À l’heure des célébrations de l’année de l’Art nouveau à Bruxelles, il n’est pas inutile de rappeler cette histoire et ces connivences, d’autant que certains des aspects les plus sombres des pratiques extractivistes de l’époque coloniale continuent aujourd’hui, en toute impunité.
S’il y a une double actualité à Bruxelles concernant la question (dé)coloniale et celle de l’Art nouveau, ce n’est pas un hasard. Ces deux entreprises sont nées à la même époque – la fin du xix e – et ont en partie été portées par les mêmes personnes, à savoir la frange libérale des hommes politiques et des industriels impliqués au Congo. C’est-à-dire qu’il y a eu le véritable projet, au sein de cette élite, de donner une image nouvelle et progressiste de la colonisation du Congo. Notamment au travers de grands événements de masse, comme l’exposition de Tervuren de 1897, mais aussi en propulsant sur le devant de la scène quelques grands noms parmi les artistes les plus novateurs de l’époque. Non seulement il leur a été laissé une totale liberté de création, mais, en plus, on leur a donné les moyens d’innover, en mettant par exemple gratuitement à leur disposition des matériaux extraordinaires tout droit arrivés du Congo. C’est de cette façon que des personnalités, comme le bijoutier Philippe Wolfers, vont utiliser l’ivoire pour remettre au goût du jour la sculpture chryséléphantine, ou que des grands architectes comme Paul Hankar et Victor Horta vont abondamment utiliser les magnifiques bois tropicaux ramenés du Congo.
C’est donc une forme de convergence d’intérêts qui va permettre l’émergence de l’Art nouveau en Belgique, et plus particulièrement son épanouissement dans l’architecture. L’Art nouveau ne naît bien évidemment pas de rien, et les affinités avec des mouvements frères comme Arts and Crafts en Angleterre ou la Wiener Sezession en Autriche sont forts. Mais l’épanouissement de ces tendances au sein d’une architecture novatrice est très marqué en Belgique et fait la spécificité du mouvement Art nouveau dans notre pays. C’est le côté quelque peu inhabituel de cette convergence entre projet politique et émergence de l’Art nouveau qui est souligné par Henry Van de Velde dans un article particulièrement lucide publié il y a 125 ans :
« Ce qui m’intéresse, c’est comment une telle idée a pu se développer dans un pays pauvre en idées : les défenseurs de la politique congolaise contemporaine se sont vus obligés de s’allier avec ceux qui se battaient pour une autre idée nouvelle, avec les artistes belges qui voulaient renouveler l’artisanat d’art. Ils ont été confrontés au même antagonisme que les artistes qui défendaient les idées nouvelles de la forme. Ce rapprochement s’est fait lorsque ceux qui se battaient pour leur politique congolaise ont décidé d’organiser une exposition selon leur goût. Il est alors devenu évident que les deux forces étaient dépendantes l’une de l’autre… » [1]
L’histoire de ce rapprochement, et notamment des cercles privés au sein desquels cette élite libérale ayant des intérêts au Congo côtoyait les artistes de l’Art nouveau naissant, est racontée dans l’article-interview de Lucas Catherine. Mais la proximité entre Art nouveau et Congo va avoir des implications bien plus profondes. C’est ce que nous explique Véronique Clette-Gakuba dans un article où elle décortique les travaux de Debora Silverman pour qui toute l’esthétique de l’Art nouveau est empreinte du geste colonial de domptage et de domestication des Africains et de leur environnement : « Un geste qui pénètre le cœur des Ténèbres, le monde obscur, insondable et insoumis de l’environnement congolais, pour en ressortir une architecture moderne aux formes et aux courbes victorieuses. »
Ces connivences entre émergence de l’Art nouveau et projet colonial nous semblent particulièrement utiles à rappeler alors que nos décideurs politiques ont choisi de faire de 2023 l’année de l’Art nouveau à Bruxelles. Un programme permettant de donner un coup de projecteur sur près d’une centaine d’événements Art nouveau compilés par Visit Brussels. Avec un focus particulier sur l’architecture que Toma Muteba Luntumbue se propose de renverser dans son article sur les formes de patrimonialisation de l’architecture coloniale au Congo même. Si ce sont bien les fortunes faites au Congo qui ont permis les grandes commandes auprès des artistes émergents de l’Art nouveau, ces connivences soulignent également une dimension parfois plus sombre qu’il est nécessaire de rappeler à l’heure des célébrations touristiques. Car il ne faut pas oublier que ces matériaux mis à l’honneur dans les réalisations Art nouveau étaient produits dans des conditions terribles d’exploitation. Que ce soit les politiques extractivistes appliquées à la collecte du bois, du caoutchouc et, plus encore, de l’ivoire, ou bien encore l’exploitation des populations congolaises chargées de leur collecte. C’est afin de prendre toute la mesure de cette exploitation, à la fois à l’époque coloniale, mais aussi aujourd’hui, que la seconde partie de ce numéro est entièrement consacrée à la thématique de l’extractivisme. Alors que l’interview de Toma Muteba Luntumbue et les encarts thématiques de Lucas Catherine pointent les liens entre la situation à l’époque coloniale et celle d’aujourd’hui, le texte de Raf Custers conclut par une plongée très actuelle dans les méandres des chaînes d’approvisionnement en métaux depuis le Congo. Les lecteurs attentifs auront remarqué que la page centrale du journal est détachable. Il s’agit d’une promenade à vélo à laquelle nous vous invitons sur les traces de l’ancien parcours du tram qui convoyait, en 1897, les visiteurs les plus fortunés vers l’exposition de Tervuren. Rien à voir avec le tracé actuel du tram 44. Enfourchez votre vélo et faites preuve d’un peu d’imagination pour retracer ce parcours emblématique bordé de nombreuses maisons Art nouveau.
Il y a eu le véritable projet, au sein de cette élite, de donner une image nouvelle et progressiste de la colonisation du Congo.
[1] H. VAN DE VELDE, Dekorative Kunst, 1898, vol. 1, p. 38