Entre intentions louables, grands projets inquiétants et luttes urbaines, la ville de Valence tente d’éviter le piège de la « barcelonisation ».
Moins connue et moins homogène que sa « grande sœur » Barcelone, la ville de Valence attire depuis quelques années un nombre croissant de touristes. Ne s’attendant souvent à rien de bien précis, il·es repartent généralement ravi·es de leur séjour dans cette ville où les époques et les styles, le beau et le délabré, tout et son contraire semblent se côtoyer, voire s’entrechoquer en permanence, créant une énergie de tous les instants y compris chez les habitant·es (sauf naturellement à l’heure – sacrée – de la sieste).
À Valence comme ailleurs, ce tourisme en pleine expansion représente à la fois une manne et une menace, et ce qui fait « vivre » la ville pourrait bien, à terme, l’étouffer. En la matière, Barcelone, avec son développement touristique débridé, fait en quelque sorte office d’exemple à ne surtout pas suivre. Et il faut reconnaître aux actuels locataires de la mairie de Valence un certain nombre d’initiatives intéressantes, pour la plupart héritées ou inspirées de mobilisations citoyennes antérieures, qui dénotent de la volonté de ne pas en arriver là et une attention particulière pour les conséquences du tourisme sur la question climatique. Depuis quelques années, un vaste réseau (160 kilomètres) de pistes cyclables dans et autour de la ville a été mis en place. Et, l’an dernier, Valence s’est dotée d’un outil de calcul de l’empreinte carbone de l’activité touristique, qu’elle a récemment étendu à l’empreinte hydrique du tourisme [1], une première mondiale [2] pour une ville, apparemment.
Ce tourisme en pleine expansion représente à la fois une manne et une menace, et ce qui fait « vivre » la ville pourrait bien, à terme, l’étouffer.
Voilà pour les bons points. Voyons maintenant les moins bons, ou plutôt, arrêtons-nous sur quelques médailles à décerner aux habitantes et habitants pour des luttes, inspirées et inspirantes, contre des projets imbuvables.
L’une des plus longues et des plus emblématiques résistances à un projet lié au tourisme, à Valence, a duré plus de quinze ans, dans le quartier du Cabanyal, autrefois village du bord de mer habité par les pêcheurs puis, à mesure que ceux-ci devenaient moins nombreux, par des artistes, des alternatifs, des Gitans, des squatteurs, quelques rares fois encore par leurs occupants d’origine ou leurs (petits-) enfants. Voué à être rasé pour faire place à une large avenue permettant d’accéder au plus près de la plage en voiture, le quartier a tenu bon durant dixsept ans, malgré l’abandon des pouvoirs publics de l’époque, plus intéressés à utiliser l’argent public pour construire, à un jet de pierre de ce quartier, un circuit de formule 1 ou a accueillir l’America’s Cup, plutôt que d’entretenir les voiries et les canalisations. Le quartier et ses habitant·es sont restés malgré toutes sortes de tentatives pour les décourager, voire les pousser à partir, en rejetant par exemple systématiquement toute demande de rénovation, ou simplement de remise en état, de leur maison.
Durant toutes ces années, les habitant·es ont donc tenu bon, constitué un collectif Salvem el Cabanyal [3] et multiplié les actions, depuis de simples calicots aux fenêtres à la réalisation, avec des étudiants en cinéma, de courts métrages d’animation et d’une dizaine d’épisodes d’un feuilleton complètement déjanté où iels se mettent en scène en zombies [4], en passant par des fresques murales ou encore, la confection de grands livres en tissu [5], brodés et réalisés entre voisin·es (plus de 400 personnes au total), toutes générations et genres (!) confondus, où se décline leur volonté farouche de rester vivre dans le quartier. Et comme cette bataille fut aussi juridique, avec de multiples rebondissements un peu comme cela arrive chez nous avec les recours, lorsqu’un arrêté de 2009 donna tort à la Ville et raison au collectif, paralysant (provisoirement) le projet de prolongation de l’avenue, on se retrouva à la chandelle et l’on broda sur un nouveau livre en tissu le texte complet de l’arrêté tant attendu !
