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Tivoli, quartier durable… les mots sans les choses ?

Mathieu Sonck – Novembre 2015

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Porté par Citydev, organisme d’intérêt public en charge de la rénovation urbaine au niveau régional, « Tivoli » est un projet de construction de 271 logements [1] ainsi que d’activités économiques (Greenbizz) [2] sur la friche urbaine délimitée par les rues Claessens, de Molenbeek, Tivoli et de Wautier.

« Celui qui est élevé au rang de citoyen d’une ville globale pourra parler haut, mais aura bien du mal à comprendre et décrire ce qui lui arrive par le bas, à savoir la dissonance que génère la violence et la souffrance qu’il peut à tout moment rencontrer : le lessivage urbanistique et policier des centres-ville, la satellisation des plus pauvres, l’isolement d’un voisin, son propre isolement, l’absence d’odeur, la substitution des formes de vie par des logos, des bars par des enseignes. Le passant ordinaire peut enfin transcender ces contingences. Devenu citoyen « éco-responsable » dans la ville globale, sommé de parler de lui comme entité reproductible d’une globalité, il évolue dans les couloirs aériens du langage. » [3]

Le quartier durable « Tivoli ».
 

Partant de la volonté des pouvoirs publics de s’appuyer sur les principes du développement durable pour développer ce quartier d’emblée qualifié d’exemplaire, nous proposons de l’analyser en les prenant au(x) mot(s).

La page de Wikipedia consacrée au développement durable nous semble suffisamment bien fournie pour entamer cette approche [4]. On y retrouve ce qui est communément admis par une large part des thuriféraires du concept, à savoir que [5] :

« L’objectif du développement durable est de définir des schémas viables qui concilient les trois aspects écologique, social et économique des activités humaines : « trois piliers » à prendre en compte par les collectivités comme par les entreprises et les individus. La finalité du développement durable est de trouver un équilibre cohérent et viable à long terme entre ces trois enjeux. À ces trois piliers s’ajoute un enjeu transversal, de plus en plus considéré comme « le quatrième pilier du développement durable », indispensable à la définition et à la mise en œuvre de politiques et d’actions relatives au développement durable : la gouvernance.

La gouvernance consiste en la participation de tous les acteurs (citoyens, entreprises, associations, élus…) au processus de décision ; elle est de ce fait une forme de démocratie participative. »

Cette analyse est proposée au lecteur à l’occasion de l’intervention d’IEB lors de l’enquête publique du 28 octobre 2015 consacrée à la demande de permis pour la première phase opérationnelle du projet, à savoir construire les voiries du quartier.

Le plan des voiries proposé à l’enquête respecte les principes du permis de lotir délivré en 2011 et prévoit la création de trois voiries ainsi que d’une placette au milieu de laquelle seront conservés deux platanes d’Orient classés.

La part belle à l’économie et à la valorisation foncière maximale...

Nul doute que sur le plan économique, le projet peut être perçu comme satisfaisant par la plupart des parties. Outre la création d’activités économiques sur près de 13 000 m², le quartier projeté est particulièrement dense, une densité jugée nécessaire par les pouvoirs publics dès lors qu’il s’agit ici, à l’instar de n’importe quel promoteur, de valoriser un terrain acheté au prix du marché et de diluer le plus possible cette incidence foncière. Notons que le projet présente une densité de population d’environ 400 habitants/ha. Pour rappel, la moyenne du vieux Laeken, quartier adjacent considéré comme densément habité est de 173 h/ha (données 2013) et que la densité de ce même quartier en 2000 était de 126 h/ha.

Un projet sans nul doute environnemental... qui loupe le coche de la sauvegarde du patrimoine ?

La dimension environnementale est également largement rencontrée. En matière de mobilité, les porteurs du projet ont accordé une attention particulière aux usagers faibles, en proposant des trottoirs allant jusqu’à 8 mètres de large par endroit et en limitant la vitesse à 30 km/h.

Sur le plan environnemental au sens large, les voiries ont été conçues en intégrant une réflexion paysagère qui a abouti à multiplier la présence de végétaux. Enfin, une attention particulière a été portée sur la question de la gestion des eaux de pluie, en prévoyant des noues de stockage de ces eaux de manière à ce que le quartier ne rejettent pas les eaux de ruissellement dans le système d’égouts existant.

