Pour ses « supporters », le projet de métro Nord s’impose comme une évidence : « le métro est le moyen de transport en commun le plus efficace », « c’est la seule alternative crédible à la voiture », « toutes les grandes villes d’Europe et du monde ont un réseau plus étendu que Bruxelles »…
Le métro est paré de toutes les vertus, porteur de la promesse d’une ville libérée de la congestion ; même les lobbys pro-voiture le jurent : « donnez-nous (toujours) plus de métro et les automobilistes laisseront leurs véhicules au garage ! ». Le métro a certes ses qualités (capacité, vitesse – du moins « de quai à quai » –, régularité), mais aussi ses défauts (coûts de construction et d’exploitation, système « fermé » qui induit des correspondances multiples, accès difficile aux quais via des escalators régulièrement en panne.
La question n’est pas tant de prendre parti pour ou contre le métro, en fonction de ses qualités (réelles ou fantasmées) et de ses défauts, mais de déterminer comment développer une offre de transports en commun répondant, le plus justement possible, et en tenant compte des contraintes budgétaires, aux besoins actuels et projetés et aux objectifs de mobilité. Le projet de métro Nord ne s’inscrit pas dans cette perspective.
Le choix du métro n’est pas justifié
D’après les développeurs du projet, le métro Nord se justifie par l’impossibilité d’une alternative à la desserte efficace de Schaerbeek et d’Evere [1] et par une saturation attendue de l’axe souterrain nord-sud existant si son exploitation devait continuer en mode prémétro. Ces arguments ne résistent pas à l’analyse. Selon une projection réalisée par le bureau d’étude STRATEC, qui se base sur un scénario où Bruxelles connaîtrait un report modal conséquent de la voiture vers les transports en commun, la fréquentation de cet axe nord-sud n’excéderait jamais la capacité qu’une desserte en tram peut offrir. La capacité annoncée du métro Nord, de plus de 14 000 places par heure et par sens aux heures de pointe [2], serait donc totalement surdimensionnée par rapport à la demande, particulièrement au niveau de Schaerbeek et d’Evere où l’on compterait moins de 2 000 voyageurs par heure et par sens aux heures de pointe ! Concernant le tronçon entre la gare du Nord et la gare du Midi (le plus fréquenté de l’axe), le Ministre de la mobilité Pascal Smet prétend que l’offre actuelle de 6 000 places par heure et par sens aux heures de pointe ne peut pas être améliorée [3]. Pourtant, plus de 8 000 places par heure et par sens sont déjà offertes sur le tronçon Albert - Gare du Midi, ce qui montre que la capacité du souterrain nord-sud est plus élevée que ce que prétend le Ministre… D’autant plus que cette capacité peut être renforcée par une offre complémentaire de surface sur l’axe nord-midi.
Pourquoi, dès lors qu’elle ne s’appuie pas sur des bases rationnelles, favoriser l’option du tout au métro ? La raison ne tient pas tant à des questions objectives de mobilité qu’à un (non) choix politique mal éclairé : « […] du point de vue politique et de la gouvernance urbaine, nos résultats, même partiels, soulignent indirectement le poids prépondérant d’un exploitant de transport public qui a réussi à imposer une réorganisation du réseau conçue principalement en fonction des contraintes propres qu’elle subit en surface, sans contrôle par l’administration en charge de la stratégie politique de la mobilité […] le tout avec l’aval finalement de la sphère politique qui a peut-être trop fait confiance aux arguments techniques (qui n’en sont pas toujours...). » [4] Enterré, le métro ne remet pas en cause le statu quo en surface où l’automobile peut continuer à régner. Ainsi, l’espace qui serait « libéré » par la suppression de la ligne de tram 55 (dont le métro Nord reprendrait grosso modo le tracé) ne profiterait pas aux piétons ou aux cyclistes puisque le profil des voiries resterait inchangé et les rails maintenus par la STIB comme voies de service.
Bien sûr, l’offre actuelle du tram 55 pose des problèmes de régularité et sans doute, à terme, de capacité. C’est pourquoi une série d’aménagements et de réorganisations doivent être réalisés.
L’alternative proposée par l’ARAU [5]
Les principes de l’alternative au projet de métro Nord consistent à maintenir l’exploitation en prémétro de l’axe souterrain nord-sud existant, moyennant certaines adaptations, et à améliorer les conditions de circulation des transports en commun en surface en leur donnant la priorité sur le trafic automobile.
