Opération tiroir, de la théorie à la pratique. Le cas Saint-Lazare
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18 septembre 2014 • Samy Hadji
La société de logement sociaux H.B.M. [1] a entrepris une vaste opération tiroir dans le cadre de la rénovation et de la démolition-reconstruction de trois immeubles, situés rue des Plantes, rue Linné et rue Musin à Saint-Josse. Nous sommes allés à la rencontre des locataires juste avant qu'ils ne quittent définitivement les lieux.
Les tours de logements sociaux construites dans les années 1960 et 1970 vieillissent mal. Beaucoup d’entre elles nécessitent à l’heure actuelle une rénovation en profondeur et une sérieuse mise aux normes. Parfois, l’ampleur du chantier est telle que les sociétés de logements optent pour une opération de démolition-reconstruction pure et simple de l’immeuble avec tout ce que cela implique [2]. Dans un cas comme dans l’autre, cela n’est possible la plupart du temps qu’en déplaçant l’ensemble de locataires vers d’autres logements, ce qu’on appelle dans le jargon du secteur : une « opération tiroir » [3].
Au-delà des coûts importants qu’elles engendrent, ces opérations ne se font évidemment pas sans mal au vu du nombre de personnes à recaser, car tel est bien le principe, les sociétés de logements sociaux ont l’obligation de proposer un autre logement à l’ensemble des locataires concernés, ce qui est fort logique. Malheureusement le nombre de logements disponibles est relativement réduit, d’autant que la liste de candidats locataires pour le logement social ne cesse de s’allonger et que les sociétés de logement se doivent de répondre à cette demande là aussi.
Le parc immobilier de HBM est relativement réduit en taille, puisqu’il ne comporte que 800 unités. La société peut toutefois s’adresser à d’autres opérateurs pour tenter de trouver des logements adaptés comme par exemple la commune de Saint-Josse, les CPAS ou encore d’autres sociétés de logements sociaux bruxelloises.
Au-delà de ces difficultés pratiques de relogement pour les sociétés, c’est souvent le vécu des locataires qui interpelle dans ce genre de situation. Dans le cas qui nous occupe, c’est en mai 2014 au terme d’une longue procédure, que les derniers locataires ont quitté les lieux. C’est à ce moment que nous avons pu rencontrer certains d’entre eux.
M., est un ouvrier de 50 ans, marié, quatre enfants.
Cette famille de 6 personnes vivait depuis 8 ans dans un appartement 2 chambres au moment où nous les avons rencontrés. M. avait, depuis plusieurs années, fait une demande de mutation vers un logement adapté à sa composition de ménage, sans aucune réponse.
« Impossible de mettre un lit à mes enfants. »
L’exiguïté des pièces obligeait les enfants à s’entasser dans une chambre avec deux fois deux lits superposés sans armoire. Les problèmes d’insonorisation rendaient tout repos impossible.
« Je n’ai pas été averti, j’ai été trahi. »
M. était révolté de la manière dont il a été averti de l’opération de rénovation. Il ne s’attendait pas du tout à la nouvelle. On lui avait annoncé qu’il allait être relogé dans un logement équivalent à celui qu’il occupait jusqu’alors. Il a refusé d’emblée d’accepter un relogement dans un deux chambres. Il espérait obtenir un appartement d’au moins trois chambres, même s’il aurait préféré un quatre chambres. Malheureusement cette demande lui a une nouvelle fois été refusée.
« J’ai souffert dans cet appartement ! »
Pour couronner le tout, après la décision de rénovation, la tour déjà vétuste a était laissée à l’abandon, aggravant un peu plus les conditions de vie des locataires. La famille tombait régulièrement malade à cause de l’humidité et des courants d’airs. Elle a tenté de pallier les manquement du logement de diverses manière, notamment en chauffant plus.
« Comment je vais payer ? »
M. avait reçu le décompte de charges individuelles et des communs qui, en une année, avaient explosées. De plus, aucune explication intelligible des comptes ne lui avait été fournie par la société de logement sociaux.
« Je travaille et je paie (donc) plus que les autres... Avec l’humidité, comme j’ai des enfants donc en hiver, je chauffe non-stop... C’est quoi ces décomptes de charges ? »
M. se sent floué, il a le sentiment d’être le dernier aux courants des décisions prises. Il a le sentiment de ne pas avoir été entendu dans ses demandes. Il n’a pas eu la possibilité de refuser le logement qu’on lui proposait. C’était ça ou rien, malgré le fait que la SISP se doit en principe de proposer un logement adapté à la situation familiale.
A. est une femme de 29 ans, sans emploi, mariée, un enfant, qui vit sous le toit de sa mère dans un appartement deux chambres.
« On nous prévenus, il y a deux ans. »
Les habitants avaient reçu un courrier, les prévenant du début des travaux de rénovation et de leur départ prochain de leur logement. On avait fait bien comprendre à A. qu’il valait mieux pour elle d’accepter l’offre de relogement sous peine de se voir expulsée.
« Le bâtiment, c’est comme une grande famille. »
A. Avait tissé des liens forts avec ses voisins proches comme éloignés. Pour elle, le relogement est vécu comme un déracinement. Des liens sincères s’étaient créés entre habitants. Toute une organisation d’entraide entre locataires s’était construite au fil du temps. Maintenant, ce lien social si difficile à tisser est détricoté en l’espace de quelques mois. Les plus chanceux se retrouvent disséminer aux quatre coins de la commune. Les autres se voient contraints d’aller habiter dans une autre commune où ils n’ont parfois jamais mis les pieds.
