généralement peu attention.

Les riverains, eux, le connaissent bien. Tout d’abord parce qu’il existe en tant que tel depuis au moins 36 ans, le bâtiment qui l’occupait ayant été rasé en 1980 ou 81. Ensuite parce que, depuis 5 ans, ils ont dû se défendre à maintes reprises contre des promoteurs gourmands qui voulaient et veulent toujours y construire un complexe d’immeubles démesurés.

1e enquête publique

C’est en novembre 2012 que cela a commencé. Une enquête publique est ouverte : la société anonyme COFYNA, basée à Gand, projette la construction de 43 logements répartis en deux immeubles, un en front de rue et l’autre en intérieur d’îlot, ainsi qu’un parking en sous-sol de 44 emplacements. Autant dire le maximum que l’on pouvait physiquement « caser » sur ce terrain, en prétextant de s’ajuster sur l’immeuble voisin, et déroger ainsi aux règles d’urbanisme concernant le gabarit, la hauteur et la profondeur des édifices. Ces dérogations demandées constituent le point névralgique de l’opposition entre riverains et promoteurs. Lorsqu’ils ont acheté le terrain, les promoteurs étaient certainement conscients de la présence du grand immeuble voisin, et de la promesse qu’il représentait d’une possible très bonne rentabilisation de la surface, pour peu qu’on parvienne à s’aligner « tout naturellement » sur lui… Mais les riverains ne l’entendent pas de cette oreille. Sans doute n’ont-ils aucune envie de payer de leur qualité de vie les calculs faits par d’autres. Car les raisons de s’inquiéter ne manquent pas. Premièrement le fait de vouloir construire en intérieur d’îlot. Les intérieurs d’îlot dans ce quartier sont réservés aux jardins, et à la vie plus intime que dans l’espace public. Les vis-à-vis engendrés, les vues prégnantes vers les logements de l’îlot, la proximité des immeubles projetés, la perte d’ensoleillement hypothéqueraient grandement cette quiétude. Deuxièmement, la hauteur de l’immeuble en front de rue. Selon le règlement de l’urbanisme, c’est la moyenne de la rue qui doit servir de référence (entre rez+2 et rez+3), et non un immeuble exceptionnellement grand. La perte d’ensoleillement serait considérable pour les habitations avoisinantes, tant en face que dans l’îlot tout autour. L’autre point névralgique est d’ordre esthétique. En effet, il s’agit d’une architecture de promotion : matériaux pauvres, style interchangeable. Pas un des projets présentés n’a montré de velléité de s’intégrer au style architectural du quartier, alors que la zone a justement le statut de ZICHE : Zone d’Intérêt Culturel, Historique ou d’Embellissement.

Ce premier projet suscite donc la réaction du voisinage, qui se mobilise rapidement dans le court délai de quinze jours légaux d’enquête publique. 45 réclamations sont introduites, et les riverains font bien entendre leur « son de cloche » lors de la Commission de Concertation, qui rend un avis défavorable – le premier d’une longue série. Cependant, la Commune ne fera pas suivre cet avis défavorable d’un refus du permis d’urbanisme par le Collège des Bourgmestre et Échevins. Ce refus aurait pourtant pu être décidé dans les semaines qui suivent la Commission, empêchant dès ce moment-là les promoteurs de présenter à nouveau un projet dans le cadre de la même demande de permis. Cela aurait témoigné d’une opposition beaucoup plus ferme de la part de la Commune.

2e enquête publique

Deux ans plus tard, nouvelle enquête publique… Mais avant cela, quelques semaines auparavant, les riverains avaient été conviés, via un flyer, à une séance d’information. Ils y avaient rencontré leurs nouveaux interlocuteurs, les communicants de Eaglestone Management, une société immobilière basée à Bruxelles. COFYNA ne disparaît cependant pas du tableau puisqu’on les retrouvera dans le rôle du demandeur pour le projet suivant et pour un recours au Gouvernement Bruxellois. Le nouveau projet de construction était présenté aux riverains comme une véritable réponse à leurs doléances : on était passé de 43 logements à 28 (24 en front de rue et 4 maisons unifamiliales en intérieur d’îlot, plus un parking de 27 places), et l’immeuble en front de rue se rattachait de façon beaucoup plus « harmonieuse » à l’imposant et ô combien opportun immeuble d’à côté. Le bâtiment projeté faisait ainsi le lien, dans un rattachement progressif « en escalier », entre la maison de gauche et ledit immeuble de droite, décidément trop haut pour qu’on ne soit pas tenté de s’y ajuster, dans un pur souci esthétique, bien entendu. Cerise (verte) sur le gâteau : on avait prévu de planter du gazon sur les toits, en discret hommage à la préoccupation de verdure qui semble actuellement parcourir l’opinion publique.