Cette lutte historique se termina par la victoire du Cabanyal et l’abandon définitif du projet, grâce au changement de majorité en mai 2015. Le quartier était sauvé, mais au prix du délabrement d’un nombre considérable de ses maisons et jusqu’à l’effondrement de certaines. Presque une victoire à la Pyrrhus, mais une victoire quand même. Cependant une autre bataille allait commencer, plus sournoise celle-là, à mesure que le quartier et les maisons seraient remises en état ou reconstruites : la bataille contre la gentrification et la touristification, indissociablement imbriquées.
Quelque peu freinées « à la faveur » de la pandémie, elles sont reparties depuis et grignotent du terrain. Comme chez nous, après des mois de mesures covid, lorsqu’une latitude plus grande a été accordée aux activités touristiques, il est devenu plus compliqué, vu les circonstances, de porter un discours radical, tant à l’égard du secteur hôtelier que de manière plus générale. Lentement mais sûrement quand même, la critique émerge à nouveau. Et deux projets pas touristiques mais contestables et farouchement contestés, qu’on pourrait comparer à nos PAD (Plans d’aménagement directeur), viennent d’être recalés, preuve que la contestation est toujours bien vivante !
Voué à être rasé pour faire place à une large avenue permettant d’accéder au plus près de la plage en voiture, le quartier a tenu bon durant 17 ans.
Du reste, même si Valence n’est pas Barcelone en termes de nuisances liées au tourisme, le centre commence à en prendre dangereusement le chemin. Des projets, ou du moins leur annonce, voient d’ailleurs le jour en dehors de la vieille ville et essaiment de l’autre côté de l’ancien lit du fleuve, signe que l’hyper-centre commence à saturer et que le secteur de l’Horeca ne compte pas s’arrêter en « si bon » chemin : on s’en doutait hélas. Ainsi par exemple ce projet de macro-hôtel de 575 chambres [6] dans un quartier très populaire. Sur le pied de guerre dès l’annonce du projet, des habitant·es se sont regroupé·es en assemblée, ont créé un site, et ont rejoint Entrebarris VLC [7], réseau de collectifs et de comités qui relie entre eux plusieurs quartiers de Valence. La résistance s’organise de diverses manières, souvent festives et ludiques [8] : Trivial Pursuit sur le thème de la gentrification, films, marchés, repas, casserolades à répétition sur le lieu du futur hôtel…
Beaucoup moins typique et moins ancien que le Cabanyal, le quartier où s’implanterait ce méga-hôtel partage cependant avec lui son caractère populaire et très soudé. Nul doute que si l’esprit frondeur et l’inventivité déployés pour sauver le Cabanyal servent de source d’inspiration à ses habitant·es, nous devrions voir s’écrire encore de belles pages de luttes urbaines à raconter, qui sait, l’année prochaine, dans une rubrique « Que sont ces luttes devenues ? ».
Une bataille plus sournoise allait commencer : celle contre la gentrification et la touristification, indissociablement imbriquées.
[2] Vous connaissez l’empreinte carbone, connaissez-vous l’empreinte eau ?, RTBF.be, 26 août 2021.
[3] Site de la plateforme Salvem El Cabanyal : http://cabanyal.com/els-fets/
[4] CABANYAL Z, « Valence connaît une apocalypse zombie, mais un quartier résiste encore à la destruction totale. Ce n’est qu’à El Cabanyal que tu pourras te sauver »… http://cabanyalz.com
[5] Les livres brodés par les habitant·es d’El Cabanyal : https://craftcabanyal.jimdofree.com/
[7] Le site d’Entrebarris, réseau de collectifs et d’associations d’habitant·es de Valence : https://entrebarris.org
[8] Pour suivre les dernières actions, consulter le compte twitter de La Saïdia communa : https://twitter.com/la_saidia