Voiture « zéro-émission », construction « durable », énergies « renouvelables » : l’époque semble lourde de changements susceptibles de réduire notre empreinte écologique, voire changer notre rapport à l’environnement. À travers quatre cas bruxellois, ce journal interroge les ressorts et la portée de ces changements toujours plus verts.
Les références à l’environnement et sa dégradation sont désormais omniprésentes. Documents programmatiques, politiques publiques, plans d’aménagement urbain : est-il encore possible d’échapper à l’adjectif « durable » et à l’idée de devoir « concilier » écologie et économie ? On peut évidemment se réjouir de cette évolution, dans la mesure où elle dénote de la mise à l’agenda politique de préoccupations grandissantes au sein de la population.
Nombre de politiques et mesures élaborées sous le signe de la « durabilité » ne s’encombrent même pas d’un calcul des nuisances qu’elles génèrent.
À y regarder de plus près, toutefois, nombre de politiques et mesures élaborées sous le signe de la « durabilité », ou du moins qui y font référence, ne s’encombrent même pas d’un calcul des nuisances qu’elles génèrent.
La récente actualité immobilière bruxelloise le confirme. Tandis que le secrétaire d’État à l’urbanisme et au patrimoine indique vouloir « éviter une démolition lorsque c’est possible », aucune disposition contraignante n’est susceptible de rendre effective une telle intention. En effet, les opérations de démolition-reconstruction, dont celles prévues par le Plan d’aménagement directeur Midi Lire p. 06-09, ne font l’objet d’aucun bilan CO2 dans le rapport d’incidences, d’autant plus étonnant qu’il existe des outils de calcul [1]. Ce vide réglementaire permet ainsi aux promoteurs de maquiller leur quête de profitabilité en poursuite d’une « durabilité » réduite à la performance énergétique des bâtiments [2]. Précisons qu’il ne s’agit pas de s’opposer par principe à une démolition-reconstruction : « La destruction d’un bâtiment existant pour densifier la parcelle et répondre de ce fait à une forte demande qui n’est pas remplie par ailleurs peut se justifier » [3]. Mais en l’absence de bilan environnemental, comment opérer cet arbitrage ?
Une politique des transports soutenable ne commande-t-elle pas, au minimum, d’objectiver sur le long terme toutes les nuisances sur lesquelles elle repose ?
En matière d’impact écologique, l’électrification de la mobilité automobile Lire p. 10-13, surdéterminée par l’objectif d’amélioration (locale) de la qualité de l’air, présente elle aussi de nombreux angles morts. Au premier chef l’augmentation globale de la demande en électricité, que ne pourra pas accommoder la hausse escomptée des énergies renouvelables. Mais aussi l’aggravation vertigineuse de la pollution des sols et des eaux [4], qui témoigne que l’électrification de nos voitures repose sur la délocalisation massive de nuisances. Une politique des transports soutenable ne commande-t-elle pas, au minimum, d’objectiver sur le long terme toutes les nuisances sur lesquelles elle repose ? Force est de constater que les autorités bruxelloises se sont limitées à apprécier la pollution atmosphérique directe, celle générée par les transports bruxellois : « En l’absence de méthodologie régionale (sic), les émissions indirectes de gaz à effet de serre ne sont pas non plus évaluées », indique l’une des études relatives à la Low Emission Strategy.
Le changement technique, s’il est déployé sans remise en cause de la finalité principale de l’organisation économique (en l’occurrence la profitabilité), n’est aucunement un vecteur de « durabilité ».
Les politiques publiques élaborées sous le signe du « développement durable » confèrent souvent à la technique un rôle de premier plan : face aux « problèmes » environnementaux, nous devrions nous armer de « solutions » nées de l’innovation technologique, notamment celles qui induisent une hausse des rendements énergétiques.
Pourtant, comme on le sait depuis longtemps [5], augmenter la performance des processus de production et des appareils ne suffit pas à réduire la consommation globale d’énergie – c’est même l’inverse. Cela s’appelle l’effet rebond. Historiquement, les gains réalisés ont en effet contribué à augmenter la production et, partant, la consommation globale d’énergie.
Rappeler la validité de ce raisonnement contre-intuitif ne revient pas à proclamer une fascination pour le « modèle Amish et la lampe à huile ». Il s’agit bien d’insister sur le fait que le changement technique, s’il est déployé sans remise en cause de la finalité principale de l’organisation économique (en l’occurrence la profitabilité), n’est aucunement un vecteur de « durabilité ».
Loin d’entretenir une corrélation linéaire, technologie et durabilité sont dans un rapport d’ambivalence : la contribution de la première à la seconde dépend des objectifs généraux poursuivis [6]. Par exemple, les discours favorables à la voiture électrique insistent souvent sur l’innovation qui permettra d’améliorer la performance de la propulsion et des batteries. Mais, alors que les études régionales indiquent que la possession individuelle de voitures ne devrait quasiment pas baisser, que pouvons-nous espérer de ces hausses de rendement si elles accompagnent le remplacement intégral du parc automobile européen tel que l’ambitionnent les constructeurs ? Que penser de l’électrification si sa généralisation ne donne pas naissance à des objectifs surplombants tels que la réduction des déplacements et de la consommation énergétique du secteur des transports ?
