Gwenaël Breës et Claire Scohier – 1er mars 2013
La région bruxelloise compte bien trop de bureaux, preuve en est : ils restent vides. Pourtant le promoteur Atenor, soutenu par Anderlecht, Saint-Gilles et la Région, prévoit d’encore alourdir le quartier du Midi de 100 000 m² de bureaux supplémentaires sous forme d’un bouquet de tours. Comment ne pas crier à l’absurdité ?
Le quartier Midi, sa gare TGV, son marché du dimanche, sa tour – la plus haute de Bruxelles –, ses terrains vagues, ses cafés portugais et espagnols et surtout ses 300 000 m² de bureaux sortis de terre en l’espace de 15 ans au prix de nombreuses expropriations. Les besoins actuels du quartier sont multiples, que ce soit en terme de logements accessibles, de cicatrisation d’un espace public malmené et d’une meilleure organisation de la mobilité aujourd’hui chaotique. Mais les communes et la Région ont d’autres ambitions qui font les choux gras de promoteurs aux aguets comme CFE et Atenor.
Le bureau : une indigestion
Rappelons que la région compte 13 millions de mètres carrés de bureaux dont 2 millions vides et que Bruxelles arrive en deuxième place européenne, juste après Zurich, du nombre de mètres carrés de bureaux par habitant. Le quartier Midi, en particulier, a doublé sa superficie de bureaux en 15 ans passant de 300 000 m² à 600 000 m² entre 1995 et 2010. Ceux-ci se sont remplis paresseusement, surtout grâce à un jeu de chaise musicale des pouvoirs publics et autres parastataux : 77% des bureaux sont occupés aujourd’hui par la fonction publique [1] (contre 34% en région bruxelloise). La SNCB à elle seule occupe 220 000 m² de bureaux dans le quartier. L’effet TGV annoncé par certains est resté un mirage. Aucune société mettant à profit la connectivité internationale ne s’y est installée. Les entreprises françaises ont notamment préféré s’implanter du côté de l’avenue Louise, au grand dam du bourgmestre de Saint-Gilles, Charles Picqué, également Ministre-Président de la Région. Toujours est-il que la mono-fonctionnalité de bureaux aux abords de la gare a bel et bien produit, elle, ses effets : le quartier se vide en fin d’après-midi.
Malgré cette orgie tertiaire, les communes de Saint-Gilles et d’Anderlecht n’ont pas hésité à l’automne 2010 à lancer une procédure d’abrogation de deux Plans particuliers d’affectation du sol (PPAS), au motif très explicite de lever un frein à la construction de nouveaux bureaux [2] : « Le PPAS dont les quotas de bureaux sont atteints pourrait être un frein aux développements autorisés par le PRAS et aux objectifs du PRD relatifs au développement des zones administratives aux abords des gares. » Une façon d’ouvrir les vannes au profit du projet « Victor » porté par les groupes Atenor et CFE, devenus propriétaires en 2007 (grâce à l’intermédiaire d’Eurostation, filiale immobilière de la SNCB) d’un terrain situé juste derrière la Tour du Midi. Ils projettent d’y ériger 100 000 m² de bureaux (le PPAS n’en autorisait que 40 000) se déclinant sur trois tours atteignant respectivement chacune 150, 116 et 73 mètres de haut. De quoi donner le vertige et l’envie de fuir aux habitants installés autour de la place Bara.
Les promoteurs reconnaissent sans fard que leur projet est spéculatif et se remplira, au mieux, en occasionnant un nouveau vide structurel de superficies de bureaux ailleurs en région bruxelloise. Il se murmure que le projet est adapté pour un occupant unique, or il y en a peu de cette taille et ce sont surtout des services publics. Et oui… la rumeur veut que la SNCB serait preneuse des tours, en attendant que son propre projet de 250 000 m² de bureaux voie le jour. Le bouquet de tours deviendrait donc du bureau de transit, qui créerait des surfaces vides… dans le même quartier. On croit rêver !
Deux architectes sont aux commandes de ce vaisseau inutile : Christian de Portzamparc pour le vernis international et Michel Jaspers pour la gestion pratique… le même qui a sévi dans les années sombres du quartier Nord et est l’auteur des derniers milliers de mètres carrés de bureaux construits au Midi.
Un bouquet de tours, c’est pas un cadeau !
Pour faire passer la pilule, Atenor présente son projet comme un paquet cadeau : un bouquet de tours, ficelées d’un ruban rouge et « qui invitent la tour du Midi à danser avec elles ». Mais la pilule ne passe pas car au-delà de sa mono-fonctionnalité, le projet interpelle par sa densité. Alors que la densité du site, avec ses anciens ateliers et bureaux, avait un P/S de 2,43 [3], le projet Victor fait monter ce dernier à 13,84. L’étude urbanistique commandée par Euro Immo Star conseillait, elle, un P/S de 4,32 (ce qui équivaut à un immeuble de 5 étages), soit trois fois moins. Pour monter plus haut, Atenor se joue des réglementations et prévoit au milieu de ses tours une nouvelle voirie menant de rien à rien, dans le seul but de détourner les contraintes du Règlement régional d’urbanisme (RRU) afin de pouvoir se caler sur la hauteur de la Tour du Midi [4].
