Il s’agit d’enfourcher votre vélo et de partir à vélo à la découverte des trésors de l’Art nouveau dispersés le long de l’ancien parcours du tram qui reliait le centre-ville à l’exposition coloniale de Tervuren. Les pavillons de l’exposition de 1897 ont été l’une des premières occasions de faire découvrir au grand public l’audace et la finesse d’artistes tels que Paul Hankar ou Philippe Wolfers. Mais il s’agissait aussi d’un projet délibéré de promotion du projet colonial et des matières premières exploitées au Congo. Pour explorer par vous-même toutes ces imbrications entre naissance de l’Art nouveau et promotion du projet colonial, il vous suffit d’imprimer la carte et de suivre les explications le long du parcours.
Bruxelles est considérée comme la capitale de l’Art nouveau. C’est ici qu’habitaient, à la fin du xix e, les grands mécènes coloniaux – comme Edmond van Eetvelde ou la famille Solvay – et les principaux artistes Art nouveau vivaient également à Bruxelles : Victor Horta à Saint-Gilles, Henry Van de Velde à Uccle, et Philippe Wolfers dans le centre-ville. C’est ce qui explique que l’on trouve une grande concentration de bâtiments Art nouveau à Bruxelles, principalement dans ce qui était les anciens quartiers chic de la capitale ; autour du parc de Forest et de Saint-Gilles, autour du parc du Cinquantenaire, le long du parc Josaphat à Schaerbeek et, bien sûr, dans le quartier Léopold avec ses deux grands squares.
Si de très nombreux ouvrages existent et documentent ces réalisations, nous vous proposons ici une façon originale de les découvrir et de plonger dans l’Art nouveau à Bruxelles. Il s’agit d’enfourcher votre vélo et de suivre le parcours de l’ancien tram de luxe qui menait à l’Exposition universelle de 1897. Cette exposition universelle a principalement pris place dans le parc du Cinquantenaire. Cependant, la section qui a attiré le plus de monde – et dont l’impact se fait sentir aujourd’hui encore – est la section coloniale qui, elle, était située à Tervuren. En effet, les « attractions » proposées y étaient nombreuses : un monorail et des compétitions de boxe et de cyclisme. Mais aussi trois « villages » congolais ; le village de la force publique, un village lié à la charité chrétienne proposant l’adoption d’enfants congolais, et un « village traditionnel » construit pour l’occasion et animé par des figurants ramenés du Congo. Et puis, bien sûr, les salles d’exposition décorées par plusieurs artistes de ce qui allait devenir l’Art nouveau.
Pour se rendre à la section coloniale, les Bruxellois·es pouvaient utiliser la ligne ferroviaire existante BruxellesTervuren ou bien emprunter l’actuelle avenue de Tervuren fraîchement réalisée par l’entrepreneur et ami du roi Léopold II, Edmond Parmentier. Mais ce dernier a participé également à la mise en place d’un tramway à voie étroite spécialement construit pour l’exposition en collaboration avec la S.A. du Chemin de fer à voie étroite de Bruxelles à Ixelles-Boendael. À l’époque, il n’y avait pas encore de société centrale de transport bruxellois, mais plusieurs sociétés locales appelées « vicinales » ou « Boerentrams ». On parlait d’ailleurs aussi bien de tram que de « chemin de fer à voies étroites ». Il y avait deux points de départ à Bruxelles pour ce tram : un à Saint-Josse et l’autre au Treurenberg. Cette nouvelle ligne n’était pas destinée au grand public car un billet coûtait 75 centimes, soit plus du double du prix d’un billet de train sur la ligne classique. Le tram était composé de quatre « wagons-bars », décorés dans le style Art nouveau afin de donner au voyageur un avantgoût de ce qui l’attendait à son arrivée à Tervuren.
Ces wagons ont été construits par La Société Métallurgique et charbonnière belge à Nivelles en utilisant du bois du Congo livré par la firme Fichefet (voir l’encart sur le bois tropical dans la partie extractivisme, p. 14). Les voitures de première classe étaient montées sur de confortables amortisseurs à l’huile et il n’y avait place que pour vingt-six personnes par wagon. Les passager·es disposaient d’une voiture-bar séparée, avec un choix de boissons et un barman expérimenté qui proposait des cocktails. On y buvait surtout du champagne et du porto (vendu 60 centimes) ou de la bière (15 centimes). L’aménagement du wagon-bar comportait des étagères garnies de bouteilles et de verres. Tout le mobilier, ainsi que les parois et plafonds aussi bien intérieurs qu’extérieurs, étaient en sycomore ou acajou polis importés du Congo. Tout était très luxueux, éclairé par de grandes baies à glaces dormantes dotées de rideaux en coutil beige, et réalisé dans le style Art nouveau. Des impostes en forme d’abatjour, munies intérieurement de volets mobiles sur glissières, procuraient l’aération nécessaire. Et le soir, l’électricité illuminait avec prodigalité l’intérieur de ces voitures. Ce qui a inspiré Jef Castelyn, l’un des chanteurs populaires les plus célèbres de l’époque, à chanter, sur l’air de La Marseillaise :
Pour admirer notre Belgique, comme la richesse elle l’a changée, on voyait des trams électriques, remplis de Belges et d’étrangers.
