La Région bruxelloise vient de se doter d’un guide à l’usage des urbanistes pour sécuriser les espaces publics, l’occasion pour nous de revenir sur l’art de policer la ville par la ville elle-même. Exploration d’une légende urbaine.
Depuis quelques années, le collectif Design for Everyone [1] s’en prend au mobilier urbain anti-SDF. Bancs ne permettant pas de se coucher et quelquefois même de s’asseoir, espaces cloutés, zones grillagées, toute une liste de dispositifs détestables sont représentés sur la carte Brussels Prout Map réalisée par le collectif.
Celui-ci ne se contente d’ailleurs pas de dénoncer une forme d’architecture hostile mais intervient aussi directement dans l’espace public pour le rendre un tant soit peu convivial et utilisable, même par des personnes sans abri. L’ajout de quelques planches suffisent souvent à mettre hors d’état de nuire les pointes menaçantes. Quand ce type d’aménagement s’en prend aux plus démunis, l’injustice est particulièrement frappante. Mais ce n’est peut-être là que la pointe émergée de l’iceberg. En effet, si les situationnistes dénonçaient déjà le caractère éminemment répressif de l’art d’aménager les villes au milieu du xx e siècle, le mariage entre police et urbanisme s’est depuis officialisé. L’union prend tantôt le nom de « prévention situationnelle », tantôt celui d’« urbanisme défensif », en fonction du caractère plus ou moins critique de celui ou celle qui en parle. On trouve aussi régulièrement ses variantes anglophones « Crime Prevention Through Environmental Design » (CPTED) ou plus simplement « Security by Design ». C’est cette dernière appellation que la Région bruxelloise a choisie d’intégrer dans ses recommandations urbanistiques.
Ainsi, en 2015, dans le cadre de la sixième réforme de l’État, est créée Bruxelles Prévention et Sécurité (BPS), institution destinée à organiser « une gestion centralisée et transversale de la sécurité à Bruxelles de même que le développement d’une politique régionale en matière de sécurité ». Cet « organisme d’intérêt public » a tenu en mai 2019 un colloque réunissant police, armée et administrations locales, suivi en octobre de la même année par la publication d’un « guide à l’intégration de dispositifs de sécurité dans l’espace public ». BPS participe aussi au partenariat européen « Security in public places » dans lequel Bruxelles doit prendre le « lead » sur les aspects d’aménagement, d’autres villes comme Nice se focalisant par exemple sur l’usage de l’intelligence artificielle à des fins sécuritaires. Le bilan de ce programme de réinvention de la pacification urbaine devrait être tiré dans le courant de cette année. Mais d’où vient l’idée que la réduction de l’insécurité pourrait passer par l’architecture ou l’urbanisme ?
À L’ORIGINE ÉTAIT LE VERBE
Surprenamment, cette tradition prend sa source dans les mouvements contestataires new-yorkais des années 1950 et 60, qui s’opposaient au modernisme, à ses grands réaménagements destructeurs et à ses formes urbaines aseptisées. Jane Jacobs, fer de lance de ce contrecourant, publie en 1961 un ouvrage qui a marqué l’histoire de l’urbanisme : The Death and Life of Great American Cities [2]. Dans celui-ci, elle plaide en faveur de quartiers à taille humaine, où la sécurité est garantie par les liens sociaux qui unissent les habitant·es. Elle met l’accent sur la visibilité, la nécessité d’espaces dégagés permettant au contrôle social de s’exercer. C’est ce volet que reprendra l’architecte Oscar Newman en 1972 dans son livre Defensible Space, considéré comme le texte fondateur de la prévention situationnelle. Le sous-titre en donne le programme : « la prévention de la criminalité par l’aménagement urbain ». Newman propose donc de laisser de côté la défense par Jane Jacobs de la vie urbaine dans toute sa richesse et sa diversité pour adopter un point de vue policier dans la planification des villes. La priorité est alors la visibilité : il faut surtout éviter les recoins, les impasses, les zones d’ombre. Dans les années 1980, le tournant néolibéral n’épargne pas la criminologie. Se répand l’idée que le criminel est un homo œconomicus comme un autre et qu’il faut donc augmenter le « coût » des délits, ce qui signifie tolérance zéro et lourdes peines dans la répression et multiplication de grillages, barbelés et autres portes blindées pour entraver un éventuel passage à l’acte. Ces vingt dernières années, c’est bien sûr le risque terroriste qui s’est imposé dans la discipline, comme on va le voir au travers du récent guide bruxellois.
La priorité est alors la visibilité : il faut surtout éviter les recoins, les impasses, les zones d’ombre.
SUIVEZ LE GUIDE, NON PEUT-ÊTRE ?
