Depuis quelques années les féminismes se sont invités dans les débats architecturaux et urbanistiques. Loin d’être une vision monolithique de ce que devrait être l’espace urbain, l’architecture et l’urbanisme féministes appellent plutôt à partir des usages et des pratiques des habitant·es pour construire une ville plus égalitaire.
En 1968, Henri Lefebvre publie Le Droit à la ville. Il y relève que l’espace est à la fois le produit des rapports sociaux et lieu de leur reproduction. Penseur critique marxiste, il replace les enjeux urbains dans une perspective sociale et politique qui jusqu’alors avait été laissée à la discrétion des techniciens et spécialistes (les urbanistes), de l’État (le gestionnaire) et des acteurs économiques capitalistes. Il appelle à s’emparer de ces enjeux pour se réapproprier la ville par la construction d’un débat public et d’un savoir scientifique à partir des usages, et par l’appropriation physique et l’autogestion de la ville.
Depuis, les mouvements féministes se sont saisis de la question urbaine et ont souligné les dimensions genrées de la ville construite par et pour les hommes. Le genre « est un système de bicatégorisation hiérarchisé entre les sexes (hommes et femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (féminines et masculines) [1] ». Il est construit socialement et historiquement. En tant que catégorie d’analyse, il permet de remettre en cause la naturalisation des comportements sociaux genrés et les rapports de pouvoir entre hommes et femmes* [2].
De la mobilité à l’occupation de l’espace public, en passant par les logements, les pratiques et les usages sont sensiblement différents en fonction du genre. À partir du travail de trois associations féministes, L’architecture qui dégenre, Angela D. et Garance, comment penser un droit à la ville féministe ?
Les mouvements féministes se sont saisis de la question urbaine et ont souligné les dimensions genrées de la ville construite par et pour les hommes.
Que devons-nous entendre quand nous parlons de ville construites par et pour les hommes ? Leslie Kern, urbaniste féministe et autrice de Ville féministe, nous dit que « les gens qui prennent des décisions dans les villes, qui sont en majorité des hommes, font des choix à propos de tout, des politiques économiques urbaines à l’architecture des logements, en passant par l’emplacement des écoles, la conception des sièges dans les transports en commun et le déneigement, en ignorant les conséquences que ces décisions ont sur la vie des femmes — et souvent sans même s’en préoccuper [3] ». L’un des apports centraux des études féministes et des études de genre est d’avoir démasqué la pseudo neutralité de ceux qui présentent leur point de vue comme universel. L’urbanisme et l’architecture ont été historiquement construits depuis le point de vue d’un homme bourgeois blanc hétérosexuel et valide. Leurs conceptions de la ville, du logement, de l’espace public, de la mobilité ont été façonnées par leur socialisation masculine, leurs expériences, leurs pratiques, etc. Elles ne sont ni neutres ni représentatives de l’ensemble des usages et pratiques des habitant·es.
C’est pour faire connaître les multiples travaux et recherches portant sur le genre, la ville, l’architecture et l’espace public qu’Apolline Vranken a fondé L’architecture qui dégenre. Annabelle Hoffait, architecte, qui y travaille depuis août 2022, rejoint ce même constat d’une architecture masculine. « Les personnes qui dirigent les bureaux d’architecture sont encore majoritairement des hommes. Ils ont une certaine vision de comment faire l’architecture qui répond à certains besoins. Ils n’intègrent pas forcément les besoins des publics minorisés. » Y aurait-il une recette magique pour faire de l’architecture féministe ? Selon elle, il faut « sortir de l’idée que l’architecture féministe reviendrait à appliquer certaines mesures spécif iques qui sont bonnes pour les femmes*, parce que c’est un groupe très hétérogène, où il y a de nombreux besoins différents ». Un point de vue partagé par Apolline Vranken : « Globalement, ce n’est pas l’idée qu’il y aurait la définition d’un seul espace public ou d’un seul type de logement féministe. Il y a vraiment une diversité de possibilités. C’est cette diversité-là, de réponses, de fonctions, d’usages qui répond à une diversité d’usagères et d’usagers. »
Le premier écueil à éviter serait de considérer le genre comme le seul rapport social qui structure l’espace.
Le premier écueil à éviter serait de considérer le genre comme le seul rapport social qui structure l’espace. La classe, la race, ou encore le validisme ont aussi des effets sur notre rapport à la ville et à l’espace public. Le concept de validisme désigne « le fait que l’ensemble de l’organisation sociale est structuré sur la base de la présomption de la possession de corps valides/capables, créant et maintenant des barrières sociales et physiques qui construisent comme “autres”, oppriment et marginalisent les personnes aux corps hors normes [4] ».
