Lecture d’une pratique culturelle communautaire ancrée dans le vieux Molenbeek

https://www.ieb.be/29728
31 août 2016 • Claire Scohier, Stéphanie D’Haenens

Le Vieux-Molenbeek, est en lisière des territoires convoités par les acteurs de la « ville culturelle internationale ». Proche du canal, il est une extension d'une zone désormais planifiée par la puissance publique pour y asseoir les quartiers de nouveaux habitants.

Dans un souci d’émulation du débat urbain, qui cherche à mettre en évidence ou à dénoncer avec les habitants les effets et conséquences des politiques urbaines sur leurs usages de la ville et leurs conditions de vie, nous avons rencontré Yannick Bochem (directrice) et Christa Ndikumana (collaboratrice Caleidoscoop) du Centre Communautaire De Vaartkapoen (Vk) [1], un des 22 centres communautaires flamands de la région bruxelloise. Il est installé depuis 40 ans en plein cœur du Vieux Molenbeek, à quelques pas de la place communale. Un cheminement sensible et inductif d’un lieu naviguant au croisement du social et du culturel, de l’aide individuelle et de l’empowerment. L’occasion de confronter deux préoccupations majeures d’IEB : la critique des effets concrets des politiques d’internationalisation, y compris leurs dimensions culturelles, et la vigilance portée aux dynamiques de gentrification. L’une n’étant pas sans lien avec l’autre.

IEB : Quelles sont les singularités du Vk liées à son parcours historique et à son implantation dans le Vieux Molenbeek ?

Vk : Le Vk s’est installé d’emblée au cœur de Molenbeek. À l’époque, il y avait de nombreuses associations néerlandophones dans le quartier et l’objectif top down consistait à créer un espace d’hébergement pour ces structures sans véritable finalité socio-culturelle. C’est ultérieurement que cette dimension a émergé.

Notre salle de concert était construite pour accueillir des compagnies de théâtre amateurs mais quand la salle s’est ouverte, les compagnies étaient déjà parties. Nous avons dû réfléchir à une reconversion de l’usage de cet espace. C’est ainsi qu’on s’est embarqué dans l’aventure de la salle de concert puisque le podium était là, en se disant que la musique était quelque chose d’universel. À l’époque, le quartier était particulièrement coupé du centre. La saignée du métro a fait des dégâts. Personne ne venait jamais du centre ville en traversant le canal, ce n’était pas vraiment encourageant.

Vk Concert a alors développé un profil alternatif, notamment dans l’idée de contrer la tendance à la ghettoïsation : on a décidé de créer une offre culturelle qui accroche les gens qui aiment la musique alternative underground tout en tenant compte de la dimension locale. En tant que centre communautaire, nous sommes très sensible à toutes les dynamiques qui sont présentes dans le quartier et ne cherchons pas à tout prix des projets ambitieux de programmation. Nous ne fonctionnons pas juste comme un centre culturel. Nous sommes attentifs aux besoins du quartier et au renforcement des dynamiques locales. En ça, nous sommes différent d’un centre culturel classique.

IEB : C’est bien de l’affirmer, mais comment faire en sorte que cela ne reste pas fixé au niveau discursif et s’assurer d’une résonance des pratiques avec les désirs émanant du quartier ?

Vk : C’est exact d’autant que la programmation underground du Vk n’est pas vraiment adaptée à la demande du quartier. Un des objectifs premiers de Vk concert était d’attirer un public de l’autre côté du canal. Ce qui a fonctionné. Les gens viennent de tout Bruxelles, même de Flandre et Wallonie, pour nos concerts. Mais dans le même temps, nous étions attentifs aux demandes émanant des riverains.

C’est ainsi qu’il y a environ 20 ans, Malika Saissi, une jeune bruxelloise d’origine marocaine, connaissant le responsable du Vk de l’époque, est venue frapper à notre porte. Constatant que de nombreuses mamans aux sorties des écoles n’avaient pas d’espace pour elles où exister à part entière, autrement que comme maman, elle a demandé au Vk de disposer d’un espace pour discuter du quotidien, organiser des cours de cuisine, de couture, d’informatique,... Finalement, un programme de cours d’alphabétisation en français, néerlandais et arabe a également vu le jour ainsi que quelques cours de sport et un programme de sortie culturelle. C’est ainsi que Caleidoscoop est né. Ce projet a surtout la force d’être porté par une quinzaine de femmes bénévoles du quartier.