Concernant l’axe souterrain, le principal problème actuel se situe au niveau du complexe de tunnels entre les stations Gare du Midi et Lemonnier où circulent 5 à 6 lignes (3, 4, 51, 81, 82 + 32 après 20 h), ce qui peut occasionner des ralentissements. La STIB entend résoudre ce problème en supprimant la station Lemonnier pour la « remplacer » par de nouveaux tunnels et une nouvelle station Constitution (ou Toots Thielemans) qui permettrait le passage du métro Nord (impossible avec les infrastructures actuelles) et des trams dans deux tunnels séparés. Il est pourtant possible de faire plus simple et beaucoup moins cher, tout en évitant d’imposer de lourds chantiers aux habitants et aux commerçants des quartiers concernés. Pour défaire ce « nœud » souterrain, il suffit de faire passer en surface les lignes qui ne sont pas concernées par l’axe nord-sud : le 81 et le 82 peuvent aisément continuer leur parcours en surface en site propre depuis l’avenue Fonsny grâce à des aménagements minimes en surface (il existe d’ailleurs une voie de service rue de l’Argonne qui peut parfaitement convenir pour le 81). Le 51 pourrait également « sortir de terre », à condition qu’il soit remis en surface en amont de la station Albert, une option qui devrait être prise en compte, au même titre que son remembrement avec le 55 pour reformer la ligne qui existait avant la réorganisation du réseau de 2006- 2008. Avec les solutions de surface, les choix ne sont pas figés, contrairement à la rigidité induite par la « métroïsation ».
Un autre « nœud » à défaire pour assurer une meilleure desserte de l’axe nord-sud est celui qui se trouve autour de l’arrêt Thomas (au nord de la gare du Nord) où 5 à 6 lignes sont également concernées (3, 25, 55, 62, 93 + 32 après 20 h). À ce niveau, un court ouvrage en tunnel (donc relativement peu coûteux) entre la gare du Nord et l’arrêt Liedts permettrait d’alléger cette partie du réseau.
Au-delà de la place Liedts, des aménagements devraient être réalisés afin d’améliorer la circulation des transports en commun, à l’instar de ce qui a déjà été réalisé rue Van Oost où la mise en sens unique a permis d’extraire le 55 du trafic automobile sur une (courte) partie de son parcours. La création de sites propres, la mise en œuvre de la télécommande des feux, l’allongement des quais afin de pouvoir faire circuler des trams de plus grande capacité sont d’autres mesures à prendre. Elles ont été, pour partie, inscrites dans le Plan Communal de Mobilité (PCM) de Schaerbeek [6] approuvé en 2009.
Une fois ces aménagements réalisés, le réseau peut être réorganisé pour optimaliser la desserte : la ligne 4 peut être prolongée au-delà de la gare du Nord, jusqu’à la gare de Schaerbeek, et la fréquence et la régularité du 55 peuvent être augmentées afin d’offrir sans frais une plus grande capacité là où la demande, croissante, est la plus forte. Ce principe figure également au PCM de Schaerbeek : « Prolongement vers Schaerbeek de la ligne 3 [à cette époque c’est la ligne 3 qui était limitée à la gare du Nord et la 4 qui continuait vers le Heysel] (vers la gare de Schaerbeek ou la ligne 55) à condition d’augmenter la régularité et la vitesse par la mise en œuvre d’un site propre sur les rues Gallait et Van Oost. »
Pour compléter cette alternative au métro Nord, l’ARAU propose la (re)création d’une ligne de tram en surface sur les boulevards du centre. Cette ligne pourrait assurer la desserte du site de Tour et Taxis. Outre qu’elle offrirait une capacité supplémentaire sur le très fréquenté tronçon Gare du Nord - Gare du Midi, cette ligne contribuerait à assurer la continuité, l’homogénéité, d’un réaménagement d’ensemble des boulevards du centre dans l’objectif de substituer les transports en commun à la mobilité automobile.
En parallèle à ces propositions, qui sont du ressort exclusif de la Région, il ne faut pas oublier les offres existantes (et développables !) de la SNCB et de De Lijn qui permettent, déjà, des gains de temps substantiels pour bon nombre de trajets intrabruxellois [7] et en lien avec la périphérie.
Les avantages de l’alternative au métro Nord
Les avantages de cette alternative sont nombreux et importants en matière de coûts, de durée et d’impact des chantiers, d’offre aux usagers, d’urbanité.
Le coût total estimé du projet de métro Nord est de près de 2 milliards d’euros, dont plus de 800 millions pour les 5 kilomètres de l’extension Nord et ses nouvelles stations. À titre de comparaison, le chantier de la ligne de tram 9 (5,5 km) devrait coûter environ 70 millions… L’alternative au métro Nord ne nécessite pas de budgets conséquents si ce n’est pour la création du court tunnel Gare du Nord - Liedts estimé à 100 millions. De quoi réorienter des centaines de millions de budget vers le financement de nouvelles lignes de tram, de dizaines de kilomètres de pistes cyclables ou d’autres politiques de mobilité.
