Les ambiguïtés de la nature en ville
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25 novembre 2014 • Sophie Deboucq
Les espaces verts, la verdurisation verticale, les toitures vertes, les intérieurs d'îlots, les friches urbaines, les réserves naturelles, tous font partie intégrante de ce qui y est communément appelé la nature en ville. Génératrice de services éco-systémiques incontestables, tant du point de vue des conditions d'accès que des conséquences sur la qualité de vie, la nature en ville revête des proportions inégales. Penchons-nous sur le cas de Bruxelles.
La nature en ville revêt bien évidemment plusieurs fonctions. Nous n’aborderons pas dans cet article la fonction écologique qui est essentielle et offre incontestablement des services éco-systémiques importants pour la qualité de vie en ville, tels que la régulation de la température, de l’eau ou de la pollution atmosphérique. Nous allons plutôt nous attarder ici sur la fonction sociale et récréative de cette nature en ville. Et qui dit fonction sociale et récréative, parle dès lors de l’accessibilité des publics. Car, si Bruxelles est bien souvent considérée comme une des capitales les plus vertes d’Europe, force est de constater que l’accès à cette nature est pour le moins déséquilibré et discriminatoire. Démonstration.
Un accès à la nature en ville différent pour tous
La végétation recouvre 54% du territoire bruxellois d’après une étude réalisée par la VUB en 2010 par télédétection [1]. La moitié de ces espaces verts régionaux se concentrent en douze espaces verts limitrophes à la limite sud de la région [2] et dont bien évidemment la Forêt de Soignes est le plus grand. Par ailleurs, cette étude nous apprend également que la majeure partie des espaces verts bruxellois, soit entre 50 et 60%, est constituée de parcs, de jardins ou de domaines privés, comme le domaine royal de Laeken. Si Bruxelles est donc bien souvent considérée comme une des capitales les plus vertes d’Europe, c’est lié en grande partie au fait que les statistiques intègrent dans les chiffres des espaces verts limitrophes d’importance, contrairement à Paris par exemple où les bois de Boulogne et de Vincennes ne font pas partie du périmètre de la Ville au sens administratif. Mais c’est aussi fortement lié au fait qu’un pourcentage élevé de ces espaces verts sont privatifs. Bruxelles, une capitale verte donc, mais pas pour tout le monde…
Il existe clairement une inégalité d’accès aux espaces verts liée d’une part à la faculté qu’ont les ménages d’occuper un logement qui dispose ou non d’un jardin privé, et d’autre part à la répartition territoriale des grands espaces verts qui sont pour leur majorité situés dans les quartiers aisés de la ville et en tous cas pas dans les quartiers populaires du centre et de la première couronne nord-ouest.
Une étude réalisée à la demande de « Bruxelles Environnement » en 2012 [3] montre, par ailleurs, que la distance par rapport à un espace vert va conditionner l’usage de celui-ci et ce même s’il s’agit d’un espace d’envergure régionale, tel que la Forêt de Soignes. Il ressort des chiffres de l’enquête menée, que la Forêt de Soignes est fréquentée par plus de 60% des personnes résidant à Uccle, Ixelles et Watermael-Boitsfort, les trois communes limitrophes. Par contre, plus on s’éloigne, plus le nombre d’habitants par commune fréquentant les lieux diminue.
Notons au passage que les trois communes limitrophes de la Forêt de Soignes et du bois de la Cambre sont aussi celles dont la composition sociale de la population est la plus aisée de notre Région et de loin. Un élément qui tend à montrer une nouvelle fois qu’il y a clairement un lien entre la qualité des espaces verts d’un quartier et le prix des logements que l’on peut trouver dans celui-ci.
Le récent rapport de la nature, réalisé par Bruxelles Environnement, confirme que « les zones vertes se concentrent en particulier dans le sud-est, l’est et le nord de la région, notamment autour de la Forêt de Soignes » [4]. Le centre de la ville, la zone du canal et la première couronne sont déficitaires en espaces verts accessibles aux habitants. La répartition des espaces verts est inégale à Bruxelles et c’est une tendance qui pourrait se renforcer dans le temps, si l’on en croit Jérémy Grangé et Sylvain Petitet. « (...) L’importance croissante de la nature urbaine de proximité et de la qualité des espaces publics s’accompagne souvent de leur inégale répartition spatiale à l’origine d’inégalités environnementales. » [5]
Il faut donc que Bruxelles se munisse de moyens pour concrétiser cette volonté exprimée dans le récent projet de Plan régional nature [6] d’améliorer au mieux la qualité d’accès aux zones de végétation.