Au-delà du succès de cette attraction pendant l’exposition de 1897, l’intérêt de ce tram et de son parcours est qu’il sera progressivement émaillé de bâtiments emblématiques de l’Art nouveau. Le tram traversait en effet plusieurs nouveaux quartiers planifiés, construits notamment autour des squares Ambiorix vet Marie-Louise, afin d’attirer une population fortunée dans ce qui était encore alors les faubourgs de Bruxelles. Ces quartiers émergents étant construits à l’apogée de la période Art nouveau, il est normal qu’un grand nombre de maisons inspirées par ce style, et à la pointe des goûts et techniques de l’époque, y soient concentrées. Nous en avons sélectionné une dizaine se trouvant directement sur le tracé du tram. Elles constituent les différentes étapes de la balade et chacune est décrite au dos de la carte. Bien d’autres maisons sur le trajet comportent des éléments de façade de style Art nouveau, mais nous avons laissé de côté ici les bâtiments au style éclectique pour ne garder que des réalisations 100 % Art nouveau. Tout comme nous n’avons pas repris les bâtiments ayant été profondément rénovés, comme la maison Deprez Van de Velde par exemple qui, bien que réalisée par Victor Horta, a connu trois transformations importantes au cours du XXe siècle.
Ne vous laissez ni impressionner par la distance, ni tromper par la carte : pour une meilleure lisibilité, la partie entre le Cinquantenaire et Tervuren n’est pas à l’échelle ! Mais la balade en vaut la peine, alors tous à vos vélos.
Le parcours de ce tram est émaillé de bâtiments emblématiques de l’Art nouveau.
1. Rue Royale 13
Notre balade débute au numéro 13 de la rue Royale, devant l’une des plus belles vitrines de tout Bruxelles. Aujourd’hui magasin de fleurs, il s’agissait à l’origine de la chemiserie « Maison A. Niguet » réalisée en 1896 par Paul Hankar. Ce dernier a réalisé plusieurs vitrines sur le même modèle à la fin du xix e mais celle-ci est la dernière encore préservée. Paul Hankar a débuté comme forgeron d’art et a travaillé pour l’architecte Hendrik Beyaert qui a réalisé, entre autres, la Banque nationale. Hankar sera mandaté pour concevoir plusieurs salles de l’Exposition universelle de 1897. Pour ce faire, des bois tropicaux du Congo seront mis à sa disposition et il travaillera ce bois comme ses ferronneries, dans le style Art nouveau. Pour cette vitrine, le dessin des boiseries est assez typique de l’Art nouveau floral (la fameuse « ligne en coup de fouet »), ce qui est étonnant car Hankar fût plutôt un partisan de l’Art nouveau géométrique.
On peut clairement reconnaître sur la façade la composition « tripartite et symétrique tendue par un large arc en anse de panier et articulée autour de l’entrée surmontée d’une vitre d’imposte richement traitée ; partie supérieure quadrillée par un réseau de petits-bois. Entrée en retrait reliée par des vitrines biaises à l’alignement et présentant une magnifique porte à penture en cuivre doré et, à l’origine, un sol en mosaïque portant le nom de la maison, qui apparaissait également sur la caisse de volet. Intérieur à l’origine entièrement lambrissé, avec une double rangée d’armoires murales, une galerie et une loggia ainsi qu’un mobilier en harmonie, actuellement disparu, mis à part quelques fragments » (heritage.brussels).
— > Depuis le magasin de fleurs, rejoindre le carrefour voisin de la rue de Louvain où se trouvaient, à l’origine, le Treurenberg et le terminus du tram. Suivre ensuite la rue de Louvain jusqu’à la petite ceinture. À l’époque ne se posait pas la question de devoir traverser une quatrevoies. Aujourd’hui, vous allez devoir remonter jusqu’à Madou pour pouvoir traverser et ensuite suivre l’avenue des Arts jusqu’à la rue Joseph II. Empruntez ensuite la rue Joseph II jusqu’à la rue Philippe le Bon.
