Inter-Environnement Bruxelles
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Tivoli Green City « quartier exemplaire »… de l’attitude de CityDev ?

Tivoli GreenCity [1] c’est un nouveau quartier situé entre le canal et la place Bockstael ; 397 logements sortis de terre en quelques années, 271 primo-acquéreurs, et 126 logements sociaux. Un projet « socialement mixte », tant par la présence d’un bloc de logements sociaux sur le site que par la « diversification » du profil des acquéreurs de City-Dev. Mais CityDev a-t-elle conscience de ce qu’implique l’accès à la propriété pour des ménages aux revenus peu élevés ?

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Soutenir l’accès à la propriété… vraiment ?

CityDev est une institution publique bruxelloise bicéphale. Deux missions lui sont dévolues : d’une part, soutenir et maintenir l’activité productive en Région de Bruxelles-Capitale, d’autre part encourager le maintien des classes moyennes en ville par une politique d’aide à l’accès à la propriété privée. Concrètement, via CityDev, des ménages dans certaines conditions de revenus [2] ont la possibilité d’acheter un logement pour une valeur 30 % inférieure au prix du marché, à condition de ne pas encore être propriétaire, et d’en rester propriétaire-occupant durant 20 ans. La mise en place de ce dispositif a fait l’objet de nombreux débats [3] ; parmi les éléments pointés du doigt par plusieurs associations, dont IEB, se posait la question de la destination de cette enveloppe budgétaire. En somme, était questionnée la politique qui consiste à utiliser de l’argent public, et à mobiliser l’institution la plus efficace en termes de productions de logements (CityDev), pour construire et subsidier des appartements pour la classe moyenne, sans mécanisme anti-spéculatif de surcroît (puisqu’au bout de 20 ans les appartements peuvent tout à fait légalement repartir sur le marché privé) ; tandis que 44 000 ménages sont en attente d’un logement social et que la moitié des ménages bruxellois (soit 250 000 environ) sont en droit d’en demander un. Ainsi, en 2009, Alice Romainville constatait que les acquéreurs étaient issus des classes moyennes supérieures, qui auraient probablement accédé « de toute façon » à la propriété privée.
Récemment, des acquéreurs et des travailleurs de Citydev faisaient remarquer que cette situation était de moins en moins exacte, et qu’ils observaient une diversification sociale du profil des acquéreurs CityDev. Objectiver cette question de façon scientifique et quantitative demande des données sensibles, auxquelles les universités n’ont pas eu accès depuis lors. Cependant, la mise en œuvre du projet Tivoli Green City offre une fenêtre tout à fait fiable pour entr’apercevoir cette nouvelle donne [4].
Ainsi, parmi les primo-acquéreurs de Tivoli Green City, rencontre-t-on de nombreux ménages bruxellois issus, non pas uniquement de la « classe moyenne », mais également des « classes populaires », notamment originaires de l’immigration. Pour ces dernières -et étant donné l’augmentation des prix du foncier en dix ans- l’accès à la propriété privée à Bruxelles sans aides publiques serait, en effet, quasiment impensable aujourd’hui (pour une partie de la classe moyenne également).
Que les politiques d’accès à la propriété ne soient pas uniquement destinées aux classes moyennes supérieures, et que les ménages auxquels s’adressent ces lignes budgétaires soient, un peu plus qu’auparavant, issus des catégories les moins nanties n’est cependant pas l’unique élément à avoir à l’esprit. En effet, accéder à la propriété est un acte moins anodin qu’il n’y paraît, et soutenir cet accès uniquement par des mesures financières sans prendre en compte les questions sociales qu’elles impliquent n’est pas en soi une mesure « égalitariste ».