Impacts fonciers de la nature en ville
Les impacts sociaux avancés dans le plan nature, découlant de la présence d’espaces verts, sont présentés comme exclusivement positifs : ils pointent la détente, la baisse de la criminalité, la cohésion sociale ou la santé. Or, développer la nature au travers du renforcement du maillage vert dans les quartiers centraux peut également comporter des impacts sociaux défavorables à une amélioration de la qualité de vie en ville pour une large partie des habitants, et parmi eux les plus fragilisés qui vivent dans des quartiers où les logements sont moins chers qu’ailleurs.
Alors que le PRDD [7] se donne pour objectif de lutter contre la dualisation de la ville, le plan nature nous informe que le gouvernement ambitionne « d’élaborer une stratégie de protection et de développement de la nature qui s’intègre et s’articule avec les stratégies d’aménagement et de développement urbain » [8].
Le rapport d’incidences explique pourtant la situation socio-économique des quartiers centraux : « (...) la Région de Bruxelles-Capitale souffre d’une dualisation sociale très marquée entre les différentes communes qui la composent (...). La Région bruxelloise se caractérise donc par des concentrations très fortes de pauvreté et de précarité dans certains quartiers centraux, en particulier le long du canal. » [9]
La nature, et plus précisément la verdurisation représentent un atout pour l’attractivité d’un lieu et est porteur d’image positive pour les projets de développement urbain. Mais, comme l’avance une étude citée dans le plan nature, la valeur foncière d’un quartier ou d’une habitation peut augmenter significativement lorsque les environs sont reverdis. « La ville de Montréal estime que les propriétés situées à moins de 200 mètres d’espaces verts enregistrent un accroissement de 5% à 20% de leur valeur foncière. Des études québécoises montrent que des aménagements paysagers dans le voisinage feraient augmenter la valeur d’une propriété de 7,7% et de grands arbres jusqu’à 25%. » [10]
Dans un contexte où chômage et inégalités sociales sont en augmentation à Bruxelles et où l’accès au logement est de plus en plus vecteur d’exclusion, il est dès lors périlleux d’envisager des mesures favorisant la hausse de la valeur du foncier dans les quartiers centraux qui sont précarisés. Des mesures d’encadrement sont indispensables mais ne sont pas évoquées par le plan.
Il apparaît important et primordial pour Inter-Environnement Bruxelles de réfléchir dès à présent à l’encadrement de la hausse des loyers qui sera générée par le développement d’espaces verts dans les quartiers centraux et même par la verdurisation ponctuelle des espaces publics, mesure préalable sans laquelle le développement de la nature en ville ne bénéficiera pas à tous les habitants. Par la hausse des prix du foncier et du parc locatif, les effets induits du plan nature pourraient mener progressivement voire rapidement à l’éviction d’habitants fragilisés de leurs quartiers.
Moyens bruxellois en la matière
Le rapport de l’état de la nature et l’ordonnance nature de 2012 ont certes constitué une avancée pour la conservation de la nature à Bruxelles. Le projet de plan nature a été adopté en septembre 2013 et est passé ensuite à l’enquête publique, celle-ci a pris fin mi-avril 2014. Ce plan vise à améliorer l’accès à la nature et à étoffer le maillage vert et bleu.
Sur base de la synthèse des remarques introduites et des suggestions de Bruxelles Environnement, le nouveau gouvernement entend poursuivre la procédure d’adoption du plan. Céline Fremault, nouvelle ministre bruxelloise de l’environnement s’est exprimée à ce sujet lors d’une récente interpellation parlementaire. « Le plan nature sera approuvé dans les prochains mois. La validation des amendements est en cours. Fin décembre 2014, sa programmation, les ressources humaines et le budget nécessaires seront validés. À la mi-janvier 2015 auront lieu la déclaration environnementale et les mesures de suivi, avec le dépôt du plan au gouvernement au mois de mars. » [11]
Comme suggéré dans l’ordonnance nature de 2012, IEB encourage vivement que l’adoption du Plan nature soit suivie de la mise en place d’un plan d’action pour lui donner une réelle effectivité. En effet, un plan d’action de mise en œuvre du plan nature est mentionné dans l’ordonnance nature et est également repris dans les conclusions du RIE [12]. Celui-ci doit être prévu et ce dans le but d’assurer la mise en œuvre des mesures envisagées dans le plan nature. Dans la version actuelle livrée à l’enquête publique, il faudrait au minimum que les quelques mesures contraignantes soient clairement identifiées ainsi que les moyens financiers attribués à la mise en œuvre concrète des mesures. De plus, il serait également souhaitable que la Région se dote de moyens financiers spécifiques au développement du maillage vert par le biais d’une plus grande maîtrise foncière.
