Si chaque enfant se voyait attribuer une école dès l’inscription dans l’enseignement fondamental, la ségrégation scolaire serait éradiquée. C’est l’essence de la proposition formulée par l’APED (Appel pour une école Démocratique) qui, sans rien changer à la ségrégation résidentielle, porte une estocade au quasi-marché scolaire.
Pour réussir le projet d’une école socialement mixte, vous soutenez qu’il faudrait réguler davantage les inscriptions scolaires, et ce dès l’enseignement fondamental. Pourquoi ?
Nico Hirtt : Rappelons tout d’abord que la Belgique est l’un des pays d’Europe de l’Ouest affichant la plus grande disparité de performances scolaires selon l’origine sociale, par exemple aux tests PISA [1], mais également en termes d’orientation ou de redoublement. De plus, c’est aussi chez nous que la ségrégation sociale entre écoles est la plus poussée. Or, il se fait que ces deux phénomènes sont étroitement liés. De nombreuses études ont montré que les pays qui pratiquent une forte séparation des élèves selon l’origine sociale, sont aussi, statistiquement, ceux où l’équité des résultats est moins bien assurée. Inversement, la mixité sociale s’avère être un gage de performances moins inégales.
Une question fondamentale en matière d’équité scolaire est donc : pourquoi nos écoles belges sont-elles à ce point polarisées quant à leur composition sociale ? La réponse tient en deux éléments. Premièrement, le recrutement des écoles reproduit forcément les caractéristiques sociales de l’environnement où elles sont implantées. Un établissement de Waterloo n’aura sans doute pas le même public qu’une école de Marcinelle. Cependant, cette explication connaît des limites. Ainsi on observe souvent, dans les grandes villes, que des écoles très proches les unes des autres ont des recrutements radicalement différents.
Il faut donc invoquer un autre mécanisme explicatif : le quasi-marché scolaire. Lorsque le public des établissements scolaires dépend presque exclusivement de la libre initiative des parents, il ne faut pas s’étonner que la quête d’affinité sociale, l’inégale connaissance de l’offre scolaire, les attentes socialement différenciées… se traduisent par la ségrégation sociale observée. Et lorsque cette ségrégation – sociale ou académique – est en place, cela décuple la volonté des parents qui en sont les plus conscients de faire en sorte que leurs propres enfants échappent aux écoles « poubelles ». On a donc là un véritable cercle vicieux.
Une étude [2] réalisée par l’Aped en 2007 montre que les différences entre pays ouest-européens pour ce qui est de l’inégalité sociale des systèmes d’enseignement s’expliquent pour moitié par le degré de liberté de choix des parents. En d’autres mots, le déficit belge en matière d’équité devrait pouvoir être grandement réduit par des politiques qui limiteraient les effets ségrégateurs du quasi-marché scolaire.
Comment faire alors ? Suffirait-il d’imposer une école aux parents ? Cela n’inciterait-il pas les plus nantis à déménager dans un quartier où se trouve l’école de leur choix. On sait que la mobilité intra-urbaine est un privilège des classes moyennes supérieures.
En effet, remplacer simplement le libre choix par l’obligation de fréquenter l’école la plus proche, à la manière dont cela se fait en France, est impossible et inefficace. C’est impossible, du moins à court terme, parce que cela heurterait de front les attentes de parents légitimement inquiets face aux inégalités de notre tissu scolaire. Qui plus est, cela nécessiterait une révision de la constitution – qui garantit la liberté d’enseignement – et il ne se trouvera pas facilement une majorité des deux tiers pour voter cela. Mais ce serait aussi inefficace parce qu’envoyer chacun à l’école la plus proche ne ferait que reproduire, au niveau scolaire, la ségrégation sociale résidentielle et inciterait les parents qui en ont la possibilité à fuir les quartiers populaires ce qui aggraverait derechef la ségrégation.
Il faut donc un mode d’affectation des élèves aux écoles qui, tout en préservant la liberté des parents, assurerait un niveau à peu près équivalent de mixité sociale dans tous les établissements. C’est l’essence de la proposition formulée par l’Aped. Concrètement, nous recommandons qu’au début de la scolarité d’un enfant (ou quand il est amené à devoir changer d’école) ses parents se voient proposer une place dans un établissement. Cette proposition serait faite sur base de deux critères principaux : la proximité du domicile et la recherche pro-active de mixité sociale. Le premier critère est évident mais le deuxième est essentiel : les parents savent d’avance que l’école qui leur sera proposée ne sera ni plus ni moins « populaire » ou « élitaire » qu’une autre.
Bien entendu, les parents resteraient libres d’accepter ou de refuser l’école proposée. En cas d’accord (qui devra être signifié avant une date butoir) ils n’auront plus aucune démarche à entreprendre et échapperont aux « files » à l’inscription. Dans le cas contraire, il leur appartiendra de rechercher une place libre dans l’une ou l’autre école de leur choix, mais seulement après que l’affectation des élèves aux écoles aura été clôturée – au terme de la « date butoir ».
Il y a de bonnes raisons de croire que la majorité des parents fera le choix de la sécurité (proximité, mixité sociale, place assurée) plutôt que de jouer à la roulette avec l’avenir de leur enfant. En effet, refuser l’école proposée c’est partir à l’aventure sur un marché scolaire où les écoles les plus « demandées » auront aussi le moins de places disponibles. Ce sont surtout les parents de classes sociales aisées qui privilégieront la stratégie du choix. Ils ne trouveront donc que des écoles où les autres parents, ceux de milieux populaires, auront accepté la place proposée. Ces écoles seront donc de toute manière socialement mixtes.