Les chantiers sont annoncés comme indolores car en grande profondeur, mais leur impact sur les quartiers concernés ne serait pas nul, particulièrement autour du projet de nouvelle station Constitution où les rues devraient être ouvertes plusieurs années (sans compter l’espace pris par le stockage des engins de chantier et les nombreux charrois). Les chantiers nécessités par l’alternative impliqueraient évidemment des interventions en surface, plus « visibles » mais nettement moins longues et surtout mieux maîtrisées, alors que la technique retenue pour le percement du métro Nord (tunnelier en grande profondeur), moins maîtrisée par les ingénieurs bruxellois, engendrerait l’allongement des délais (et de la facture finale).
Du point de vue de la mobilité, l’alternative offre aux usagers :
De manière générale, cette alternative traduit une philosophie de mobilité, développée dans la Cityvision [8], bien différente de celle de la STIB. En privilégiant les transports en commun de surface et l’exploitation en prémétro des tunnels, elle permet plus de souplesse, plus d’adaptabilité, tandis que la Métrovision de la STIB induit la rigidité d’un réseau concentré sur quelques lignes fortes devant être « alimentées » par le rabattement, le raccourcissement voire la suppression pure et simple des lignes jugées secondaires, au détriment d’un maillage fin des quartiers.
Privilégier les transports en commun de surface est également synonyme de plus d’urbanité : les usagers qui voyagent « à l’air libre » appréhendent mieux leur ville que ceux qui ne voient d’elle que ce qui entoure entrées et sorties d’une bouche de métro. On ne compte plus les villes qui redéveloppent leurs réseaux de trams démantelés au profit du tout à l’automobile. Elles le font non seulement pour des questions de mobilité, mais aussi au profit d’un rééquilibrage de l’usage de l’espace public, de l’accessibilité et de la visibilité des commerces, de la continuité des réaménagements urbains. Bruxelles a la chance d’avoir pu maintenir une partie de son réseau de surface, c’est un atout sur lequel la Région doit s’appuyer et qu’elle doit développer.
Conclusion
Le choix du métro est un choix du passé, fruit de la vision d’ingénieurs dont la seule préoccupation est la vitesse commerciale des véhicules, peu importe si c’est aux dépens des trajets réels des usagers où les temps de marche, d’attente, de correspondance, représentant souvent bien plus que celui passé dans le métro, le tram ou le bus. Le politique s’accommode bien de ce choix, prétendument motivé par des contraintes techniques, car il lui évite de remettre en cause l’ordre établi, de devoir trancher fermement en faveur d’un rééquilibrage de l’usage de l’espace public au profit des piétons, cyclistes et usagers des transports en commun, et au détriment de quelques places de stationnement ou, localement, d’une bande de circulation automobile.
L’alternative au métro Nord proposée par l’ARAU invite à sortir d’une logique où l’efficacité des transports en commun suivrait une hiérarchie faisant du métro, devant le tram et le bus, le meilleur moyen de déplacement et à penser la mobilité publique en termes d’offre d’un service adapté aux demandes des usagers.
L’alternative de l’ARAU n’est pas « à prendre ou à laisser », mais constitue un point de départ pour un débat jusqu’à présent inexistant sur un projet de métro Nord annonciateur de lourdes et irréversibles conséquences.
Jean-Michel Bleus
chargé de mission
Atelier de Recherche et d’Actions Urbaines
ARAU
[1] Dans une « étude d’opportunité socio-économique et stratégique », le bien nommé Bureau Métro Nord (BMN) a écarté, de manière partiale, toute possibilité d’amélioration de la desserte en surface de Schaerbeek et d’Evere. Voir l’analyse de l’ARAU Métro Nord : « Qui veut tuer son chien (le tram 55), l’accuse de la rage », 19 décembre 2012.
[2] La fréquence annoncée du métro Nord en heure de pointe est d’une rame toutes les 3 minutes, soit, par heure, 20 rames d’une capacité de 728 places chacune.
[3] Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale – Compte rendu intégral – Commission de l’infrastructure – Session 2014-2015, réunion du lundi 27 avril 2015.
[4] Frédéric Dobruszkes, Michel Hubert , François Laporte and Caroline Veiders, « Réorganisation d’un réseau de transport collectif urbain, ruptures de charge et mobilités éprouvantes à Bruxelles », Articulo – Journal of Urban Research [Online], 7 | 2011, Online since 19 septembre 2010 : http:// articulo.revues.org/1844.
[5] Cette alternative a été développée dans l’analyse « Métro Nord : à quel prix ? » du 28 avril 2016 et enrichie depuis lors par de nombreuses discussions et réflexions avec des habitants, usagers, chercheurs, experts, associations, représentants communaux.
[7] Voir le travail de Kévin Lebrun sur l’accessibilité des quartiers bruxellois en transport public exposé, notamment, lors de la dernière journée d’étude de l’ARAU (actes à paraître prochainement).
[8] La Cityvision, Bruxelles en mouvements n°231-232 – 15 février 2010.