Aux USA, l’idée de dissoudre la police s’est récemment imposée dans les débats, au point que la ville de Minneapolis, où est mort George Floyd, étudie sérieusement la question. Certaines voix se sont néanmoins élevées pour mettre en garde contre une issue quelque peu dystopique en cas de récupération de cette perspective radicale : et si la police de rue n’était supprimée que pour être remplacée par une forme plus discrète, plus insidieuse ?
Ces dernières années, aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter mène campagne pour mettre fin aux assassinats policiers. S’interrogeant sur la possibilité de réformer une institution ancrée dans l’histoire raciste et coloniale du pays, la proposition d’une abolition de la police s’est progressivement imposée dans les débats, jusque dans les rangs du Parti démocrate. Certains se méfient cependant du risque de récupération de cette perspective radicale : et si la police de proximité n’était supprimée que pour laisser la place à de nouvelles formes de répression ? Et si la police ne disparaissait que pour être remplacée par la « technopolice » ? Cette question pourrait nous sembler lointaine. Mais la multiplication récente des décès au contact de la police belge pourrait nous surprendre. Le risque d’avènement d’une « technopolice », nous allons le voir, est on ne peut plus proche.
En effet, à Bruxelles, on entend toujours plus fréquemment parler de « Smart City » ou de « ville intelligente », d’innovations technologiques censées accélérer les flux numériques et leur traitement (5G), d’outils toujours plus sophistiqués et automatisés comme les « caméras intelligentes » et même des « poubelles intelligentes » ! À en croire les autorités, il serait absolument nécessaire d’investir massivement dans ce secteur, la capitale européenne ne pouvant évidemment pas se permettre de rater le virage technologique !
Et si la police ne disparaissait que pour être remplacée par la « technopolice » ?
Les discours technophiles mettent en avant les bénéfices que ces technologies devraient apporter : améliorer la qualité de vie des individus, que cela soit sous l’angle de la santé, de la sécurité, de la mobilité, etc. Si ces bienfaits restent à démontrer, d’autres enjeux sous-tendent leur déploiement, notamment d’immenses intérêts économiques pour des acteurs privés, et une volonté de contrôle social toujours accrue du côté des acteurs publics.
La carte d’identité électronique, les caméras capables de reconnaître les plaques d’immatriculation (ANPR), les caméras à reconnaissance faciale (dont la légalité fait encore débat mais néanmoins prédéployées), les drones survolant l’espace public et notamment les manifestations, les compteurs énergétiques intelligents, etc. : tous ces termes nous sont familiers, les médias en parlent un peu, la ville les accueille petit à petit… Les temps changent, s’agirait-il de les accepter ? Souvent, le déploiement de ces outils sécuritaires visant à quadriller, classer, surveiller, punir dans le but d’orienter et de réguler les comportements se fait dans l’indifférence, grâce à la complicité liant l’industrie et les décideurs politiques ; ces derniers étant dans le meilleur des cas coupables par négligence ou naïveté, lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes à l’origine de l’adoption de ces gadgets liberticides.
LE FUTUR EST DÉJÀ LÀ
On pourrait penser que ces technologies, ce que Google sait sur nos déplacements, ce que Facebook sait de nos préférences, ont peu d’impact réel sur nos vies. Que, si l’on a rien à cacher, il n’y a rien à craindre, et finalement que tout cela se déroule loin de nous.
Or, ce que nous avons vécu durant l’année 2020 témoigne du fait que les technologies de surveillance, la collecte de données sur notre environnement et sur nos vies, et le contrôle de l’État (à travers l’institution policière notamment) n’attendaient pas grand-chose pour converger.
En effet, depuis le début de la pandémie de Covid-19, plusieurs « besoins » de surveillance et de suivi de la population ont émergé : confinement, suivi des patients malades ou encore surveillance des récalcitrants. Les mesures restreignant nos actes (couvre-feu, restrictions des déplacements, interdiction de se réunir ou de manifester, fermeture de nombreux lieux, port du masque obligatoire) ont pour la plupart eu lieu sous le contrôle de la police, en mesure de nous délivrer des amendes. Plus discrètement, à ces mesures policières se sont ajoutés nombre de dispositifs technologiques : utilisation des données de géolocalisation des individus, de drones équipés de haut-parleurs ou de caméras thermiques, d’un call-center puis d’une application retraçant les contacts, de logiciels de télésurveillances des étudiant·es pour les examens à distance, de caméras de surveillance accompagnant les policiers pour les aider à verbaliser le non-respect des mesures, de bracelets électroniques empêchant les travailleurs et travailleuses de s’approcher trop près les un·es des autres et enregistrant leurs contacts, de divers capteurs pour mesurer le nombre de personnes sur un espace donné et le respect des règles, obligation de payer par voie électronique dans certains endroits et notamment pour certains services publics… La liste est interminable.