Les impensés de l’accès à la propriété

Ainsi, les AG de co-propriété ont été l’occasion pour les futurs acquéreurs de se rencontrer, d’échanger leurs impressions, mais également de poser des questions, de tenter de lever des incompréhensions. C’est ainsi que, lorsque les frais de co-propriété ont été annoncés, de nombreux ménages sont tombés des nues.
« Lorsque certains copropriétaires ont appris qu’il y avait des frais de copropriété, ils n’ont pas voulu payer. Quelqu’un a proposé de ne pas payer en échange du fait qu’il n’utiliserait pas l’ascenseur... ».
Il ne s’agit pas ici de bêtises d’un côté, ni de mensonges de l’autre, mais simplement d’une mauvaise prise en compte de ce que l’accès à la propriété implique de posséder des compétences et des connaissances qui ne sont pas socialement équitablement distribuées. Ainsi, savoir qu’il y a des frais de copropriété dans un immeuble n’est pas quelque chose d’évident. Il faut, pour que cela « coule de source », avoir soi-même habité et payé les frais dans un immeuble, ou encore connaître des personnes, dont on est suffisamment proches que pour parler d’argent, qui sont elles-mêmes dans cette situation. Or, la très grande majorité du tissu urbain des quartiers populaires bruxellois est composée de maisons de rapport, ou de maisons subdivisées pour lesquelles, si frais de copropriété il y a, ceux-ci sont souvent minimes et intégrés dans le loyer.
Second point, vraisemblablement sous-estimé : la gestion d’un budget serré... pour les ménages les moins nantis, quelques dizaines d’euros ne sont pas un montant négligeable. Derrière la communication un peu confuse sur les futurs frais de co-propriété, se cache sans doute, non pas de la mauvaise volonté, ou de la légèreté [5], mais une méconnaissance des réalités économiques de nombre de ménages bruxellois. 30 euros ne représentent pas « la même dépense », ou le même « effort » selon que les revenus du ménage soient de 1200, de 2000 ou de 4000 euros. Ainsi, à l’annonce des coûts de co-propriété, l’information délivrée en AG n’a pas le même impact sur les uns et les autres : certains ménages savaient qu’il y aurait des frais et s’attendaient à payer en plus de leur remboursement une certaine somme, d’autres ne l’avaient pas du tout envisagé.
De ces différences, les associations qui travaillent dans « l’insertion par le logement », sont bien conscientes. Et celles qui se sont donné comme mission d’aider des ménages des classes populaires à accéder à la propriété privée (tel le Ciré, le CLTB et certaines maisons de quartier, etc), mettent en place un accompagnement important de chaque ménage.
Malheureusement, autant les prêteurs (banques privées, mais aussi semble-t-il le fond du logement) que CityDev semblent avoir négligé la nécessité d’un travail d’information en amont. Sans doute, simplement parce que cela n’était pas sa mission de base.
Quelles qu’en soient les raisons, cette ouverture de l’accès à la propriété privée vers un public moins nanti, sans accompagnement fait peser des risques de précarisation [6]. Car, comme sur le marché locatif, le risque principal réside dans le fait que les ménages en difficulté financière fassent l’impasse sur des dépenses essentielles afin de payer leur prêt hypothécaire ou le paiement des frais de copropriété, et dans le pire des cas, se retrouvent surendettés (et dans le cas d’une revente, ils perdront au moins les frais de notaire).

Sur les politiques d’accès à la propriété [7]
Au 19e siècle, et à nouveau après la deuxième guerre mondiale, les forces politiques en présence en Belgique ont fait le choix du soutien à la propriété privée, plutôt que du soutien au logement social et public. Ce choix ne s’est pas fait par hasard, et ne fut pas sans conséquences. En effet, l’accès à la propriété privée a fait adhérer la classe ouvrière aux valeurs de l’économie de marché [8] : en devenant propriétaire, et en détendant désormais un capital immobilier, ces ménages s’inquiétèrent de la valeur et de la dégradation de ce bien. Ils s’inquiétèrent de la stabilité du marché.
Ne vous y trompez pas, les choses n’ont pas changé, comme le disait M. Guy Vanhengel, ministre bruxellois des finances en 2006 lors d’une séance plénière du parlement bruxellois : « Le fait que le gouvernement fasse l’impossible pour inciter les Bruxellois à devenir propriétaires de leur logement (...) est une forme de ce que je pourrais appeler “l’incitation au capitalisme populaire”, auquel nous incitons les Bruxellois… ».