Mais apparemment tout le monde ne fut pas convaincu. Il était sans doute trop flagrant que les promoteurs continuaient à déroger excessivement aux normes de hauteur et profondeur, persistant notamment à construire en intérieur d’îlot (4 maisons unifamiliales), ce qui va à l’encontre de la politique de désengorgement préconisée par la Région Bruxelloise. En outre une idée a dû lentement mais sûrement faire son chemin dans la tête de plus d’un riverain : de la part des promoteurs, le fait d’avoir d’abord présenté un projet sur-dimensionné était sans doute tout sauf innocent. En effet dans ce cas de figure, si personne ne réagit dans les 15 jours impartis par l’enquête publique, Jackpot ! On tire le gros lot, et si, comme cela a été le cas, le premier projet échoue, le second, en comparaison, aura toutes les chances de paraître moins démesuré qu’il ne l’est en réalité…

Une nouvelle mobilisation s’organise, de façon informelle mais efficace, comme ça en devient l’habitude. Il y a encore une vie de quartier dans ce coin de Bruxelles : on se croise, se parle, les informations circulent, les tâches se répartissent… Une lettre de réclamation type est rédigée et distribuée. Cette fois ce sont 193 réclamations qui seront enregistrées, et le « son de cloche » des habitants du quartier fut de nouveau bien audible lors de la commission de concertation. Avec un même résultat : avis défavorable de la Commune, qu’elle ne fait pas suivre d’un refus du permis d’urbanisme…

3e enquête publique

Dix mois plus tard – il faut battre le fer tant qu’il est chaud – nouvelle enquête publique. Cette fois on la joue plus franco en modifiant à peine le projet qui passe de 28 à 27 logements ! La seule modification est le passage à 3 maisons unifamiliales en intérieur d’îlot au lieu de 4. Bien entendu plus personne ne sera convoqué à une quelconque séance d’information. Quinze jours plus tard, c’est 237 réclamations qui sont enregistrées par la Commune… Rebelote : commission de concertation. Rebelote : son de cloche très appuyé des riverains, en mode « Désolé si on se répète par rapport à la commission précédente, mais en même temps… ». Rebelote : avis défavorable, cette fois enfin suivi d’un refus du permis d’urbanisme par la Commune. Il faut dire que le nombre de plaintes ayant atteint le chiffre exceptionnel de 237, ajouté au fait qu’on en était déjà à la troisième enquête pour une même demande, on voit mal comment il aurait pu en être autrement.

S’agissant du dossier soumis par les promoteurs à la Commune et aux habitants, notons au passage que les perspectives qui l’accompagnaient, et qui sont sensées donner une idée de ce à quoi ressemblerait le projet une fois construit, étaient singulièrement erronées. En effet, les proportions de l’immeuble en front de rue étaient réduites, de sorte qu’il paraissait un étage moins haut que ce que les plans prévoyaient. Ce constat fut dûment rapporté à la commission de concertation.

4e enquête publique [précédée d’un avis défavorable du Collège de l’Urbanisme]

Et puis le temps passe, un peu d’eau coule sous les ponts… Jusqu’en septembre 2017. Près de deux ans après la dernière enquête, revoici une nouvelle enquête publique. L’occasion pour les riverains d’apprendre qu’entre-temps, les promoteurs avaient introduit dès janvier 2016 un recours auprès du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, que le Collège de l’Urbanisme (le « service technique » du Gouvernement), ayant examiné le recours, avait suivi l’avis de la Commune et gratifié le projet de son quatrième avis défavorable, mais que, 14 mois plus tard, le Gouvernement Bruxellois a décidé de ne tenir compte ni de l’avis défavorable de son propre service technique, ni de ceux de la Commune, et de quand même délivrer le permis d’urbanisme, moyennant certaines conditions qui ne changent rien quant à la nature du projet !

Détail qui vaut la peine d’être noté : pour cette enquête les riverains n’ont initialement eu droit à aucune axonométrie (représentation graphique du projet), ni affichée, ni incluse dans le dossier consultable à la Commune. Lorsqu’ils feront valoir que, comme le stipule le CoBAT [1], cela est obligatoire pour un projet de cette taille, l’enquête sera prolongée de 15 jours, avec cette fois une axonométrie disponible.