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Le bâtiment RTT.
 

Le patrimoine a fait l’objet d’une solution de compromis. En effet, le bâtiment, dit « Belgacom » ou « RTT », synthèse intéressante de l’architecture moderniste de la fin des années 30 et de certains éléments stylistiques qui se développeront plus typiquement dans l’après-guerre, n’est pas conservé dans son entièreté, alors qu’il pourrait l’être. Et si le pire est évité (la destruction complète), l’équilibre général du bâtiment est rompu par la démolition de l’extrémité de la partie basse du bâtiment, au droit Greenbizz, désormais sorti de terre. Il est pourtant encore possible de sauver dans son entièreté la façade avant du bâtiment Belgacom. Il suffit pour cela de n’amputer que la partie arrière de l’angle du bâtiment, en adaptant la largeur de la voirie à cette endroit (trottoirs de largeur minimale, sans stationnements) comme proposé dans le rapport d’incidence de 2010. L’idée serait de maintenir la cohérence du dessin de façade du bâtiment dont la dernière travée avec la grande porte qui est importante dans la composition de la façade [6]. Cette proposition implique simplement d’adapter légèrement les circulations intérieures du bâtiment.

Le social, talon d’Achille de Tivoli...

Les intentions du demandeur en cette matière semblent louables. D’abord parce qu’il propose un projet présentant une certaine mixité d’un point de vue social : 30% de logements sociaux et 70% de logements conventionnés et libres. Nous ne nous attarderons pas sur cette question qui sera abordée à l’occasion de l’enquête publique portant sur la construction des logements. Notons simplement que la proportion de familles bruxelloises en droit de bénéficier d’un logement social est de 50% et que si les pouvoirs publics continuent à appliquer la proportion de 30% de logements sociaux dans les projets publics, il décident dès facto de confier aux promoteurs privés la résolution de la crise du logement des familles les plus précarisées.

De plus, la valeur intrinsèque de la mixité, bien que ne reposant sur aucune base scientifique, est perçue comme positive par la majorité des acteurs qui font la ville alors qu’elle ne constitue qu’une référence idéologique qui mériterait une analyse plus profonde.

Mais, dans le cadre présent d’un projet proposé au débat selon un dispositif saucissonné, nous n’avons à nous prononcer que sur des aménagements de voirie. Cet enjeu a été précisément l’objet d’un processus de participation qui a été mis en place en amont du projet. Citydev a confié la mission à Périferia qui s’est acquitté de sa tâche dans les limites qui lui ont été conférées, soit « informer les habitants pour leur faire connaître et accepter le projet », et « organiser des séances de participation sur des thèmes susceptibles d’être encore adaptés par les participants, à savoir notamment les espaces publics, le type de commerces et d’équipements ou encore la mobilité ». [7]

Une première confrontation de ces exigences contractuelles liant le prestataire en charge d’organiser la participation avec les principes du développement durable énoncés plus haut livre un premier verdict sans appel : on est bien loin de l’idéal de participation à un processus de décision dès lors que qu’il s’agit principalement d’« informer les habitants pour leur faire connaître et accepter le projet ». On était plutôt en droit d’attendre un dispositif qui permette « la participation de la population et du secteur associatif au processus de décision ».

Mais puisque, selon le demandeur, certains thèmes étaient susceptibles d’être encore adaptés, il nous semble intéressant de nous pencher sur le rapport de synthèse produit par Périféria à l’issue du processus participatif en mars 2015, et de vérifier si adaptation il y a eu...

Le rapport insiste dès son préambule sur la nécessité de penser les espaces publics pour tous et plus particulièrement pour les enfants, qui manquent cruellement d’aires de jeu et pour les adolescents qui sont les utilisateurs actuels du terrain en friche : « c’est leur terrain d’aventure, de leurs premiers émois amoureux et souvent aussi de leurs premières transgressions... »

Pour bien comprendre l’importance que représente la demande des habitants de plus d’espaces de jeu dans le quartier, il suffit de se reporter de quelques centaines de mètres vers le nouveau parc L28 et de le visiter un mercredi après-midi. L’observateur avisé y comprendra rapidement combien cette fonction fait défaut dans le quartier, malgré la présence du tout nouveau parc de tour et taxis, directement adjacent au parc L28. Aux beaux jours, la plaine de jeu du parc L28 est complètement saturée.

