Jérôme Matagne – Octobre 2015
Sur ordre du gouvernement régional, la Ville de Bruxelles a établi des prescriptions urbanistiques sur-mesure pour un immeuble déjà construit… Dans ce cas comme dans d’autres, ce sont les promoteurs immobiliers qui dictent les politiques d’urbanisme.
Savez-vous où se trouve la place Jean Rey ? Non ? C’est normal : quasiment personne n’en connaît le nom. Même en la parcourant quotidiennement, on peut l’ignorer. La place Jean Rey est le grand espace, vide et carré, jouxtant le carrefour entre la chaussée d’Etterbeek et la rue Belliard, face au parc Léopold, au centre de ce qu’on nomme le « Quartier européen ». Cette place publique n’est fréquentée qu’entre midi et 13 h par des employés des bureaux, tellement pressés d’avaler leur sandwich qu’ils négligent la végétation du parc Léopold, dont les grilles sont à moins de 30 mètres. Simple zone de transit pour quelques piétons à la marche rapide, cette place reste, la plupart du temps, vide et désolée.
La qualité de cet espace n’est pas renforcée par la nouvelle tour Van Maerlant, gratte-ciel de 24 étages de logements, ceinturant l’ouest de la place et y générant d’incessants tourbillons et une large ombre. Cette tour prend place sur l’îlot Van Maerlant : vaste parking-terrain-vague que tous les automobilistes ont pu apercevoir durant des années au point le plus bas de la rue Belliard. Certes, ce parking sauvage ne sera pas regretté. Toutefois, assainir un chancre n’autorise pas à faire n’importe quoi, ni à bafouer les règlements d’urbanisme. C’est pourtant bien la méthode choisie par la Région pour imposer ce bâtiment : elle détourne et méprise les prescriptions urbanistiques qu’elle a elle-même édictées…
Depuis 10 ans, l’aménagement de cette place a connu bien des soubresauts, ceux-ci lui ont déjà valu plusieurs articles de la part d’IEB et également une analyse historique très complète rédigée par le Bral [1]. Nous nous limiterons donc aujourd’hui à la dernière actualité. La tour Van Maerlant a finalement été érigée par le promoteur immobilier Allfin, qui a déposé une demande de permis en 2011. Son projet présentait d’importantes dérogations au Règlement Régional d’Urbanisme (RRU) en termes de gabarit. En effet, les 25 étages dépareillent dans un quartier où le gabarit moyen est de 6 étages et où même le bâtiment le plus élevé plafonne à 10 niveaux seulement. Or, le RRU stipule que la hauteur des constructions ne peut pas dépasser la moyenne des hauteurs des constructions sises sur les terrains qui entourent le terrain considéré[[Règlement Régional d’urbanisme : titre I, chapitre 2, article 8.]. Le permis sera pourtant bel et bien délivré par la Région, sous couvert de nécessité de « redéploiement du logement » (de standing, naturellement) et avec, en guise de motivation à la dérogation, le seul argument du « signal urbanistique ».
On comprend l’argument du « redéploiement du logement » dans ce quartier trop mono-fonctionnel mais où, contrairement aux apparences, des habitants vivent encore, et en nombre. Notamment dans les rues de Pascale et de Toulouse, situées précisément à l’arrière de la nouvelle tour. Ces riverains sont regroupés au sein de deux comités de quartier : l’Association du Quartier Léopold (AQL) et le Groupe d’Animation du Quartier Européen (GAQ). Ce sont eux qui, dès la délivrance du permis d’urbanisme, ont contacté IEB et le Bral dans le but d’introduire un recours au Conseil d’État. Ils s’opposent à la construction de ce gratte-ciel et réclament le respect des prescriptions urbanistiques. Une action en justice a donc été introduite et il faut croire qu’elle avait de bonnes chances d’être victorieuse car elle a poussé le Gouvernement bruxellois à opérer une manœuvre vicieuse dont il ne peut -et ne pourra jamais- s’enorgueillir. Le Gouvernement régional a enjoint la Ville de Bruxelles à confectionner un Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) ouvrant la voie à la construction d’un immeuble de grand gabarit, dans le seul but de contourner l’obstacle qu’est le Conseil d’État.
En juillet 2012, le Gouvernement a édicté un Arrêté enjoignant la Ville de Bruxelles à élaborer un PPAS, dénommé « PPAS Belliard-Etterbeek », comprenant l’îlot Van Maerlant. Plus précisément, le gouvernement a forcé la Ville de Bruxelles à élargir le périmètre d’un PPAS en cours de réalisation mais couvrant une parcelle voisine afin qu’il intègre le fameux îlot. Ce premier PPAS avait pour but louable de protéger la fonction logement, et notamment les habitations existantes, dans une zone soumise à une forte spéculation immobilière. Élargir le périmètre pour y intégrer une immense tour de logement ne semblait a priori pas insensé. Sauf qu’à l’heure de rédiger le PPAS, la tour était déjà en chantier. Pire, cette tour a été inaugurée avant même que le PPAS ne soit voté ! Force est de constater que ce plan d’affectation du sol est dévoyé de sa logique intrinsèque (puisqu’un plan sert à planifier) pour être réduit à un instrument d’entérinement d’une situation irrégulière.