Les habitants du quartier se mobilisent, une fois de plus. Une lettre de réclamation type est de nouveau rédigée, qui sera signée par de nombreux (très nombreux…) riverains. Elle est titrée Stop au harcèlement immobilier ! Elle expose dans le détail comment le projet est fondamentalement identique aux précédents, comment à nouveau on ne tient pas compte du point de vue des riverains. La lettre met également en cause la Commune. En effet, d’un côté celle-ci a déjà émis trois avis défavorables contre le projet, mais de l’autre elle n’a pris aucune initiative concrète. Or, pendant les quatorze mois de silence entre l’avis défavorable émis par le Collège de l’Urbanisme, et la décision du Gouvernement d’accorder le permis sous condition, elle avait toutes les occasions de mettre en demeure le Gouvernement de prendre une décision, ce qui aurait eu pour effet que, si celui-ci ne décidait rien dans les 30 jours, l’avis du Collège de l’Urbanisme prévalait, et le projet était bloqué. La lettre de réclamation type fut également mise en ligne sous forme de pétition [2], et la mobilisation via les réseaux sociaux alla bon train, notamment sur la page I love Saint-Gilles, et le groupe Saint-Gilles : Stop au projet démesuré rue de la Victoire.

Ce remue-ménage sur internet, et les lettres de réclamation qui commençaient à affluer, firent promptement réagir la Commune. Les habitants du quartier reçurent un « toutes-boîtes » signé par Charles Picqué et Thierry Van Campenhout, respectivement Bourgmestre et Échevin de l’Urbanisme. Il était titré Information aux habitants. On y lisait en substance que la Commune avait toujours été contre le projet et que, s’agissant de la mouture 2017 : « […] À l’examen des plans introduits, le Collège des Bourgmestre et Échevins reste opposé au projet. […] ». Que la Commune se soit exprimée publiquement sur un projet soumis à enquête, voilà qui constitue une première. Pour éprouver ainsi ce besoin d’afficher une position claire, sans doute s’est-elle sentie réellement mise en cause.

Cette fois le nombre de réclamations introduites s’éleva à 676. Six-cent-septante-six ! De mémoire communale, aucun projet soumis à enquête n’a jamais réuni autant, ni même un chiffre s’en rapprochant, de voix contre lui !

Les promoteurs ne se déplacèrent pas pour la Commission de Concertation : seul surgit, en retard, leur avocat. Le verdict de la Commission fut sans surprise : le projet récoltait son cinquième avis défavorable (pour rappel : 4 avis négatifs suite aux enquêtes publiques + l’avis négatif du Collège de l’Urbanisme dans le cadre du recours auprès du Gouvernement bruxellois).

D’autres raisons…

Projet démesuré sans lien avec le quartier, absence de considération des promoteurs et du Gouvernement face à des riverains de plus en plus déterminés, attitude ambivalente de la Commune, ce ne sont pas les seules raisons d’une telle mobilisation des habitants tout au long de ce chapelet d’enquêtes publiques et commissions de concertation successives. En effet, il en existe également de plus intimement politiques, voire anthropologiques, liées à la conviction de plus en plus répandue qu’un endroit où la nature fait sa vie, comme c’est le cas sur ce terrain où pousse une végétation abondante, est en soi une bonne chose : pour justifier d’y toucher, il faudrait une proposition qui en vaille vraiment la peine. À l’heure où les menaces dues à la pollution et au réchauffement climatique sont de plus en plus palpables, un lieu où la nature reprend ses droits, où se développent des écosystèmes riches et variés, sera perçu à priori comme quelque chose de positif dans un quartier [3]. C’est ce qui explique que la question « Pourquoi ne font-ils pas un parc ? » revient fréquemment dans les échanges autour de ce terrain. Certains habitants ont d’ailleurs écrit à la Commune, et fait signer une pétition pour faire valoir ce point de vue.

