Les technologies de la « smart city », utilisées à bon escient, peuvent contribuer au développement d’une mobilité plus durable. Ces technologies ne doivent toutefois pas se substituer à la démocratie urbaine mais, au contraire, soutenir son renforcement.
Priorisation du passage des transports en commun aux carrefours, mise en place d’un système de péage urbain, intégration tarifaire et billettique (respectueuse de la vie privée des usagers) entre les différentes sociétés de transport public, développement d’applications dédiées au covoiturage ou à la mobilité intermodale : autant d’outils pouvant concourir au développement d’une mobilité plus durable et dont l’existence a été rendue possible par les évolutions de la technologie. Ces différents outils sont connus, souvent de longue date. Pourtant, leur mise en oeuvre reste limitée voire, selon les cas, inexistante, non pas par manque de moyens techniques ou financiers mais à cause d’autres facteurs dont, au premier titre, le manque de volonté d’un monde politique trop frileux.
Le projet régional de téléjalonnement des parkings [1] illustre toute la difficulté de rendre effectif ce type d’outils à Bruxelles. L’idée est loin d’être neuve, elle était déjà mentionnée dans le PRD de 2002 (sous le nom de « fléchage dynamique »).
Pourtant, l’installation complète du système n’est pas annoncée avant 2018. Cette lenteur s’explique essentiellement par la nécessaire coordination entre les différents acteurs que sont la Région, les communes et les sociétés privées exploitant les parkings publics. Sans refaire l’historique complet du dossier, on peut toutefois mettre en évidence deux facteurs récents constituant des freins au développement du système. Premièrement, les différents projets en matière de mobilité de la Ville de Bruxelles (où se trouvent la grande majorité des parkings publics de la Région) ont forcé le report du projet de téléjalonnement. La Région a d’abord attendu l’adoption, qui n’est jamais venue, d’un plan communal de mobilité élaboré en 2011 puis, celle du plan de circulation pour le Pentagone dont la phase test a pris fin il y a quelques semaines.
Le deuxième frein est le peu d’enthousiasme des exploitants de parkings publics à communiquer l’ensemble des données nécessaires au bon fonctionnement du système. Ce ne sont donc pas de quelconques limites techniques qui entravent le développement d’un système de téléjalonnement mais bien des enjeux qui dépassent le simple cadre de la technologie : rapports de force entre la Région et la Ville de Bruxelles, entre les pouvoirs publics et le monde économique. Ce sont là des enjeux politiques qui, comme tous les autres, appellent à la plus grande vigilance.
Pas de solution « miracle » L’exemple du téléjalonnement montre que si des solutions technologiques existent, il est illusoire de croire qu’elles peuvent constituer des solutions « miracle », comme le soutient souvent, de manière réductrice, le discours tenu par les promoteurs de la « smart city », qu’ils soient privés ou publics. Dans ce discours sur la « smart city », l’ambition est de rendre les villes plus « intelligentes », d’« optimiser » leur gestion grâce, notamment, à l’acquisition d’informations sur le territoire, les flux et les comportements de ses « usagers ». La collecte massive de ces données, le fameux Big Data, est envisagée essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, par le biais des nouvelles technologies de l’information et de la communication : « domotique, capteurs et compteurs intelligents, supports numériques, dispositifs d’information, etc. seront au coeur de la ‘ville intelligente’ de demain, permettant une meilleure gestion urbaine (optimisation du fonctionnement des infrastructures, installations de production d’électricité, réseaux de distribution public, trafic routier, etc.) et le développement de nouveaux services à la collectivité (éclairage public ’intelligent’, stationnement ’intelligent’, alertes civiles, gestion ’intelligente’ des déchets, etc.). L’objectif est d’aboutir à une meilleure gestion des informations et à une prise de décision plus efficace » [2]. Dans ce modèle de ville, bardée de capteurs enregistrant le moindre frémissement de la multitude d’objets connectés (du smartphone à la poubelle publique), les citoyens seraient réduits, peu ou prou, à une poignée de pixels s’agitant sur un écran de contrôle…
Smart cities, smart citizens ?
Ce sont pourtant ces citoyens qui constituent la véritable « intelligence » de la ville. Les habitants, associations, commerçants et autres usagers connaissent les lieux qu’ils habitent et qu’ils fréquentent. Ils contribuent, grâce à leur expérience, leur analyse, leurs stratégies (résidentielle ou de déplacement) au développement d’une connaissance plus sensible, plus fine, plus humaine que celle qui découle du traitement, par des algorithmes, des données brutes issues des capteurs de la « smart city ». Il ne s’agit toutefois pas d’opposer ces deux formes de connaissance dans un duel caricatural « homme-machine » ; la technologie actuelle permet en effet, outre le développement des systèmes évoqués en introduction, à des initiatives citoyennes et/ou académiques très utiles de voir le jour : la cartographie participative du bruit ou de la pollution de l’air [3] en sont des exemples.