Penchons-nous plus en détail sur ce « Guide à l’intégration de dispositifs de sécurité dans l’espace public » [3]. Publié par perspective.brussels après le colloque de BPS, il entend soutenir les « opérateurs, gestionnaires et concepteurs d’espace public avec les principes de sécurisation physique et les procédures administratives y afférentes » (p. 7), sur base des théories en la matière ainsi que d’une étude réalisée sur le Quartier européen. Il s’intéresse tout particulièrement aux attaques par véhicule bélier. Pour les auteurs, il s’agit en somme de penser la rénovation et le réaménagement des espaces publics en fonction de cette nouvelle menace. Une menace qui, selon les événements récents, plane moins sur des lieux symboliques que sur des espaces fortement fréquentés (dits « soft targets »). Autrement dit, tous les lieux dans lesquels se rassemble un nombre important de personnes, et donc les espaces publics. Penser « Security by design » au regard de ce risque, c’est donc en partie éluder la question des usages actuels et potentiels de ces lieux. C’est par exemple installer sur une place, à l’intersection avec les rues qui s’y jettent, des bancs en béton pour qu’ils bloquent d’éventuelles voitures béliers, ou encore rendre un parcours sur un piétonnier sinueux pour empêcher une accélération en ligne droite.
Outre cette menace spécifique, le guide reprend les principes généraux de la prévention situationnelle, des principes déjà mis en œuvre discrètement, que leur efficacité ait ou non été prouvée.
Ainsi le premier principe, celui de la « surveillance naturelle », entend proposer un aménagement qui permette à tout un chacun de contrôler l’espace public, et donc rendre plus difficile la réalisation de crimes. Toute une série de dispositifs relève de ce principe : maximiser les espaces ouverts afin de réduire le plus possible les recoins cachés qui encourageraient les délits ; dégager la vue afin d’augmenter le contrôle social et l’efficacité du travail de la police et des caméras ; penser l’éclairage public pour qu’il permette aux caméras de bien filmer les visages ; éviter que ne soit aisément identifiables des « chemins de fuite » ; penser les éléments naturels pour qu’ils donnent ou non envie d’adopter certains comportements (par exemple planter des cactus pour éviter que les gens ne s’assoient sur le rebord des bacs de plantes, déployer des pierres irrégulières sur lesquelles un groupe ne puisse pas s’installer) ; déployer du mobilier urbain qui obstrue le moins possible la vue, et finalement soutenir la mixité dans les quartiers (elle aurait également des vertus sécuritaires).
Le second principe est celui de l’entretien et de la gestion, et se réfère à la théorie de la « vitre brisée ». En somme, lorsque les espaces sont mal entretenus, la petite délinquance augmenterait, tandis que de jolis espaces publics rendraient les habitant·es fier·es de leur quartier et donc plus prompt·es à se sentir investi·es d’une mission de surveillance. L’entretien des espaces publics n’est alors plus une fin en soi, pour le respect et le bien-être des habitant·es, mais une technique qui serait en mesure de pousser les gens à opérer un plus grand contrôle social sur des lieux rendus « propres ».
Troisième principe : le « support aux activités », il consiste à adjoindre aux deux premiers des dispositifs qui soutiendront l’attention des usagers : un pictogramme « attention les enfants jouent », ou encore le financement d’associations de quartier.
Tous ces principes devraient trouver leur réalisation concrète dans le futur réaménagement du rond-point Schuman [4] : une place ronde, plusieurs niveaux, une statue surélevée qui dégage la vue et reflète tout ce qui se passe sur la place, un grand banc qui barre l’accès aux voitures, etc.
Finalement, ce que propose la CPTED, c’est précisément de faire de la sécurité l’affaire de tous et toutes quels que soient leurs intérêts, puisque comme indiqué dans le guide : « Les stratégies CPTED sont les plus réussies lorsqu’elles créent le moins possible d’inconvénients pour l’usager et lorsque le processus CPTED se repose sur les efforts combinés de concepteurs d’espaces publics, de leurs gestionnaires, d’associations de quartier et des forces de l’ordre » (p. 13). L’espace public est pensé et aménagé avant tout au regard des risques qui planent sur lui, plutôt que selon les activités et les personnes qu’il devrait ou pourrait accueillir. La « surveillance naturelle » entend proposer un aménagement qui permette à tout un chacun de contrôler l’espace public. Ces principes qui régissent nos villes ne font l’objet ni d’évaluation ni de discussion.
TRANSPARENCE DE FAÇADE
Ces principes qui régissent nos villes ne font l’objet ni d’évaluation ni de discussion. Aucun processus participatif ne commence par exposer aux habitant·es les règles selon lesquelles il faudra jouer. L’enjeu n’est pas ici que « l’on cacherait des choses aux habitant·es » car, pour l’urbaniste, l’architecte ou le bureau d’études, les principes de la prévention situationnelle sont totalement intégrés à leur manière de faire, à ce qu’ils et elles auront appris comme étant « une bonne rénovation d’espace public ». En somme, les acteurs de la rénovation urbaine sont tous et toutes convaincu·es, plus ou moins à leur insu, que l’on peut changer ou améliorer la société en travaillant sur la forme de la ville. Cette pensée spatialiste qui imprègne nos villes occidentales revient la plupart du temps à cacher ou repousser certains groupes ou certaines activités « ailleurs ».
Jean-Pierre Garnier, dans un texte bien nommé Un espace indéfendable [5], rappelle qu’au prétexte que les barres de HLM étaient criminogènes on a purement et simplement détruit des logements sociaux dans les banlieues françaises. Exit les considérations sociales et économiques, ce qui amènerait de jeunes adultes à se lancer dans la vente de shit, ce serait l’existence de parkings en bas d’une tour.