Un raisonnement similaire peut être fait par rapport à l’énergie éolienne Lire p. 15-19, qui repose comme la voiture électrique sur l’extraction de métaux et terres rares – non renouvelables – et dont le déploiement est à replacer dans une augmentation globale de la demande en électricité. À moins d’enrayer celle-ci en remettant en cause nos usages et pratiques (collectifs et individuels), gageons qu’en 2050 l’adjectif « renouvelable » ne pourra plus être utilisé sous peine d’hilarité générale.
Autre élément transversal aux cas étudiés dans ce journal : la place prépondérante accordée aux mécanismes marchands dans l’atteinte des objectifs dits environnementaux. En matière immobilière, la poursuite de la durabilité à Bruxelles a largement été sous-traitée au secteur privé, à grand renfort de dérogations urbanistiques. Cette reconstruction permanente de la ville sur elle-même, aveugle aux besoins fondamentaux des Bruxellois·es, a trouvé dans l’imaginaire de la durabilité (mais aussi dans la « mixité des fonctions ») une nouvelle source de légitimité. Une bruxellisation désormais verte, qui témoigne de la capacité éprouvée du capitalisme à intégrer/dépasser les obstacles qui entravent la valorisation. Et même plus : transformer ces obstacles en autant d’« opportunités » [7].
L’approvisionnement électrique assuré par le photovoltaïque Lire p. 20-25 est lui aussi guidé par la logique de valorisation : c’est un marché, celui des certificats verts, qui préside au développement de cette énergie « renouvelable ». Offre et demande constituent ainsi les aiguillons principaux de l’échange d’énergie, avec comme conséquence d’y instiller de l’instabilité (due à la formation de bulles financières) et de générer de la précarité (le coût des certificats verts étant reporté sur la facture des ménages). La libéralisation du secteur énergétique, qui n’a pas bénéficié aux « consommateurs », n’aurait-elle pas dû constituer un signal d’alarme quant aux prétendues vertus du marché ?
Quoi qu’il en soit, la priorité accordée à la régulation marchande témoigne que la politique du vert vise des changements tout en évacuant la conflictualité inhérente aux collectivités. Sans rapport de force avec les premiers responsables/bénéficiaires du saccage de l’environnement, une « transition écologique » estelle seulement possible ?
Dans la mesure où elles occultent l’empreinte écologique de nos usages et pratiques, reposent aveuglément sur la technologie et n’entravent pas la régulation par le marché, les politiques dites durables peuvent s’accommoder du statu quo, appuyant ainsi une reconduction du même régénérée par l’imaginaire écologique.
C’est même plus que ça : les politiques vertes sous régime capitaliste [8] dessinent une fuite en avant, à savoir le fait d’éluder une difficulté, de se dérober devant la réalité. Et la réalité, c’est l’augmentation continue des consommations énergétiques et l’impossibilité de les assurer par les seules énergies renouvelables. Une réalité dont le déni est alimenté par un « solutionnisme technologique » [9] et un vocabulaire [10] qui entretiennent implicitement un postulat : tout peut continuer comme ça.
La priorité accordée à la régulation marchande témoigne que la politique du vert vise des changements tout en évacuant la conflictualité inhérente aux collectivités.
[1] Bruxelles-Environnement propose l’outil TOTEM [www.totem-building.be] ; IEB, en collaboration avec l’AQL, a développé un outil pour calculer le bilan CO2 d’une démolition-reconstruction : https://demolition-reconstruction.be/
[2] Au point, parfois, de friser le grotesque : le CEO d’Atenor, réagissant au refus d’urban.brussels d’accorder un permis d’urbanisme pour la construction, dans le quartier européen, d’une tour de 128 mètres comprenant un centre de congrès et des bureaux, n’a pas hésité à parler d’« un projet […] qui répond à un objectif de développement durable ».
[3] « Faut-il casser Bruxelles ? », Bruxelles en mouvements, n°265, juillet/août 2013
[4] Comme si, à force de rabattre les désordres environnementaux sur la « situation climatique », on avait oublié que le sol et l’eau connaissent la pollution autant que l’atmosphère.
[5] Dans son ouvrage The Coal Question (1865), l’économiste William Stanley Jevons a montré que l’amélioration des performances énergétiques de l’extraction du charbon avait mené à une augmentation globale de la consommation de cette ressource. On parle depuis de paradoxe de Jevons pour évoquer le rapport contre-intuitif qui existe entre les rendements énergétiques et la consommation globale d’énergie.
[6] À ce titre, sur les rapports entre optimisation technologique, développement durable et organisation urbaine, lire les numéros 281 « Pour une poignée de données » et 292 « Dawn of the Uber-Dead » de Bruxelles en mouvements.
[7] Comme le promeuvent certaines branches de l’économie de l’environnement. Lire Romain Gelin, « Économie écologique : un nouveau paradigme économique », Gresea Échos, no 105, mars 2021.
[8] Lire D. TANURO, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2012.
[9] Lire E. MOROZOV, Pour tout résoudre cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique, Limoges, FYP éditions, 2014.
[10] L’adjectif « renouvelable » qui suggère l’abondance n’est pas sans instiller dans les esprits la possibilité d’une reproduction infinie de l’organisation sociale et économique existante. En ce sens, l’adjectif exclut l’idée même d’une finitude des « ressources ». Cette exclusion n’est pas sans faire penser à l’absence de considération qu’entretient la science économique dominante envers les sciences dites naturelles.