« On finit par lâcher. »
Cette jeune mère de famille a tout tenté pour résister au déménagement qui lui était imposé. Elle a cherché de l’aide auprès de l’assistante sociale du service logement, elle a entamé une procédure de médiation et de conciliation et a même fini par faire appel à un avocat. Au final elle a décidé de laisser tomber et d’accepter avec résignation le sort de sa famille, car la situation était tendue et poussait tout le monde au bord de la dépression.
« On va finir par se lasser. »
V. est une femme de 64 ans, pensionnée qui vit avec sa mère âgée.
V. est quasiment née chez HBM. Sa mère est malade et à mobilité réduite. Elles occupent un appartement deux chambres au 3ème étage de l’immeuble.
« Où on va allez ? À la maison de repos ? »
Cela faisait presque deux générations que la mère de V. logeait à la même adresse. Ces deux femmes ont toujours voulu rester le plus autonome possible. Leur plus grande angoisse était de se retrouver en maison de repos. Le logement social est vu par les personnes âgées comme une solution financière puisque le loyer est calculé sur base de leurs revenus.
« Comment on va faire avec nos petites pensions ? »
Et puis il fallait à ces deux femmes un logement accessible pour une personne à mobilité réduite.
« Comment je vais faire avec ma mère ?... Il nous faut un rez-de-chaussée. »
V. s’occupe presque à temps plein de sa maman. Elles vivaient dans l’angoisse d’être séparées. Vu la situation de santé de sa mère, V. avait demandé à être relogée à un rez-de-chaussée, mais la première offre d’HBM était un appartement aux 7 étages.
« On va aller en justice. »
Elles étaient prêtes à aller jusqu’au bout pour obtenir satisfaction, menaçant même HBM de poursuite judiciaire. Malgré leur âge, leurs faibles moyens financiers et leur état de santé, elles ont introduit une requête auprès du juge de paix. Malheureusement, même dans ce cadre-là, elles n’ont pu obtenir gain de cause.
« On est bloqué... On est attaché aux souvenirs. »
Comme tous les autres résidents de la tour, l’attente du relogement a figé leurs vies et a été à la source de nombreuses angoisses. Ces deux femmes étaient les mémoires vivantes d’un quartier qu’elles doivent aujourd’hui quitter. En fin de compte, personne n’aura pris en considération ni leurs demandes, ni leur attachement à cet univers.
Quelles pistes d’actions proposer ?
Ces trois témoignages attestent de la véritable souffrance psychologique et parfois même physique à laquelle sont confrontés les locataires devant subir un déménagement dans le cadre d’une opération tiroir. Nous avons récolté d’autres témoignages similaires qui tous reflètent l’angoisse de l’inconnue, l’attente, la dégradation progressive du bâtiment en fin de vie et souvent laissé à l’abandon, le manque d’information de la part de la société de logement, le manque de choix, de prise en compte des situations individuelles, etc.
Il est clair, qu’une meilleure prise en charge et un meilleur accompagnement des locataires est possible. Il ne serait pas très compliqué d’assurer un suivi individuel pour chacune des personnes concernées, bien en amont du processus et de manière à ce qu’elles puissent bien appréhender l’ensemble de leurs droits et des possibilités qui leur sont offertes. La SLRB elle-même pourrait avoir un rôle plus important à jouer, notamment pour arbitrer les conflits entre la SISP et les locataires.
Mais il est évident que ces situations ne sont pour autant pas non plus totalement inévitables à partir du moment où une opération de rénovation ou de démolition-reconstruction d’un grand immeuble est envisagées. Il est clair qu’une partie importante du parc immobilier social datant des années 1960 et 1970 est très vétuste. Certains travaux peuvent être menés sans que les locataires soient déplacés, comme par exemple l’installation de nouveaux châssis ou de nouvelles canalisations. Mais dès qu’il s’agit de travaux plus lourds, il faut nécessairement envisager le relogement des locataires en place et c’est là que le bât blesse. Les sociétés de logement ne disposent pas de suffisamment de possibilités pour recaser un nombre important de ménage en une seule fois. Dès lors, l’opération s’étale dans le temps, et c’est là que naissent les situations les plus traumatisantes.
Un constat qui doit par ailleurs nous faire porter un regard très critique sur la forme urbaine que constituent les tours, ou plutôt, les barres de logements. Si elles permettent sans doute de réaliser une série d’économie d’échelle en termes de chantier ou de gestion, il ne faut pas perdre de vue, que dans la durée, les plus grands ensembles sont manifestement plus difficiles à gérer, tant au niveau des aspects techniques que des aspects humains.
[1] Habitations Bon Marché
[2] Nous ne nous attardons pas à décrire la pertinence de l’une ou l’autre de ces deux options dans cet article (voir l’article : La rénovation de la tour « Brunfaut » dans Bruxelles en mouvements n°265).
[3] Nous avons vu dans l’article sur la Tour Brunfaut paru dans le Bruxelles en mouvements n°265, qu’il était toutefois possible d’envisager une opération de rénovation de grande ampleur en gardant une partie des locataires sur place, mais avec tout l’inconfort et les difficultés que cela engendre.