Est-il réellement possible, dans une ville aussi socialement polarisée que Bruxelles par exemple, de concilier mixité et proximité ?
C’est pour répondre à cette question que Bernard Delvaux et moi-même avons entrepris, récemment, une étude visant à simuler (au moyen d’un programme informatique), ce que donnerait, sur Bruxelles, la mise en œuvre de l’affectation des élèves aux écoles suivant le système préconisé par l’Aped [3]. Et les résultats sont tout à fait convaincants.
Actuellement, pour les élèves bruxellois de première primaire (et scolarisés à Bruxelles) la distance domicile-école est en moyenne de 1 330 mètres et environ un sixième des élèves est scolarisé à plus de 2 800 mètres. Au terme de la mise en œuvre de notre programme d’affectation, la distance moyenne se trouve réduite à 910 mètres seulement, cinq sixièmes des élèves sont scolarisés à moins de 1 600 mètres.
Les résultats sont tout aussi bons pour ce qui est de la mixité. Aujourd’hui, il faudrait changer d’école 37% des élèves « pauvres », si on voulait qu’ils soient répartis de façon uniforme dans tous les établissements [4]. Au terme de la mise en œuvre de notre projet, ce pourcentage chuterait à 13%, soit trois fois moins.
Plus important encore, alors qu’actuellement un élève bruxellois sur cinq est scolarisé dans une école-ghetto très pauvre [5], il ne resterait plus aucune école de ce type après la mise en œuvre de la proposition de l’Aped. Inversement, seul un tiers des élèves sont actuellement scolarisés dans des écoles réellement mixtes, c’est-à-dire dont l’indice socio-économique moyen est proche de l’ISE moyen bruxellois. Mais au terme de notre simulation, nous sommes parvenus à faire en sorte que 94% des élèves soient dans de telles écoles.
La réponse est donc éclatante : oui, il est tout à fait possible de concilier mixité et proximité.
Est-ce qu’une « simple » répartition sociale des élèves dans les établissements suffirait, à elle seule, à assurer l’équité sociale, l’égalité des chances dans les classes ? Ne faudrait-il pas réformer aussi les pratiques pédagogiques, réformer le métier d’enseignant ?
Comme je l’indiquais plus haut, environ 50% de notre déficit d’équité (par rapport aux autres pays ouest-européens) peut s’expliquer par la ségrégation sociale engendrée par le marché scolaire. Cela veut dire aussi qu’il y a une multitude d’autres facteurs responsables des 50% restants et sur lesquels nous pouvons et devons également agir. Sans doute les pratiques pédagogiques en font-elles partie, même si la littérature scientifique est très contrastée à ce sujet. Selon certains auteurs, les pédagogies « actives » seraient plus proches du rapport au savoir et à l’école des enfants de milieux populaires ; mais d’autres ont observé que les enfants du peuple qui réussissent bien à l’école sont justement ceux qui étudient de façon très systématique, très « scolaire », et qui sont souvent mal à l’aise face aux pédagogies innovantes [6]. Je pense pour ma part que des pratiques visant à la construction active des savoirs sont préférables, mais qu’il faut être prudent lorsqu’on les propose à des enfants qui ont dû faire de gros efforts pour se couler dans le moule scolaire traditionnel.
D’autres encore plaident en faveur de pédagogies différenciées. Si cela signifie qu’il faut, en classe, varier les types d’approche des savoirs, j’y suis favorable. Mais si l’on prétend que l’enseignant devrait proposer des approches différentes « adaptées » à chaque élève, alors je dis : danger ! Le but de l’école n’est pas de cultiver chez l’enfant les capacités, les formes d’expression de l’intelligence que celui-ci maîtrise déjà le mieux. Il s’agit au contraire d’en exercer toute la variété.
Et il n’y a pas que la pédagogie. On pourrait évoquer aussi le nombre d’élèves par classe, l’âge de la première orientation, la taille des écoles, les horaires de travail, la formation des maîtres, etc. Le chantier est énorme. Mais prétendre réduire les inégalités sans toucher au facteur le plus important, le marché scolaire, est une erreur impardonnable. Et malheureusement, cette erreur a été commise dans le Pacte d’excellence.
Entretien avec Nico Hirtt,
Appel pour une école Démocratique (APED)
[1] PISA, Program for International Student Assessment, mesure tous les trois ans, dans une cinquantaine de pays, les performances des élèves de 15 ans à des épreuves de mathématique, de sciences et de compréhension à la lecture.
[2] Hirtt, N., « Impact de la liberté de choix sur l’équité des systèmes éducatifs ouest-européens (Appel pour une école démocratique) », 2007, in www.skolo.org.
[3] Pour effectuer cette simulation, nous avons attribué à chaque élève un indice socio-économique (ISE) « plausible », sur base de l’ISE de son secteur de résidence (lui-même établi sur base de 11 variables comme le revenu moyen, le niveau d’étude, la qualité du logement, les professions des habitants, etc.). La proposition de l’Aped suppose évidemment de tenir compte du statut socioéconomique réel des élèves, par exemple sur base de la déclaration fiscale des parents.
[4] Ce pourcentage s’appelle « l’indice de ségrégation ».
[5] Techniquement, une école dont l’indice socioéconomique moyen est inférieur au seuil sous lequel se situent les 30% d’enfants Bruxellois les plus pauvres.
[6] On lira par exemple, avec intérêt, Rey B., « Inégalités scolaires et pratiques pédagogiques », Journal de l’alpha n°167-168 ou Beckers, J., « Contribuer en Communauté française de Belgique à une approche par compétences qui réduirait les inégalités d’apprentissage », CIFEN, Bulletin n°30, novembre 2011.