Las, la nécessité d’une véritable plaine de jeu n’a pas été entendue, le demandeur proposant des bancs à usage multiple constitués de murets sur lesquels il serait possible de s’asseoir et de jouer, une solution pourtant jugée dangereuse par les habitants qui se sont exprimés lors des ateliers. La justification présentée aux habitants dans le fascicule en quadrichromie présentant le projet définitif tient en quelques mots, lourds de sens :

« Les architectes paysagistes ont insisté sur la taille réduite de cette place verte : 2 000 m² ! L’option qu’ils ont retenue a été de créer un espace polyvalent [8], à savoir des espaces permettant une utilisation par le plus grand nombre de personnes, en ne privilégiant pas un usage particulier (par ex. un jardin d’enfant, un terrain de football), ce qui se serait fait au détriment d’autres usagers. »

La place publique ET le parc.
 

Sur quelles bases les architectes ont-ils insisté sur la taille réduite du parc, si ce n’est poussés dans le dos par Citydev, soucieux d’obtenir une densité maximale de logements ? Quels sont les autres usagers dont parle le fascicule si ce n’est les habitants à venir, qui bénéficieront tous d’un accès à des jardins collectifs privés situés en intérieur d’îlots ?

De même, les habitants riverains du site ont réclamé la création d’une zone 20, destinée à assurer la sécurité des nombreux enfants qui devraient profiter de l’espace partagé. Cette demande, relayée par nos soins à l’occasion de la commission de concertation a fait l’objet d’une réponse pour le moins légère de la part du partenaire privé de Citydev : « une zone 20 impliquait l’installation de trop de panneaux de signalisation et était contraire aux exigences de Bruxelles Mobilité… » Une réponse qui n’a pas manqué de courroucer le représentant de cette administration, qui a publiquement affirmé que la zone 20 était parfaitement possible.

Un quartier durable, certes, mais pour qui exactement ?

La question de l’occupation des espaces publics ne semble pas non plus avoir été étudiée de manière approfondie en fonction des demandes des habitants. Que dit le rapport de synthèse de Périféria ? Que les jeunes du quartier sont sédentaires et qu’ils sont attachés à leur quartier. Ils jugent le parc de Tour et Taxis trop loin et ils comptent fermement occuper la place quand elle sera disponible. Le rapport dit aussi que les nombreux équipements du quartier, notamment les écoles, draineront un nombre importants d’usagers sur la future place, seul espace publique à plusieurs centaines de mètres à la ronde.

Pense-t-on vraiment qu’un parc ET une place sur une surface réduite est susceptible ne serait-ce que d’absorber la demande existante, sans même tenir compte de la population nouvelle ? Cette question est restée sans réponse lors de la commission de concertation...

Comme sont restées sans réponses les questions soulevées par les recommandations de Bravvo, l’asbl de la Ville de Bruxelles chargée de la prévention. Que nous dit le rapport de Bravvo, dont n’avaient manifestement pas connaissance les membres de la Commission ? Il répète ce qui précède, et le complète par l’expression de la crainte d’une gentrification du quartier accompagnée d’une augmentation des loyers. Il considère que les espaces publics du nouveau quartier Tivoli vont poser des problèmes aux acteurs de terrain chargés de la prévention et demandent que les acteurs de première ligne dans le quartier soient intégrés au comité d’accompagnement du projet.

Le rapport de Bravvo constate également la taille réduite du parc et de la place publique et s’inquiète de l’usage qui en sera fait. Les demandes de Bravvo à ce propos sont assez explicites :

  • éviter les chemins en gravier qui pourraient servir de projectiles ;
  • prévoir un éclairage anti-vandalisme ;
  • éviter la stigmatisation des logements sociaux.
    Un contexte de basse tension plutôt inquiétant pour la naissance d’un quartier qui se veut durable...

La question des espaces publics créés dans des opérations de rénovation urbaine incluant la création de logements moyens a fait l’objet d’une étude qualitative récente basée sur de nombreux entretiens ainsi que sur des parcours commentés en compagnie des habitants ainsi que des riverains de ces logements. L’étude tendrait à conclure que les espaces publics créés dans de tels projets ne semblent pas remplir la fonction qui leur a été dévolue, c’est-à-dire, un lieu de rencontre entre anciens et nouveaux habitants [9]. Il suffit pour s’en convaincre d’interroger les acteurs de terrain sur cette question. Leur prévision est sans équivoque : le parc sera le territoire des jeunes du quartier, les nouveaux habitants se rabattant naturellement sur les jardins privatifs des îlots intérieurs.