On a des bénévoles qui sont ici depuis 15, 20 ans qui viennent dire : « Voilà, j’ai un projet, une idée est-ce que je pourrais venir le développer ici ? » On s’assoit et on regarde ensemble ce qui est possible, ce qui ne l’est pas. Au final, on sait que même si on ne parle pas la même langue ou qu’on ne dispose pas des mêmes codes socio-culturels, il y a via l’art, la musique, la cuisine,… moyen de se rencontrer, de créer un dialogue, de s’entraider socialement et de s’épanouir ensemble.

On pratique également des locations de salles avec des tarifs très démocratiques, favorables pour le quartier. Tout le monde peut utiliser la salle, que ce soit pour une fête privée comme un baptême, un mariage, une petite représentation d’école, ou des groupes artistiques qui veulent répéter, tourner un clip… On a vraiment ouvert nos salles à l’usage du quartier mais aussi pour toucher un public qui ne fréquente pas nécessairement Molenbeek.

IEB : Considérez-vous dès lors que vous fonctionnez à géométrie variable avec deux « publics cibles », un volet vers l’extérieur et un volet tourné vers le quartier ? S’agit-il de dynamiques qui coexistent, qui marchent ensemble ? N’y a-t-il pas des frictions ?

L’important est de créer un espace confortable où les gens se sentent à l’aise et ils grandissent tranquillement, avec une offre très accessible à court terme, mais aussi à plus long terme sans considérer qu’il y a deux publics cibles, un Vk concert pour « là-bas » et l’activité de Caleidoscoop « pour ici ». Au début, les gens du quartier voyaient comme une expérience culturelle un peu étrange le public des concerts devant les portes du Vk. Ils avaient tendance à considérer ce public inconnu comme une nuisance. Un bus partait de la gare du Nord pour déposer le public devant les porte du Vk. Nous avons démarré dans un premier temps toute une réflexion autour du bénévolat pour associer les jeunes à l’organisation des concerts. Donner des opportunités à des jeunes du quartier de s’impliquer comme bénévole au bar et à la sécurité, c’était déjà important mais pas suffisant. Je pense que c’est aussi essentiel qu’ils puissent développer leur propre programmation. Certains ont du talent et restent dans les réseaux informels culturels qui existent ici dans le quartier. Comment les renforcer dans leurs capacités ? C’est quoi notre rôle ? Je pense qu’il nous appartient de voir ensemble comment on réalise ça ? Et notre travail de première ligne peut rendre visible ces capacités.

Quand tu vois tous les habitants ici, il y a beaucoup de gens qui restent dans la précarité, dans des circonstances socio-économiques précaires, l’échec scolaire, le chômage,... Ça, c’est une réalité. On doit travailler à partir de là. Proposer du bénévolat, ça ne peut pas être juste : « ah tu peux travailler ici et tu vas apprendre des nouvelles compétences ». On peut aussi soutenir le bénévole dans son propre projet !

IEB : Vous fonctionnez en repérant des talents et en leur donnant un appui. Il s’agit de démarches de soutien individuel ou plus d’empowerment [2] ?

Vk : On tente de dépasser la démarche de soutien individuel ou du travail social classique. À titre d’exemple, dans le cadre de notre projet « Action recherche citoyen », nous avons mis sur pied un salon de thé particulier. Les hommes de Molenbeek sont très visibles ici dans le quartier, mais ils ne rentrent presque jamais au Vk. Ils sont toujours sur les terrasses des salons de thé. On a mis sur pied des actions ciblant différents cafés. Il faut savoir qu’en général, les femmes marocaines ne sont pas partantes pour aller voir un spectacle dans un salon du thé. On a créé une programmation dans un salon de thé avec des artistes du quartier, marocains, francophones, arabophones... avec quelqu’un de l’autre côté du canal et on est resté là-bas quelques semaines... Il ne s’agit pas de faire quelque chose d’exotique mais de faire un travail de réflexion et de discussion avec ceux qui sont là. On en discute ensuite avec les femmes de Caleidoscoop. C’est quoi aller au café, comment ça marche ? Une femme au café, c’est quelle identité de la femme ? C’est quoi l’universel ? C’est quoi qui ’clash’ ? On n’accroche pas les gens juste avec un flyer : « Allez viens ! ». Ça prend du temps.