2. Rue Philippe le Bon 41-53
Ensemble de deux maisons identiques réalisées par l’architecte Édouard Elle. Ces maisons, en miroir à l’origine mais de composition asymétrique, sont conçues en 1902 dans le style Art nouveau. Les sgraffites à motifs floraux du n° 53 ont été entièrement rénovées.
— > Le prochain arrêt se trouve plus loin, dans la même rue.
3. Rue Philippe le Bon 70
Cet ancien hôtel particulier a été réalisé en 1901 par l’architecte Victor Taelemans dans un style inspiré par l’architecte d’intérieur Henry Van de Velde et, notamment, sa maison Otlet. Victor Taelemans était également un élève de Hendrik Beyaert, et donc un collègue de Paul Hankar. La maison se distingue par sa triple rainure qui court au bas du premier étage. Celle-ci était à l’origine ornée de sgraffites, qui ont aujourd’hui disparu.
— > Depuis la rue Philippe le-Bon, rejoignez le Square Marie-Louise et le longer jusqu’à l’avenue Palmerston.
4. Avenue Palmerston 2-4
Ce bâtiment est l’Hôtel Van Eetvelde, l’une des réalisations emblématiques de l’architecte Victor Horta. Il a été conçu dès 1895 pour Edmond van Eetvelde qui était alors le Secrétaire général de l’État indépendant du Congo. C’est lui qui a veillé à ce que les artistes ayant participé à l’Exposition universelle de 1897, à Tervuren, aient librement accès aux matières premières en provenance du Congo. Il recruta les artistes mobilisés pour cette exposition principalement au sein du Cercle Artistique et Littéraire, un club privé basé dans le Vaux-Hall, le beau bâtiment à côté du Parc royal. Cette maison est l’un des projets les plus ambitieux de Victor Horta. L’intérieur est très bien conservé, même si l’accès n’y est autorisé qu’en certaines occasions.
« La partie la plus intéressante est la salle à manger qui s’ouvre par une large porte à double battant en bois d’acajou du Congo, dotée de vitraux en verre américain retraçant des arbres stylisés. Elle conserve sa tapisserie gauffrée aux tons ocre, vert et brun, figurant des végétaux et animaux stylisés, dont des sortes d’éléphants et des étoiles de mer qui font référence à l’étoile, emblème du Congo. Sur les petits côtés, deux buffets, différents mais jouant de consonances, ont été spécialement créés par Horta pour l’hôtel. Le plafond en acajou du Congo, est structuré de caissons » (heritage.brussels).
— > En continuant le long du square Palmerston, rejoignez le square Ambiorix où se trouve la maison Saint-Cyr.
5. Square Ambiorix 11
Cette maison, à la façade très travaillée, est caractérisée par un style Art nouveau flamboyant. Elle a été réalisée en 1903 par l’Architecte Gustave Strauven, un élève de Victor Horta, pour le peintre Georges Saint-Cyr.
Ce qui fait la caractéristique de cette maison, c’est l’étroitesse de la parcelle. De nombreuses stratégies sont donc employées pour maximiser l’espace d’à peine 4 mètres de large : « L’architecte a étiré la maison en hauteur, sur quatre niveaux au-dessus du sous-sol semi-enterré, mais également en longueur, au détriment du jardin. Pour assurer aux pièces une largeur décente et un maximum d’éclairement, Strauven a dû s’inspirer de l’architecture balnéaire, florissante à l’époque, ainsi que de certaines leçons de son maître, l’architecte Victor Horta : structure légère, en squelette, avec ouverture maximale sur l’espace vert du square, jeu de loggias, balcons et terrasse ; accès direct, par un perron, à la pièce avant du rez-de-chaussée ; absence de couloirs latéraux dans les pièces principales ; remplacement de la pièce centrale de l’enfilade tripartite traditionnelle par une vaste cage d’escalier éclairée par un puits de lumière » (heritage.brussels).
— > Depuis le square Ambiorix, suivez la rue Le Corrège jusqu’au parc du Cinquantenaire.
6. Musée d’art et d’histoire du cinquantenaire
Dans le musée d’Art et d’Histoire du Cinquantenaire a été reconstituée la boutique du bijoutier Philippe Wolfers. Celui-ci a été le plus grand bijoutier de l’Art nouveau. C’est lui qui remettra au goût du jour la sculpture chryséléphantine, qui mêle travail de l’ivoire et des métaux précieux. La magnifique boutique en style Art nouveau de Philippe Wolfers, qui se trouvait à l’origine rue d’Arenberg, devient ici la salle Wolfers et est accessible au public dans les horaires habituels du musée.