Partant de ce constat, Garance, association d’autodéfense féministe, a poussé la mixité choisie plus loin pour prendre en compte les différents points de vue qui composent le groupe hétérogène des femmes* : les personnes âgées, les enfants, les travailleur·euses du sexe (TDS), les femmes* migrantes, les personnes à mobilité réduite (PMR), les personnes sans chez-soi, etc. La mixité choisie est un mode d’organisation où seule une certaine catégorie sociale est invitée à participer à une activité afin de permettre un cadre égalitaire, de discuter entre personnes concernées et de construire des lignes stratégiques. Comme exemple, on peut notamment citer les syndicats, qui regroupent des travailleur·euses, certaines organisations féministes, LGBTQIA+, antiracistes, etc.
Selon Garance, L’architecture qui dégenre et Angela D., il n’y a pas un urbanisme ni un type d’architecture qui serait typiquement féministe mais peut-être une méthode…
Dans le cadre de son projet sur les espaces publics, lancé en 2012, Garance a mis en place des marches exploratoires. Le concept ? Marcher en petit groupe en mixité choisie (entre femmes*, PMR, TDS, personnes avec vécu migratoire…) pour se réapproprier l’espace et pour analyser les besoins et envies des participantes. Pour Laura Chaumont, travailleuse chez Garance et responsable du projet espaces publics, le but « est surtout de donner la parole à celles qui l’ont moins et de la faire remonter. Les marches exploratoires comme on les a utilisées, c’était toujours dans une optique de donner un espace et la parole aux publics qui sont invisibilisés et oubliés des politiques publiques, […] non seulement, on ne leur demande jamais leur avis, mais on ne prend jamais en considération leur réalité ».
Il n’y a pas un urbanisme ni un type d’architecture qui serait typiquement féministe mais peutêtre une méthode…
La prise en compte des points de vue ne s’arrête pas au genre mais englobe les PMR, les TDS, les aînées, etc. Selon elle, la prise en compte du genre, « doit être au-dessus, donc parapluie et ça […] ça les embête (ndlr, les urbanistes et architectes) parce que ça prend plus de temps. Dans un projet d’aménagement du territoire, si tu dois marcher d’abord avec les expertes (ndlr, les habitantes), ben oui, ça prend un an ». Par exemple, penser la mobilité depuis le point de vue des mères, c’est notamment penser des trottoirs et des transports en commun accessibles pour les personnes avec poussette mais aussi pour les PMR [5]. À ce jour, un seul projet d’urbanisme en Belgique a pris en compte dans son cahier des charges les recommandations faites par Garance en 2017 suite à des marches exploratoires à Namur [6].
Tenir compte des réalités multiples vécues par les personnes qui habitent la ville nécessite donc du temps et de l’organisation… rarement prévus par les cabinets d’architectes ou les pouvoirs publics. D’après Apolline Vranken : « On se retrouve dans des temporalités de projet d’architecture qui ne le permettent pas. On est dans des logiques de concours ultrarapides où on fait une proposition avant même d’avoir la possibilité de faire des marches exploratoires, de faire des marches sensibles, des ateliers-maquettes, toutes des choses qui nous semblent super nécessaires dans une méthodologie féministe. »
De plus, la consultation arrive souvent au dernier stade du projet d’urbanisme, au moment du permis, et les réponses à ces consultations sont parfois balayées d’un revers de la main si elles ne vont pas dans le sens des politiques et des promoteurs immobiliers. En outre, les outils de consultation et les commissions de concertation ne pensent pas la question du genre. Qui participe ? Qui parle ? Qui a le temps de venir ? Qui s’occupe des enfants et doit rester à la maison ? Est-ce que les personnes qui ont organisé la concertation ou la consultation ont prévu une crèche et veillent à une répartition égalitaire du temps de parole ? Autant de questions qui doivent être posées si on veut permettre la participation effective de publics qui en plus n’ont pas été socialisés à donner leur avis.
Déjà en 1968, Henri Lefebvre dénonçait la participation comme un dispositif de légitimation des décisions prises, faussement horizontal, sur lequel les techniciens experts avaient la mainmise. Pour lui, la participation réelle et active porte déjà un nom, « elle se nomme autogestion [7] ». Si on peut voir le droit à la ville comme une utopie, un horizon vers lequel tendre, Teresa Iglesias Lopez, travailleuse chez Garance et collaboratrice pour le projet « Espaces publics », rappelle qu’il y a une nécessité à prendre en compte les différents points de vue de celleux qui vivent dans les espaces urbains : « Ce qu’on leur demande, c’est d’aller interroger les expertes de terrain, les usagères, les habitantes, dans les quartiers, parce qu’en plus il n’y a jamais de solutions qui fonctionnent partout. »
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le droit à la ville selon David Harvey : « Plus qu’un droit à un accès individuel aux ressources que la ville incarne : c’est un droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville. […] Il s’agit d’ailleurs plus d’un droit collectif plutôt qu’individuel puisque le changement de ville dépend inévitablement de l’exercice d’un pouvoir collectif sur les processus d’urbanisation. [8] »
Donner un espace et la parole aux publics qui sont invisibilisés et oubliés des politiques publiques.