REFUSER LA TECHNICITÉ DE LA TECHNOPOLIS
Au sein du collectif Technopolice, nous craignons que l’avenir ne s’annonce pas tellement plus rose.
En effet, pour partie, les technologies de surveillance et lois exceptionnelles votées dans l’urgence de la maladie sont des projets et des propositions de longue date. Autrement dit, nous ne pensons pas que la pandémie soit une machination créée par nos représentants politiques pour nous imposer de nouvelles lois et de nouvelles techniques de surveillance, mais que le Covid-19 a été une belle occasion pour sortir du placard des projets rejetés auparavant ou jugés inaudibles jusqu’alors. Il n’y a ici rien de neuf : de la même façon, le déploiement de caméras s’est révélé plus acceptable après des événements violents dans les villes [1].
Ce qui nous semble devoir être réfléchi collectivement, ce sont les nouveaux liens qui se tissent entre des firmes privées qui proposent des techniques et des technologies incroyables, et des gouvernements publics qui leur achètent des solutions, souvent loin des sphères médiatiques, discrètement, et sans qu’il nous soit vraiment possible de nous y opposer. Ce qui change, c’est aussi la technologie elle-même, ce que permettra notamment la 5G en termes de traitement d’images caméra, c’est la reconnaissance faciale, c’est la localisation au mètre et demi près de chaque personne munie d’un smartphone connecté au réseau. Ce qui change encore c’est que personne ou presque n’y comprend rien, et que les contrats passés avec des firmes privées sont potentiellement une menace pour nous tout·es. Les solutions mises en œuvre sont de plus en plus compliquées et complexes, ne laissant qu’aux experts le droit de se prononcer sur elles.
Dans une ville comme Bruxelles, dans laquelle la localisation des caméras ne fait pas l’objet d’une communication publique, les espaces publics dans lesquels il est possible d’échapper à la surveillance se restreignent d’année en année, sans qu’on puisse aisément l’objectiver.
Que nous restera-t-il comme possibilité de contestation dans un monde totalement surveillé ?
La question qui se pose, c’est finalement : que nous restera-t-il comme possibilité de contestation dans un monde totalement surveillé ? Voilà pourquoi nous voulons réaliser un travail informatif et critique sur les technologies de la surveillance, nous souhaitons donner à chacun·e la possibilité d’appréhender ces enjeux. Pour ce faire, nous réalisons par exemple une carte illustrant l’emprise spatiale des différents projets technosécuritaires [2]. Cette carte se construit petit à petit avec toutes les personnes qui souhaitent y participer, elle a notamment pour but de rendre visibles les aspects concrets de la surveillance. En effet, si on parle de Facebook, de la NSA, de l’intelligence artificielle, ou du « cloud », on s’aventure sur des territoires imaginaires, sur lesquels nous n’avons que peu de prise. Or le soi-disant « cloud » est en fait un réseau de serveurs informatiques, de systèmes de refroidissement, de câbles électriques et de fibres optiques. De même, la vidéosurveillance ou la 5G ont une matérialité : caméras, câbles, antennes, centres de contrôle, etc. Autant d’éléments qui nous entourent et dont on peut s’opposer à l’installation dans nos espaces de vie.
Même si ces technologies se déploient rapidement, et si elles sont difficiles à appréhender, les comprendre nous permet de bâtir des outils et des stratégies de résistance contre la surveillance, afin que le déploiement de ces outils policiers s’enraye, que la militarisation de l’espace public soit mise en échec et qu’in fine la technopolice trépasse !
[1] Ce fut notamment le cas au début des années 2000 après le meurtre de Jo Van Holsbeeck à la Gare centrale.