— > Depuis le musée, traversez le parc du Cinquantenaire jusqu’à la rue des Francs où se trouve la célèbre maison Cauchie.
7. Rue des Francs 5
La Maison Cauchie est à la fois l’atelier et le lieu de vie de l’artiste Paul Cauchie. C’est lui qui a remis au goût du jour la technique du sgrafitte. Le bâtiment, à la façade symétrique très soignée, a été conçu par Paul Cauchie lui-même. Il est donc normal qu’on y retrouve d’imposants sgrafittes. Alors que les deux grands sgrafittes verticales sont de véritables enseignes publicitaires pour la famille Cauchie, le sgraffite central, décoré d’une figure féminine, porte l’inscription : « PAR NOUS / POUR NOUS ».
— > Continuez à longer le parc du Cinquantenaire jusqu’à Mérode où démarre la rue de l’Yser.
8. Avenue de l’Yser 5-6
Cette maison, réalisée par l’architecte Jules Barbier en 1907, comprend de nombreux éléments Art nouveau dans sa façade. Jules Barbier n’a pas participé à l’exposition de Tervuren de 1897, mais bien à celle de 1910 à Bruxelles. Celle-ci a été une sorte de remake de l’exposition de Tervuren. Il a également été l’architecte de Bruxelles-Kermesse, même s’il meurt avant la complétion de ce bâtiment emblématique qui sera terminé par Franz Van Ophem. BruxellesKermesse sera détruit dans un grand incendie ayant marqué la mémoire des Bruxellois.
— > Vous voici au terme de la première partie de la balade. Pour les plus courageux, nous vous encourageons à continuer en suivant l’avenue de Tervuren sur toute sa longueur jusqu’au parc de Tervuren. Notez, cependant, qu’à partir d’ici la carte n’est plus à l’échelle. Il vous faudra en réalité parcourir 1,5 km pour rejoindre le palais Stoclet et 9,5 km supplémentaires pour arriver à l’AfricaMuseum.
9. Avenue de Tervuren 279-281
Le palais Stoclet a été réalisé par l’architecte autrichien Josef Hoffman en 1911 pour l’entrepreneur belge Adolphe Stoclet. L’histoire de ce bâtiment se lit presque comme un roman. Alors que le père Stoclet meurt pendant un conseil d’administration, son fils est appelé à prendre la relève des affaires à Vienne. Adolphe Stoclet y emménage avec sa femme et ils découvrent sur place les artistes de la Wiener Sezession, un mouvement frère de l’Art nouveau belge. Ils commandent alors la construction d’une grande villa à Vienne qui se veut un Gesamtkunstwerk ; une œuvre d’art totale ou l’architecture est indissociable de l’aménagement aussi bien des jardins que de la décoration intérieure, incluant jusqu’aux meubles et objets usuels. Entre-temps, Adolphe Stoclet est rappelé en Belgique, notamment pour travailler avec Albert Thys, très actif au Congo. Ils décident donc de faire construire leur villa à Bruxelles plutôt qu’à Vienne. C’est ce qui explique qu’elle est réalisée par Josef Hoffman, un architecte autrichien, mais aussi qu’on y trouve des aménagements intérieurs de la main d’artistes tels que Gustav Klimt ou Fernand Khnopff. Paradoxalement, le Palais Stoclet est le seul exemple encore parfaitement conservé de Gesamtkunstwerk de la Wiener Sezession, et il ne se trouve pas à Vienne mais à Bruxelles ! Le bâtiment, ainsi que la totalité de ses aménagements intérieurs, sont classés et inscrit à la liste de patrimoine mondial de l’Unesco. Il reste cependant un bâtiment privé appartenant aux descendants d’Adolphe Stoclet et sa visite n’est possible qu’en de rares occasions.
— > Depuis le palais Stoclet, il suffit de suivre l’avenue de Tervuren pour rejoindre l’AfricaMuseum.
10. Parc de Tervuren
Tout au bout de l’avenue de Tervuren, à l’entrée du parc, se trouvait le terminus du tram. Dès la descente on faisait face au palais des Colonies – rebaptisé aujourd’hui palais de l’Afrique – qui est le bâtiment qui accueillait les salles d’expositions de style Art nouveau. Il ne faut pas confondre ce bâtiment, toujours visible, avec le Musée royal d’Afrique centrale, qui n’existait pas encore à l’époque, et qui a connu un processus important de rénovation entre 2013 et 2018 pour devenir l’AfricaMuseum.