Un apport majeur des études féministes parmi bien d’autres est la remise en cause de la distinction entre sphère privée et sphère publique. Cette distinction est issue d’une construction politique du patriarcat moderne renvoyant les femmes* à la sphère privée : s’occuper des enfants, du travail domestique, du care [9] ; et réservant la sphère publique aux hommes : la politique, l’espace urbain et ce qu’il s’y passe. Avec le slogan féministe « le privé est politique », les mouvements féministes ont politisé la question du travail domestique, du travail du care, des violences sexistes et sexuelles.
Parallèlement, la conception des logements est souvent basée sur le modèle familial hétérosexuel. À travers leur guide pratique, Une approche féministe du logement, Angela D., une association lancée en 2018, pose les bases pour repenser le continuum entre espace public et privé. Marie Gilow, qui y travaille, souligne qu’il faut « déconstruire l’idée selon laquelle l’espace privé serait celui de la sécurité, de la famille qui protège, etc. Et, a contrario, l’espace public, serait celui de tous les dangers, notamment pour les femmes*. L’espace domestique est le lieu où la plupart des violences se passent et ça peut se traduire dans la conception du logement ». Marie Gilow ajoute que, « dans la mesure où un logement féministe pense les liens entre espaces privés et espace public, il essaye de casser cette dichotomie, de valoriser les espaces intermédiaires, de créer des espaces de rencontres potentielles entre les habitants et habitantes. Ça permet aux personnes qui vivent des violences dans l’espace privé de construire des liens avec un entourage et de pouvoir plus facilement verbaliser ce qui se passe, recevoir de l’aide, bénéficier d’un lien social qui peut protéger ». En plus de permettre la création de liens de solidarité et d’entraide, les espaces intermédiaires pourraient permettre la collectivisation du travail du care, en créant par exemple des espaces de jeux pour les enfants, des espaces inclusifs qui permettent aux personnes PMR, aux aînées d’être autonomes. Pour Laura Gimenez, travailleuse à Angela D., il faut élargir la vision : « Il s’agit de prendre en compte le quartier dans lequel se sont implantés les projets parce que l’isolement, c’est aussi l’absence de transports en commun. Il y a beaucoup de choses à penser si l’on veut vraiment bâtir une ville égalitaire. »
Repenser les logements, les espaces intermédiaires, les quartiers ou encore la mobilité, autant d’enjeux qui permettront de construire un droit à la ville féministe mais toujours en partant du quotidien, des usages et du vécu des personnes qui habitent la ville. En cela, l’architecture et l’urbanisme féministes semblent être une mise à jour du projet utopique d’Henri Lefebvre qui intègre les rapports sociaux de genre.
Construire un droit à la ville féministe mais toujours en partant du quotidien, des usages et du vécu des personnes qui habitent la ville.
Outils pour penser le genre dans l’urbanisme et l’architecture en partant des pratiques, usages et besoins des habitantes.
[1] L. BERENI, S. CHAUVIN, A. JAUNAIT, A. REVILLARD, Introduction aux études sur le genre, 3e édition, Debœck, Louvain-la-Neuve, 2020, p. 7.
[2] Femmes* : désigne les femmes et minorités de genre (personnes trans, intersexes, queers, etc.).
[3] L. KERN, Ville féministe, Les Éditions du remue-ménage, 2022, p.14.
[4] D. MASSON (2013), « Femmes et handicap, Recherches féministes, vol. 26, n° 1, p. 111-129.
[5] M. GILOW, « “Maman-taxi” » : repenser l’espace urbain depuis la mobilité parentale », dans M. SACCO et D. PATERNOTTE (dir.), Partager la ville. Genre et espace public en Belgique francophone, Academia L’Harmattan, Louvain-la-Neuve, 2018, p. 97-110.
[6] « Namur au fil des marches exploratoires. Analyse genrée de l’aménagement de l’espace public dans trois quartiers », Garance ASBL, mars 2017, disponible sur garance.be
[7] H. LEFEBVRE, Le Droit à la ville, p.106.
[8] D. HARVEY, Rebel Cities.
[9] Le care « désigne une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ». Peut être considéré comme du travail de care ! le travail domestique, s’occuper des enfants, prendre soin de ses proches, faire à manger, le travail émotionnel, etc. B. FISHER et J. C. TRONTO, 1991, « Toward a feminist theory of care », in E. ABEL et M. NELSON (dir.), Circles of Care ! Work and Identity in Women’s Lives, State University of New York Press, Albany, NY, p. 40.