Sous la pression des habitants du quartier, la dernière enquête publique s’est une fois encore soldée par un avis défavorable, rendu par la Commission de Concertation du 24 octobre 2017. Mais le Gouvernement Bruxellois n’a jusqu’à présent montré aucun signe de prise en compte de l’opposition massive des riverains, en refusant le permis d’urbanisme. Pour l’instant rien ne se passe, et l’eau continue à couler sous les ponts…

À ce point de notre récit un petit récapitulatif permettra de se faire une vue d’ensemble :
• novembre 2012 : première enquête publique, 45 réclamations de riverains, avis défavorable de la Commune, suivi d’aucun refus de sa part du permis d’urbanisme ;
• novembre 2014 : deuxième enquête publique, 193 réclamations de riverains, avis défavorable de la Commune, suivi d’aucun refus du permis d’urbanisme ;
• octobre 2015 : troisième enquête publique, 237 réclamations de riverains, avis défavorable de la Commune, enfin suivi d’un refus ;
• janvier 2016 : recours introduit par les promoteurs auprès du Gouvernement de la Région de Bruxelles- Capitale. Verdict du Collège de l’Urbanisme : avis défavorable ;
• septembre 2017 : quatrième enquête publique, suite à la décision soudaine par le Gouvernement Bruxellois d’accorder le permis d’urbanisme moyennant certaines conditions (cosmétiques) : 676 (!) réclamations de riverains, avis défavorable.

Une Commune qui affiche des positions officielles mais n’agit pas

Lorsque nous revenons sur le film des événements, nous sommes frappés par l’absence totale d’initiative de la Commune pour défendre ses administrés. En effet, celle-ci ne s’est opposée au projet qu’en paroles, alors qu’elle aurait pu, dès la première enquête publique, faire suivre son avis défavorable d’un refus du permis d’urbanisme, affirmant ainsi son opposition au projet et son soutien aux riverains. Elle a attendu la troisième enquête publique pour le faire, après que les promoteurs aient eu deux fois l’occasion de tenter leur chance à nouveau. Au vu des opportunités déjà laissées aux promoteurs de revenir à la charge d’une part, du nombre exceptionnel de réclamations d’autre part, la Commune n’avait plus d’autre choix que de faire suivre son avis défavorable d’un refus de permis. Mais après ce refus, elle n’a de nouveau rien fait.

Pendant les quatorze mois qui ont suivi l’avis défavorable du Collège de l’Urbanisme suite au recours des promoteurs, elle n’a pas fait pression sur le Gouvernement en le sommant de prendre une décision. C’est finalement ce dernier qui, endossant le rôle du méchant, a accordé le permis sous conditions, ce qui a provoqué la déferlante de protestations que l’on sait, et l’inévitable quatrième avis défavorable de la Commune qui s’en est suivi, à la suite duquel c’est de nouveau le Gouvernement qui statuera.

La Commune a déjà fait savoir informellement que si le Gouvernement délivrait le permis, elle irait en recours au Conseil d’État. Mais le moins qu’on puisse dire dans cette affaire, c’est que la confiance des habitants envers leurs représentants a été mise à mal. Aller en recours au Conseil d’État contre le Gouvernement ne constitue pas, si on y regarde bien, un geste réellement politique, susceptible de rétablir cette confiance. Les recours au Conseil d’État ne peuvent en effet se faire que sur des questions de forme, de vice de procédure etc., et non sur le fond. C’est donc, de nouveau, sur le plan politique, l’opinion profonde, justifiée, et exprimée à foison par les riverains qui passerait à la trappe. Sans compter qu’un recours n’est pas suspensif, les promoteurs pourraient donc commencer les travaux ! [4]

Plutôt que de déjà envisager ce qu’elle ferait si le Gouvernement Bruxellois accordait le permis, la Commune pourrait plus simplement faire pression sur celui-ci dès aujourd’hui pour qu’il le refuse ! Seule une décision négative du Gouvernement, avant les élections communales de 2018, attestera que la Commune défend réellement les habitants.

Pour l’instant rien ne montre que l’opposition massive et répétée des riverains à ce projet démesuré, déjà reconnu cinq fois dommageable au quartier, sera enfin entendue.

Hugo Van der Vennet
habitant de la rue de la Victoire


[1Le Code Bruxellois de L’Aménagement du Territoire constitue la base juridique de l’urbanisme à Bruxelles.

[3Les promoteurs ont tout récemment rasé la végétation, à l’exception des arbres dans le fond du terrain. Ils le font tous les deux/trois ans, et puis ça repousse. Mais sans doute dans ce cas-ci désirent-ils envoyer un certain type de message. Cf note suivante.

[4Sur le site de Eaglestone, la page consacrée au projet annonce, le plus naturellement du monde, le début des travaux en 2018 ! Comme si l’opposition des riverains comptait pour du vent…