Le credo de la « smart city » est l’amélioration de la gestion de la ville, objectif pour le moins louable mais qui doit, s’il ne veut pas se résumer qu’à un slogan, nécessairement impliquer une participation active des citoyens à la définition et à l’élaboration des projets. Pour ce faire, la transmission des informations ne peut se limiter à la seule récolte de données, produites par les citoyens « passivement » et parfois à leur insu, par les autorités en charge de la planification et de la gestion de la ville. Ces dernières doivent rendre publiques et facilement accessibles les informations permettant d’objectiver et de contester, le cas échéant, les décisions qu’elles prennent.
Force est de constater que c’est loin d’être toujours le cas, comme l’a encore récemment démontré la Ville de Bruxelles avec ses projets de piétonnisation des boulevards du Centre et de nouveau plan de circulation pour le Pentagone.
« Publicité, sauvegarde du peuple » [4]
Dans le cadre de ces projets, la Ville de Bruxelles a décidé la création de quatre parkings publics supplémentaires et l’extension d’un cinquième. Les chiffres de fréquentation des parkings existants, qui auraient permis d’objectiver la nécessité (ou non) de créer des emplacements supplémentaires, n’ont cependant pas été communiqués, la Ville de Bruxelles, pas plus que la Région, n’ayant pu (ou voulu ?) contraindre les exploitants de parking à « divulguer » leurs données [5]… Face à cette lacune, ce sont des citoyens qui se sont organisés pour effectuer des comptages dans les parkings publics du centre-ville [6] comptages qui ont montré une suroffre d’emplacements. Aux dernières nouvelles, ces projets de nouveaux parkings ne devraient pas voir le jour, faute d’intérêt de la part des candidats potentiels à leur construction et à leur exploitation. Les associations et les habitants, regroupés au sein de la Platform Pentagone, ont également dû longtemps batailler pour que la Ville de Bruxelles rende publique l’étude ayant présidé à l’élaboration du plan de circulation. Ce sont ces mêmes associations et habitants qui ont assuré, enfin, la diffusion des documents soumis à l’enquête publique sur le projet de piétonnier, la Ville de Bruxelles n’ayant sans doute pas jugé utile de les rendre disponibles sur son site internet ni de les diffuser par les nombreux canaux qui existent…
Rendre la ville plus « intelligente » est un objectif auquel on ne peut que souscrire, reste à savoir dans quelle finalité et avec quelle transparence. Si faire de Bruxelles une « smart city » consiste à investir des millions pour truffer la ville de caméras de surveillance et autres capteurs, pour installer du mobilier urbain « intelligent » gadget ou pour « fluidifier » (entendre favoriser) le trafic automobile, alors l’idée doit être abandonnée. Les technologies de la « smart city » peuvent permettre l’« optimisation » de la gestion de la ville, notamment dans le domaine de la mobilité, pour autant qu’elles soient utilisées à bon escient, ce qui implique nécessairement la transparence et l’accès des citoyens aux ressources leur permettant de questionner, de contrôler, d’évaluer, de contester les choix opérés par les représentants qu’ils ont élus, faute de quoi le cauchemar imaginé par Orwell pourrait se réaliser…
Jean-Michel Bleus
Atelier de Recherche et d’Action Urbaines
ARAU
[1] Le téléjalonnement des parkings est un système censé guider les automobilistes vers les parkings publics grâce à des panneaux d’affichage dynamiques, installés sur les axes majeurs de circulation, indiquant le nombre de places libres en temps réel. Ce système, qui existe dans de nombreuses villes, a pour objectif de permettre aux automobilistes de trouver plus facilement une place de parking, ce qui diminuerait le trafic lié à la recherche d’une place en surface (estimé par certaines sources à 30 % du trafic total dans certaines artères).
[2] Région de Bruxelles-Capitale, Projet de Plan Régional de Développement Durable, 20 janvier 2014, p. 139.
[3] www.arau.org.
[4] Devise inscrite sur le fronton de l’hôtel de ville de Verviers depuis la révolution de 1830. Elle fait référence à la publicité des débats des élus.
[5] Dans le cadre du dossier « Parking 58 », le Gouvernement n’a pas suivi la demande du Collège d’Environnement faite à Interparking de communiquer ses données de fréquentation du Parking 58. Il faut noter que cet exploitant se présente par ailleurs comme un acteur de la « smart city »…
[6] Parking Mythe : http://parkingmythe.tumblr.com.