Nos pratiques culturelles et communautaires peuvent s’emboîter les unes aux autres dans un projet commun tout en préservant les singularités. L’idée c’est qu’on puisse chacun se renforcer et finalement diversifier l’offre pour ceux qui frappent à notre porte.

IEB : Et si les gens ne frappent pas à votre porte, vous allez les chercher ?

Vk : Oui alors, on va les chercher dans l’espace public. On sort souvent de notre infrastructure car elle crée aussi une barrière. C’est à nous de sortir et de faire des projets dans l’espace publique et à travailler avec le quartier. C’est le rôle de « Vk Art ». Mais les caravanes, la vie nomade, c’est dur et pas si visible que ça, tu n’as pas d’ancrage, c’est très fragmentaire. C’est la raison pour laquelle on a décidé, par exemple, d’ouvrir un café de quartier un jour par semaine. « Café Quartier », c’est un espace de rencontre, d’expérimentation et de collaborations entre les différentes parties du Vk, entre les travailleurs et les bénévoles, le VK concert, les jeunes du quartier, les femmes de Caleidoscoop, les habitants du canal, les autres organisations locales... bref tout le quartier ! Par exemple, au mois de mai, il y a eu le projet Molem Ma Belle sur la place communale : en y restant implantés pendant un mois, nous cherchons à recréer la « copropriété » de l’espace public avec les habitants et les autres associations locales partenaires de l’initiative.

IEB : Ne pensez-vous pas qu’il y a un rapport de force dans l’occupation de l’espace ? Pour vous, la gentrification existe-t-elle à Molenbeek ?

Vk : Il y a cinq ans, on a tenté de travailler là-dessus parce qu’à ce moment-là on a vraiment senti que la gentrification existait. Maintenant, ça s’accélère. Ça passe un peu au-dessus des têtes des habitants, mais on s’est de nouveau demandé : c’est quoi notre rôle ? Comment peut-on informer les gens ? Qu’est ce qu’on fait avec ça ? Le VK a lui-même un projet de rénovation financé par FEDER où l’on compte créer un jardin, un labo artistique pour le quartier et pour les actions citoyennes. Nous avons mentionné cette question dans notre dossier. On aimerait traiter du sujet avec d’autres associations, mais on manque de personnel et de temps. « Café quartier » pourrait être une bonne opportunité pour parler de ce qui change à Molenbeek, de cette question de la gentrification.

Le Gouvernement encourage aussi la gentrification avec des projets publics, tandis que la cohésion sociale reste la troisième roue de la charrette. Il y a cinq ans, quand j’ai vu le festival Kanal j’ai compris que le public, ce n’était plus les gens qui habitent Molenbeek. Le secteur socio-culturel joue un rôle là-dedans. C’est à nous de prendre l’initiative que ça ne devienne pas quelque chose qui pousse les habitants hors du quartier. Mais notre rôle culturel ne peut pas tout changer, c’est une partie infime dans un grand système qui crée la précarité, l’échec scolaire, tout ça… On n’a pas non plus la prétention de dire qu’on va trouver une programmation qui va répondre à tout le monde. On capitalise sur notre expérience, c’est le processus qui est important. On ne veut pas vraiment installer des formats... on veut rester dans une dynamique de mouvement.

Conclusions

L’usage de la culture dans les politiques urbaines fait partie intégrante des stratégies d’internationalisation qui cherchent à rendre chaque ville toujours plus « attractive » que sa voisine [3]. En dépit des discours rassembleurs, ces politiques culturelles d’attractivité, qui font partie du city marketing, s’adressent rarement aux habitants en place, aux groupes moins favorisés, voire complètement précarisés, qui peuplent les villes. Pire, elles viennent en déstructurer les lieux de vie, les repères identitaires ou communautaires [4], présentant une Culture universalisée comme un remède miracle pour créer de la mixité, de la cohésion sociale, et de l’emploi grâce aux « industries culturelles et créatives » qu’elles emmènent généralement dans leur sillage. La « mixité sociale », mot d’ordre utilisé dans de nombreux contextes, prépare davantage les territoires à conquérir pour/par de nouveaux habitants issus d’une nouvelle classe dite « créative » plutôt qu’elle n’assure la mise en valeur de l’hétérogénéité des quartiers populaires. [5]