Une telle densité ne peut qu’accroître la rupture avec le tissu urbain, créant des barrières supplémentaires dans un univers déjà complètement fragmenté par la gare, les voies ferrées, les axes routiers et la masse existante de bureaux. Laissant les habitants et les usagers du quartier aux prises avec le cortège de nuisances qui ne manque pas d’accompagner l’architecture de tours : ombres portées et tourbillons venteux sur des dizaines de mètres, espaces publics inhospitaliers, vues bouchées, sensation d’écrasement… Quant au rôle éventuel de signal urbain dévolu aux tours, il est ici redondant avec celui de la Tour du Midi marquant le paysage depuis les années 60 [5].
Avec désinvolture, l’auteur du projet présente son projet comme « mixte » en raison de 2 000 m² de logements qu’il prévoit aux pieds des tours (le PPAS abrogé en exigeait minimum 10 000 m² !) et en prenant bien soin de les orienter... vers le nord. Le rez-de-chaussée accueillerait 2 300 m² de commerces, dont on imagine aisément qu’ils calqueront leur offre et leurs heures d’ouverture sur les besoins des navetteurs et non sur ceux qui vivent dans le quartier.
Le promoteur a beau nous promettre des tours passives, on se met à douter au vu de son dernier bébé en date : le projet Trebel au quartier européen (32 000 m² de bureaux), qui annonce un amortissement de son bilan carbone au bout de 20 ans d’occupation et s’avère, après analyse, nécessiter plus de 150 ans pour compenser les 6 000 tonnes de CO2 induites par la démolition du bâtiment existant et la construction du nouveau bâtiment. L’argument environnemental manque encore plus de pudeur lorsqu’on sait que ce projet situé auprès de la plus grande gare de Bruxelles et desservi par une multitude de lignes de transport en commun, s’accompagnera de 560 places de parkings. Un comble, alors que l’argument principal utilisé pour vanter l’implantation de bureaux près des gares est de faire diminuer la pression automobile.
Des habitants à l’ombre des procédures
Faut-il le rappeler, le quartier Midi n’est pas qu’un quartier de bureaux. De nombreux habitants vivent dans cet univers inhospitalier. Le projet Victor vient prendre pied sur un terrain déjà pour partie occupé par des immeubles de logements et certains habitants risquent en conséquence de vivre au quotidien à l’ombre de Victor. Or les pouvoirs publics semblent faire bien peu de cas de leur présence. Lorsque plusieurs riverains demandèrent en 2011 d’obtenir un statut d’observateur au sein du comité d’accompagnement chargé du suivi de l’élaboration du projet — statut accordé régulièrement à des comités d’habitants et encore tout récemment dans le cadre d’un projet au quartier européen —, leur demande fut balayée d’un revers de la main [6].
Lueur d’espoir… en juin 2012, Charles Picqué déclarait dans la presse : « Il nous faut un cadre de réflexion global car le total des surfaces proposées tant par la SNCB que par le privé conduit à une densité trop forte. Ce n’est pas compatible avec le bon aménagement des lieux. Il faudra faire des arbitrages, des projets devront être revus ou abandonnés. » Cette déclaration pleine de bon sens ne saurait amener le Ministre-Président qu’à abandonner ce projet : il crée à foison du bureau dont la Région ne saura que faire ; il se veut un signal urbain alors que celui-ci existe déjà au même endroit depuis 50 ans ; il se prétend mixte alors qu’il repose à 95% sur une seule fonction ; il se dit appartenir aux critères du développement durable alors que son énergie grise et ses parkings plomberont les scores environnementaux de la Région. Victor rime avec Atenor, pas avec le Midi !
[1] La SNCB et ses filiales Infrabel, B-Cargo, TUC-Rail ; l’ONSS, l’ONEM et le Ministère des Pensions.
[2] Sur la saga liée à l’abrogation des deux PPAS, lire dans cette revue M. Benzaouia et C. Scohier, « Tours de PPAS PPAS au Quartier Midi », Bruxelles en mouvements, n°249, pp.20-23, lisible sur : Tours de PPAS PPAS au Quartier Midi.
[3] Rapport plancher/sol : rapport entre la superficie de planchers et la superficie au sol. Au plus le nombre est élevé, au plus le projet est dense.
[4] Le RRU prévoit que les gabarits doivent rester dans la moyenne de l’îlot. En créant un nouvel îlot par la voirie, Atenor peut conférer à son projet la même hauteur que celle de la Tour du Midi.
[5] Voir l’article sur le site d’IEB : « TREBEL rue Belliard - le PUL en dehors du PUL : les inconséquences d’un urbanisme de notables à l’obsolescence programmée ».
[6] Voir le courrier envoyé à ce sujet par les habitants au fonctionnaire délégué de la Région : Un comité de quartier, observateur au comité d’accompagnement d’une étude d’incidences, c’est possible !.