Comme l’expliquent Jérémy Grangé et Sylvain Petitet, « malgré une volonté politique souvent réelle de proposer des réponses au “verdissement de la société” (...) on peine à reconstruire des continuités (trames vertes et bleues)... à constituer un tout cohérent et lisible, permettant à tous un accès et une pratique quotidienne de ces espaces ou le rétablissement des continuités et fonctionnalités écologiques (services éco-systémiques), sans parler des contraintes techniques et réglementaires, voire même économiques, auxquelles elles sont confrontées ». [13]
En effet, à Bruxelles, la politique régionale concernant la nature ne pourra prendre une réelle effectivité qu’à condition d’être accompagnée d’un plan d’action et de mesures contraignantes. Mais l’enjeu réglementaire se situe également dans l’ordre d’adoption et de mise en vigueur des plans. Le PRDD n’étant pas mis en vigueur alors qu’il a pour objet de dessiner les orientations des objectifs régionaux en terme de développement durable, il est à craindre que le plan nature soit déforcé par l’absence de lignes directrices préalablement débattues et arrêtées dans le PRDD.
En vue d’un renforcement de la conservation de la nature bruxelloise, de son amélioration et de son accès à tous et ce dans un contexte de dualisation sociale et d’inégalités environnementales, il semble essentielle d’une part de renforcer les mesures contraignantes de l’outil planificateur dont se dote la Région. D’autre part, la volonté de répondre aux inégalités environnementales doit se réaliser en articulation avec des mesures d’encadrement des loyers sans quoi les effets négatifs de la verdurisation sur la valeur foncière de l’immobilier ne permettront pas à tous les Bruxellois actuels de profiter de l’amélioration du cadre de vie à l’échelle régionale.
[1] Van de Voorde, T., Canters, F., Cheung-Waichan, J., 2010. Mapping update and analysis of the evolution of non-built (green) spaces in the Brussels Capital Region. VUB. Department of Geography. Cartography and GIS Research Group. Étude réalisée à la demande de Bruxelles Environnement – IBGE. Cité in « Rapport sur l’état de la nature en Région de Bruxelles-Capitale », septembre 2012, IBGE.
[2] Idem.
[3] Étude réalisée par Eco Compteur et Ressource Naturelle et Développement asbl à la demande de l’IBGE, « Estimation de la fréquentation récréative de la Forêt de Soignes », page 23, avril 2012.
[4] Ibid, page 18.
[5] Jérémy Grangé & Sylvain Petitet, « Pour des villes d’une autre nature. Donner aux villes leur infrastructure douce », Métropolitiques, 6 janvier 2014 : www.metropolitiques.eu/Pour-des-villes-d-une-autre-nature.html.
[6] « Le Plan régional nature est un document d’orientation, de programmation et d’intégration de la politique de conservation de la nature en Région de Bruxelles-Capitale. » Citation de « Ordonnance nature », mars 2012.
[7] Plan Régional de Développement Durable.
[8] Plan Nature, Projet de Plan régional nature en Région de Bruxelles-Capitale, Bruxelles Environnement – IBGE, page 16, 26 septembre 2013.
[9] Rapport sur les Incidences Environnementales – projet de Plan régional nature, Ecorem s.a., page III. 26 et 27, décembre 2013.
[10] Plan Nature, Projet de Plan régional nature en Région de Bruxelles-Capitale, Bruxelles Environnement – IBGE, page 15, 26 septembre 2013.
[11] Fremault, C., compte-rendu intégral des interpellations et des questions orales, Commission de l’environnement et de l’énergie, réunion du mardi 4 novembre, Parlement de la Région Bruxelles-Capitale.
[12] Rapport sur les Incidences Environnementales – projet de Plan régional nature, Ecorem s.a., décembre 2013.
[13] Jérémy Grangé & Sylvain Petitet, « Pour des villes d’une autre nature. Donner aux villes leur infrastructure douce », Métropolitiques, 6 janvier 2014 : www.metropolitiques.eu/Pour-des-villes-d-une-autre-nature.html.