Face à ces dynamiques qui dessinent la ville sans les habitants, IEB a tendance à militer et lutter pour des politiques sociales redistributives à l’échelle de la ville qui garantissent le maintient des quartiers populaires et de leurs habitants, et à insister sur la nécessité des alliances entre groupes sociaux pour y parvenir. Il nous semble donc essentiel de coupler les stratégies culturelles à celles du logement, pour que celui-ci reste accessible, de qualité et garanti, et à une politique des services publics qui équipe les quartiers de crèches, d’écoles, d’espaces ouverts (parcs, plaines de jeux, terrains de sport,…), de transports collectifs, etc...

À l’échelle du Vieux Molenbeek, le Centre communautaire VaartKapoen (Vk) est attentif aux besoins du quartier et au renforcement des dynamiques locales. Des jeunes du quartier peuvent s’y impliquer comme bénévole au bar et à la sécurité et y développer leur propre programmation. Une dynamique qui permet d’une part de travailler la cohésion sociale sur cette portion du territoire entre public exogène et habitants et qui invite à redéfinir le rôle des scènes culturelles institutionnalisées, trop rarement ouvertes à l’expression et au renforcement des capacités des jeunes gens des quartiers. Se faisant, les pratiques culturelles et communautaires peuvent s’emboîter les unes aux autres dans un projet commun tout en préservant leurs singularités.

L’institutionnalisation d’une pratique « hors les murs », via des événements ponctuels (Molem Ma belle) ou via des projets pérennes permet aussi d’aller à la rencontre des habitants qui ne vont pas forcément pousser la porte d’un centre culturel. Dans cet esprit, le Vk multiplie ses projets dans l’espace public. Il a ouvert, un jour par semaine « Café Quartier », un espace de rencontre, d’expérimentation et de collaborations entre les différentes parties du Vk, entre les travailleurs et les bénévoles, le VK concert, les jeunes du quartier, les femmes de Caleidoscoop, les habitants du canal, les autres organisations locales… Une pratique qui cherche à recréer la « copropriété » de l’espace public avec les habitants et les associations locales du quartier.


[1Aujourd’hui, le Vk se partage en trois activités : Vk Concert (organise les concerts), Vk Art (Zinneke Parade et activités dans l’espace public) et Caleidoscoop (activités éducatives et émancipatrices).

[2Voir la définition donnée par David Jamar dans une analyse publiée précédemment « Prise de contact », in Cultiver Bruxelles en Mouvements possibles, BEM n°283 – juillet-août 2016. « Nous insistons sur le fait qu’il s’agit de l’octroi de plus de pouvoir non seulement aux individus mais aussi aux groupes pour agir sur ses conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques dans la lignée de son usage par Saul Alinsky ».

[3Lire à ce sujet l’Étude en vue de l’élaboration d’un Plan culturel pour Bruxelles, Rapport final, mars 2013 – commanditée par la Commission communautaire française de la région de Bruxelles-Capitale, services des Affaires socioculturelles, supervisée par l’Institut de sociologie de l’ULB (Groupe de Recherche sur l’Action publique) et le Centre d’études sociologiques des Facultés universitaires Saint-Louis.

[4Dans l’actualité récente, il nous est revenu, par exemple, que souhaitant soigner l’image de ses quartiers comprenant la chaussée de Wavre, la Place Saint-Boniface et ses alentours, la Commune d’Ixelles, envisage de rebaptiser le « Matonge » en « Quartier des Continents ». Le Soir, Patrice Leprince, 26 mai 2016.

[5« Travestir la gentrification en ’mixité sociale’ est un très bon exemple de la manière dont la réalité du processus s’est effacée au profit d’une rhétorique discursive, théorique et politique qui évince systématiquement toute forme de critique et de résistance », Matthieu Giroud, « Mixité, contrôle social et gentrification », La Vie des idées, 3 novembre 2015.