Et les PMR ?

Outre ces questions sociales, les besoins spécifiques d’autres personnes fragiles ont été traités avec insuffisance, c’est notamment le cas d’un futur acquéreur à mobilité réduite. Rappelons que l’achat via CityDev est théoriquement engageant pour 20 ans, il s’agit donc d’acheter et de rester une longue période dans son appartement. L’occasion de construire un logement réellement adapté, surtout lorsqu’il est, comme c’est le cas ici, acheté sur plan, que rien n’est construit au moment de la transaction et que dès lors « tout est possible ».
Que cette personne débourse des frais supplémentaires pour équiper son logement peut s’entendre, mais ce qui a choqué le comité de quartier, c’est l’existence même de « frais administratifs » facturés par le promoteur et liés aux modifications des plans du logement.
De plus, l’appartement acheté sur plan se trouvait au rez-de-chaussée. Et, tandis que le promoteur avait connaissance des besoins de cette personne, puisque les discussions ont eu lieu, le projet final nécessite de monter 5 marches pour accéder à l’entrée de l’appartement. Aucune rampe n’a été réalisée, aucune proposition de changer d’appartement (pour en choisir par exemple un qui serait réellement en rez-de-chaussée) n’a été faite au futur acquéreur. Il devra donc faire un détour assez important pour entrer par l’arrière, et rebelote pour relever son courrier le matin.
Malheureusement, ici aussi [9], c’est l’attitude du promoteur et la toute puissance laissée à celui-ci par cityDev qui dérange.
Par ailleurs, si CityDev donne priorité aux PMR, et doit proposer des logements adaptables, il n’offre pas pour autant une part de logements adaptés… Il faudrait sans doute changer cette situation et proposer d’office une part de logement pour les PMR dans lesquels les frais administratifs seraient inexistants, et pour lesquels les modifications soient réalisées au moins à prix coûtant auprès du promoteur, voire serait subsidiées.

« Vous devriez déjà être content » … quand la participation n’est qu’une façade.

Dernier élément problématique, le décalage entre l’image et la communication faite autour du projet comme étant « un exemple de participation », et la réalité. Sans doute le concept de « participation » est-il lui-même trop flou que pour pouvoir en juger « objectivement ». Néanmoins, le traitement reçu par les habitants lorsqu’ils ont commencé à poser « trop » de questions peut, quant à lui, être raconté. Précisément, les habitants qui souhaitaient rencontrer CityDev pour comprendre les choix posés en termes d’énergie, de tiers investisseurs, mais aussi de plateforme numérique (voir à ce propos l’analyse « à qui profite le green ») ont finalement été reçus par CityDev et … Parbam (le promoteur). Une rencontre compliquée puisque les habitants entendaient questionner CityDev sur le bien fondé de certains choix, qui impliquaient le promoteur… devant ce dernier ?
Bilan des courses, des réponses vagues, démontrant un faible niveau d’écoute et de compréhension des problèmes soulevés par les habitants, et surtout une alliance claire entre Parbam et CityDev.
Un exemple ? La date de livraison des appartements prévue a varié de nombreuses fois pour finir par se fixer pour certains appartements plus tôt que prévu. Ce n’est pas en soi une situation rare, mais elle implique ici des habitants qui sont tous locataires, et donc tenus par les obligations de leur bail, et la fourchette des dates annoncées dépassait les fameux trois mois au bout desquels il est possible de partir sans perdre d’argent. En conséquence, un double loyer pour de nombreux ménages. À cette situation voici la réponse du promoteur [10] :
« En ce qui concerne le délai de livraison des appartements :
Le délai contractuel de livraison des appartements est au plus tôt le 21 octobre 2019. […] Toutefois, et ce malgré l’ampleur du projet, nous n’accusons aucun retard. Au contraire, nous sommes même bien à l’avance. [...] Le planning actuel prévoit que tous les appartements seront livrés avant la mi-juin 2019.
Il n’est donc nullement justifié de se plaindre de frais de double paiement ou autre alors que nous sommes en avance de plusieurs mois sur le planning. »
On comprend que le promoteur et les habitants n’aient pas les mêmes intérêts, leurs réponses ne sont pas sur le même registre. Cependant, cette réponse est co-signée par CityDev. Et CityDev est un organisme public.