Il ne s’agit pas de dire qu’il faut que les quartiers populaires soient sales et mal entretenus, il s’agit de savoir pourquoi et surtout pour qui des opérations de rénovation urbaine sont menées. Lorsqu’un quartier entier est réaménagé afin d’y améliorer l’accès de la police, en transformant des espaces publics tels que des parcs et des places en zones de circulation automobile, agiton au profit des habitant·es ?
Ces croyances spatialistes et déterministes ne sont pas nouvelles : au xix e siècle, l’hygiénisme a radicalement changé les villes et la façon de les concevoir. Nous assistons à un phénomène similaire, mais nous n’avons pas de baron Haussmann pour personnifier le projet et cristalliser une opposition. La prévention situationnelle est pourtant tout aussi classiste et normative que l’hygiénisme : certains comportements sont admis et souhaités dans l’espace public, en particulier ceux de la classe moyenne. Touche par touche, on réaménage les quartiers populaires pour que leurs habitants se comportent bien, en toile de fond on rendra de moins en moins utilisables les espaces publics pour les « mauvais pauvres ». SDF, jeunes qui traînent en groupe dans la rue, vendeurs à la sauvette, etc., rien n’est mis en œuvre pour que les conditions structurelles de leur vie changent, ils seront juste déplacés, plus loin, relégués à d’autres espaces.
La priorité est alors la visibilité : il faut surtout éviter les recoins, les impasses, les zones d’ombre.
LA VILLE FORTIFIÉE AUX OUBLIETTES
Jusqu’ici, seuls les parcs semblaient résister à ces impératifs, espaces difficilement attaquables par des voitures et impossibles à surveiller par caméra. Mais le répit semble toucher à sa fin. Ces poumons de verte liberté ont durant les confinements fait l’objet d’une surveillance par des drones policiers. De façon amusante, ces drones seraient-ils justement le début de la fin de cette ville « défendable » ? En effet, leur propriété se généralise et ils ne sont plus le monopole des forces de l’ordre. Qu’on nous permette de repenser à la prise éclair du fort d’Ében-Émael par l’armée allemande en 1940. Le fort, réputé imprenable, est pourtant tombé en une nuit, car totalement impréparé contre une attaque aérienne. Il se pourrait que l’histoire en vienne à se répéter et rende obsolètes toutes les barrières, bollards ou pots de fleurs géants destinés à rendre l’espace « défendable ». Alain Bauer, chef de file des « marchands de peur » français [6], préconise d’ailleurs aujourd’hui d’abandonner purement l’idée d’un « espace défendable » pour embrasser celle d’« espace indéfendable » [7]. Soit prendre acte : puisqu’on n’arrivera jamais à atteindre la sécurité totale, mieux vaut désormais accepter de vivre avec la menace. En pratique, il propose de multiplier les contrôles au hasard, de mettre en place des checkpoints prêts à se changer en zone de guerre, mais surtout de convertir chaque citoyen en acteur de la sécurité, toujours vigilant. Selon Bauer, nous devrions tous être au fait des techniques de contrôle et d’évacuation des foules pour mieux nous y soumettre. Idéalement, il faudrait même que nous soyons prêts à prendre une part active et nous changer à tout instant en « résistants ». Accepter donc, et surtout ne jamais s’interroger sur les causes ni du terrorisme, ni de la criminalité en général. Il faut dire que certaines pistes de réponse remettraient trop de choses en question. Selon une vaste recherche menée par des épidémiologistes [8], la plupart des problèmes sociaux, de l’obésité au taux d’incarcération, de l’espérance de vie au nombre d’homicides par an, seraient hautement corrélés aux niveaux d’inégalité. Dans un autre registre, il existe des corrélations significatives entre le nombre d’attentats commis sur le territoire d’un État et l’implication de celui-ci dans des interventions militaires à l’étranger [9]. Les experts en sécurité ne se bousculent pourtant pas pour promouvoir le pacifisme ou l’égalitarisme.
[2] J. JACOBS, Déclin et survie des grandes villes américaines, Parenthèses. 2012.
[3] « Guide à l’intégration de dispositifs de sécurité dans l’espace public », octobre 2019, Urban, perspective.brussels, Bruxelles prévention et sécurité.
[4] Pour aller plus loin sur le réaménagement des espaces publics dans le Quartier européen : « Quartier Léopold, Institutions politiques et espace public ».
[5] J.-P. GARNIER, Un espace indéfendable, Le monde à l’envers, 2012.
[6] M. RIGOUSTE, Les Marchands de peur : la bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire, Libertalia, 2011.
[7] A. BAUER et l’espace indéfendable (2018) : https://www.geostrategia.fr/undefensiblespace-terrorisme-sanctuariser-les-lieux-ouproteger-les-personnes/
[8] K. PICKETT et R. WILKINSON, The Spirit level : why more equal societies almost always do better, London , Allen Lane, 2009.
[9] « Le lien entre guerre et terrorisme : ce qu’en disent les études », le Nouvel Obs, 2020.