Un exemple de jardin privatif (avec des jeux pour les enfants, là...).
 

Est-ce un problème ? Pas forcément. Sauf qu’à ce stade, le quartier durable Tivoli n’offre pas d’autres perspectives aux jeunes que de s’imposer dans le futur parc dans une logique de confrontation. Alors qu’un atelier participatif avait porté l’idée de créer local communautaire, une idée acclamée par les habitants, un possible creuset pour des projets communs entre nouveaux et anciens habitants. Le projet fut abandonné, faute de solution de financement pérenne de l’activité qui aurait pu y prendre place...

Bien sûr, ne soyons pas naïfs, aucun quartier durable ne va transformer radicalement la vie d’une jeunesse désœuvrée et abandonnée depuis si longtemps à son triste sort. Mais à la lecture de ce qui précède, on a quand même l’impression qu’on a loupé le coche : celui de simplement pourvoir aux besoins simples exprimés par les habitants et le tissu associatif à l’occasion des ateliers participatifs, à défaut bien sûr d’un véritable projet « bottom-up » co-élaboré « from scratch » avec les habitants...

Les mots sans les choses...

Demandez à deux interlocuteurs différents la définition qu’ils donnent de la « participation », vous obtiendrez probablement deux définitions fort différentes. Celle qu’appliquent les pouvoirs publics est généralement assez restrictive, la participation étant plutôt perçue comme un mal nécessaire visant à obtenir, voire à forcer l’adhésion des participants à leur projet. Pour notre part, celle d’Henri Lefebvre a notre préférence : « N’est-il pas clair que la participation réelle et active porte déjà son nom ? Elle se nomme autogestion. » [10]

Pour qui fabrique-t-on la ville ? A qui s’adresse les projets immobiliers portés par les pouvoirs publics ? Quel est le cadre idéologique qui s’impose aux citoyens d’une ville prétendument moderne ? Que cache le choix de mots tels que « quartier durable » ou « participation » ?

Dans le cadre du projet de quartier durable « Tivoli », la participation organisée en amont du projet, malgré la bonne volonté de certains des acteurs impliqués, n’a permis de l’amender qu’à la marge, créant de ce fait une frustration dans le chef de la population habitant déjà le quartier. Selon les acteurs de terrain, cette frustration pourrait s’avérer à terme explosive une fois le projet de construction terminé, comme le démontre les récents actes de vandalisme sur le chantier de Greenbizz.


[1Estimation à ce stade dans la mesure où deux bâtiments destinés à devenir des habitats alternatifs ne sont pas encore définis.

[2Sur la partie du terrain longeant la rue Dieudonné Lefèvre (en face du TIR), 12 000 m² seront construits pour des ateliers et des surfaces de production de biens immatériels. Une grande partie de ces espaces (7 500 m²) sera réalisée et gérée par Brussels Greenbizz (avec le soutien européen du FEDER) et sera affectée à des activités économiques liées à l’environnement. Un tiers de cette partie (2 500 m²) sera dédié à un incubateur, c’est-à-dire destiné à des jeunes entreprises qui se lancent. Les 5 000 m² restants seront plutôt destinés à des ateliers de production. Pour le restant de l’espace (4 500 m²), la SDRB fera appel à un promoteur privé qui assurera la construction et mettra en vente les espaces de production. Source : http://tivoli.brussels/tivoli-quartier-durable/.

[3Eric Chauvier, « Les mots sans les choses », Editions Alya 2014.

[4Et donné son mode de production (site collaboratif basé sur un contrôle social fort), nous considérons qu’il serait malvenu de suspecter celui-ci de livrer une définition non consensuelle d’un concept qui de surcroît ne peut être suspecté d’être confidentiel.

[7Rapport d’incidence 2015.

[8Les mots en « gras » sont reproduits tels quels...

[9Thèse en cours de finalisation d’Emmanuelle Lenel sur les effets qualitatifs des programmations publiques basées sur le concept de mixité sociale. Présentée à l’occasion des ateliers du 27/11/2015 de la Brussels Academy.

[10H. Lefebvre, Le droit à la ville.