La Commune est mise devant le fait accompli. Certes, elle pouvait s’opposer au gouvernement et établir des prescriptions contraires à la situation de fait. Elle a choisi la voie inverse : la légitimation du « coup parti ». De façon fort pragmatique, le PPAS stipule que l’endroit idéal pour une tour de 25 étages est précisément l’îlot Van Maerlant. Puisqu’un PPAS a toute légitimité de définir des gabarits et le « bon aménagement des lieux », la tour de bureaux ne serait plus illégale… Par voie de conséquence, ce nouveau PPAS vide de sa substance le recours des habitants auprès du Conseil d’État. Le PPAS permet d’éloigner le spectre de la démolition d’un immeuble neuf, construit en vertu d’un permis susceptible d’annulation à cause de son caractère exagérément dérogatoire. Ce tour de passe-passe législatif semble bien avoir pour but de sauver la Région et un promoteur du péril juridique et financier.
Au sein des membres d’IEB, la complaisance de la Commune est mal comprise. Les fonctionnaires communaux, interrogés officieusement au détour d’un couloir, avancent l’argument fataliste du « coup parti » : l’immeuble étant déjà construit, il serait trop tard pour agir, sinon en gênant dangereusement l’opération financière du promoteur immobilier. Ces mêmes fonctionnaires y voient également la simple volonté de respecter un équilibre politique : les mêmes partis et les mêmes coalitions se retrouvant à tous les étages du mille-feuilles institutionnel bruxellois, les responsables politiques communaux ne chercheraient en l’occurrence qu’à rendre possible une décision politique régionale. À tout prendre, nous préférons encore ces raisons triviales à une autre explication, plus malsaine : la collusion d’intérêts entre responsables politiques et promoteurs immobiliers. Les premiers légiférant sur-mesure pour les seconds, au mépris des règlements et des juridictions.
Le PPAS « Belliard-Etterbeek » illustre par l’absurde l’accointance entre politique et promoteurs privés. En effet, une implication concrète fondamentale de ce PPAS est de sauver la mise au promoteur qui a pris le risque de construire alors qu’un recours au Conseil d’État est pendant. Toutefois, bien d’autres cas de figure, moins caricaturaux ou moins flagrants, illustrent la même dynamique. Il arrive souvent qu’un important promoteur immobilier présente en grandes pompes et sur papier glacé un ambitieux projet couvrant une parcelle, un îlot ou même tout un quartier de la capitale. Généralement, le projet en question s’écarte des normes et des prescriptions en vigueur sur le territoire où il est censé s’implanter d’après le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS) ou d’un PPAS existant. En vue de favoriser la réalisation de ce projet immobilier, la Commune concernée se lance alors fréquemment dans une « remise au goût du jour » des prescriptions urbanistiques locales. Habituellement, via l’élaboration d’un PPAS qui, dérogeant légalement au PRAS, se conforme aux desiderata du promoteur. Parfois simplement en abrogeant un PPAS pourtant justement adopté pour s’assurer du bon aménagement des lieux...
C’est le cas du PPAS Willebroeck qui a déroulé le tapis rouge à la fameuse tour UpSite et ses 41 étages toisant le canal. C’est le cas pour le PPAS Biestebroeck, en cours de rédaction, qui a été lancé pour répondre aux fantasmes d’un promoteur qui ambitionne de construire un complexe le long du canal : un cinéma, un centre commercial et des logements de luxe, voire même – pourquoi pas ? – une marina pour yachts. C’est aussi le cas du PPAS Bara-Midi qui a purement et simplement été abrogé pour laisser toute latitude au projet pharaonique d’un bouquet de 5 tours de bureaux à la gare du Midi. Alors qu’un PPAS est censé se préoccuper des incidences des développements futurs dans ses environs proches, il en existe pourtant qui ne dépassent pas le périmètre strict du projet que la Commune désire accueillir : comme notamment le PPAS du Carré de Moscou qui ne concerne précisément que l’espace délimité par le parking souterrain que le promoteur propose de creuser sous le Parvis de Saint-Gilles. Dans bien des cas, l’autorité administrative ne se donne même pas la peine de faire semblant de jouer un rôle de prescripteur : Vous avez un projet de tour ? Voici le cadre légal qu’il vous faut ! Vous désirez creuser un parking ? Laissez-nous quelques mois, juste le temps de démontrer que c’est justement notre principal besoin !
Ces exemples peuvent être multipliés à l’envi. Assurément, ils ne donnent pas un éclairage positif sur le rôle de nos édiles qui abandonnent la planification urbanistique aux entreprises privées. De surcroît, dans la plupart des cas, les grands projets immobiliers se font contre les habitants et contre leur volonté. En effet, un projet de promotion immobilière valorise davantage la rentabilité économique que l’intérêt des riverains. Ces riverains qui s’insurgent quand ils découvrent le brol qu’on envisage de construire dans leur quartier. Ces riverains qui parfois s’organisent, réunissent des comités de quartier, réagissent à l’enquête publique, etc. Le simple fait qu’une mobilisation citoyenne voie le jour pourrait suffire à raisonner les Bourgmestres et Échevins, tant cela est rare et mériterait d’être pris en considération. Hélas, cela ne suffit (presque) jamais. Les appels au bon sens et à la démocratie locale n’entravent pas la folle ronde des dérogations et des PPAS. De bonne foi, ces habitants en viennent à penser que leurs représentants politiques se soucient davantage des intérêts privés d’un consortium immobilier que de l’intérêt général des Bruxellois.