Ce que les objectifs chiffrés et les PPP font d’un projet

Comme nous le soulignions dans l’analyse A qui profite le Green ?, c’est l’échelle de ce nouveau projet qui met en lumière ce que les partenariats publics privés et les « publicités mensongères » posent comme problèmes. Face aux promesses « d’inclusion », de « participation », et de « mixité sociale », certains habitants ont réellement pensé qu’ils pourraient donner leur avis et que celui-ci serait écouté, non pas poliment, mais véritablement pris en compte.
Et puisque CityDev est officiellement un producteur de « logement public », il pourrait légitimement être attendu d’un tel acteur qu’il œuvre plutôt dans l’intérêt des futurs habitants que dans le sien propre, ou celui du promoteur. Nous ne soutenons pas ici que CityDev travaille à enrichir les promoteurs privés auxquels il fait appel, nous disons simplement que le recours systématique à des partenariats publics privés de telle envergure fait entrer des intérêts divergents dans des projets publics, et qu’in fine, l’intérêt des habitants tend à s’effacer devant un autre objectif : faire une belle image, et du chiffre. Une image lisse, un projet parfait, et un nombre important de logements du côté de l’institution publique. Un bénéfice du côté du privé.
Paradoxalement, avec toutes ces mobilisations, et avant même d’entrer dans leurs appartements, les futurs habitants de Tivoli seront déjà incroyablement soudés et engagés les uns vis-à-vis des autres. Peut-être est-ce là l’innovation participative la plus marquante de ce projet ?


[3Voir à ce propos A. Romainville, 2009, « À qui profitent les politiques d’aide à l’acquisition de logements à Bruxelles ? » in Brussels Studies. Les beaux pavés de notre enfer, 2014, Bruxelles en Mouvement http://ieb.be/Les-beaux-paves-de-notre-enfer ; ainsi que Les heureux élus des PPP (Partenariats Public-Privé), 2014, Bruxelles en Mouvement.

[4Cette analyse a été écrite en collaboration directe avec les membres du comité de quartier Tivoli Green. Ce comité de quartier est composé d’habitants ayant pris des responsabilités au sein de leur « blocs » de logement respectifs. Ainsi, ils ont été identifié par plusieurs ménages comme « référant » ou personne de confiance et ont, de ce fait, été aux premières loges pour recevoir les craintes, les incompréhensions et les questions de nombreux autres futurs propriétaires. Cette analyse se base sur leurs récits, qui se recoupent et se recroisent. Si cette analyse ne peut-être considérée comme un travail sociologique stricto sensu, la proximité et la multiplicité des situations vécues tend à « témoigner » d’une situation structurelle.

[5Notons cependant, comme cela est évoqué dans l’article À qui profite le Green ?, que la communication du projet a notamment été construite autour du fait qu’il serait « énergétiquement peu coûteux », et que vu les choix posés (location des panneaux solaires auprès du Tiers Investisseur), la facture est plus élevée qu’elle aurait pu l’être.

[6Ce qui est paradoxal évidemment, car l’accès à la propriété est vu par les personnes qui y accèdent comme un moyen justement de se « sécuriser » tant financièrement que du point de vue résidentiel.

[7texte issu du BEM « En attendant mieux », avril 2019

[8Bourdieu, « Les structures sociales de l’économie », 2002, Paris, Seuil.

[10Les réponses reçues concernant la personne à mobilité réduite sont du même ordre.