Inter-Environnement Bruxelles
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Smart ? Vous avez dit Smart ?

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La qualification d’une ville sous le terme de « smart city » s’est transformée en quelques années, passant de simple appellation à la mode au « label de qualité » qu’il constitue aujourd’hui. Loin d’être une question qui se cantonne à l’environnement urbain, le lien entre ville et technologie met à jour un véritable projet de société. Décryptage.

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Toutes les villes européennes, voire mondiales, désireuses de « tenir leur rang » dans la concurrence qu’elles se mènent à promouvoir leur attractivité le savent : être reconnue comme « smart city » (ou avoir multiplié les effets d’annonce en ce sens) est un avantage certain. à Bruxelles comme ailleurs, elles sont nombreuses à ne pas s’en priver, d’autant plus que le terme de « smart city »ne recouvre pas une seule et même réalité. Il n’en existe d’ailleurs à l’heure actuelle aucune définition partagée.

Un signe parmi d’autres que le phénomène n’est pas anecdotique : un « Smart City Institute » a été créé en janvier 2015 à Liège. Celui-ci, attaché à la Haute École de Commerce (HEC Liège) mais aussi à des partenaires privés comme Belfius et Accenture, et encore à la ville de Liège, vise à stimuler la recherche, la formation, l’innovation autour du concept. Après avoir analysé un certain nombre de définitions, l’Institut a élaboré la sienne : « une Smart City est un écosystème de parties prenantes (gouvernement local, citoyens, associations, entreprises multinationales et locales, universités, centres de recherche, institutions internationales…) engagé dans une stratégie de développement durable en utilisant les nouvelles technologies (TIC, ingénierie, technologies hybrides) comme facilitateur pour atteindre ces objectifs de durabilité (développement économique, bien-être social et respect environnemental) » [1].

Vaste programme. L’analyse de cette seule définition demanderait un article à part entière.

Synthétisons donc en disant que la « smart city » se distingue d’une simple « ville numérique » basée sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le sens où elle vise à atteindre les objectifs du « développement durable ». Ici, le durable vient au secours du numérique, le premier constituant l’alibi du second pour son acceptation et sa prolifération dans nos environnements urbains. Là, le numérique vient au secours du durable car le premier, non seulement ne connaît pas la crise, mais prétend donner le pouvoir de s’affranchir de toutes les limitations : géographiques, temporelles, économiques et environnementales.

Dans un texte de 2008, l’historien Luis Ponce [2] montrait que la prolifération du terme « durable » dans le discours médiatique correspondait à une tentative de réappropriation/neutralisation, par les classes dominantes, de la critique écologiste. Ce dévoiement peut se résumer comme suit : Trop de voitures sur les routes ? Non ! Trop peu de voitures électriques ! Trop de déchets ? Que nenni ! Trop peu de recyclage ! Nul besoin de remettre le système productiviste en question : investissons plutôt dans les technologies vertes !
En somme il s’agissait de faire disparaître la contradiction entre intérêt écologique et intérêt économique et, sur cette base, de mettre toute la lumière sur cette convergence factice, laissant ainsi dans l’ombre les critiques plus profondes.

Certains ont parfois pointé le flou, sinon la vacuité du terme « durable » qui s’accommode à bien des sauces et permet de répandre un vernis verdâtre sur tout et son contraire. Mais du point de vue des entrepreneurs, le mot « durable » est encore trop rugueux. Dans une certaine mesure, il permet d’interroger la pertinence sociale et environnementale à long terme des « solutions » que nous vend la Silicon Valley. C’est dans ce contexte que la « croissance verte », manifestement paradoxale, est aujourd’hui supplantée par la « smart growth » qui, intangible, indéfinissable, ne saurait connaître le paradoxe.

Carrément à l’Ouest

Le concept de « smart city » est mouvant d’une ville à l’autre. Il constitue un point d’horizon que l’on devrait atteindre et non pas un état de fait. Le vocabulaire employé par ses partisans et les définitions élaborées par les villes elles-mêmes permettent de rester dans une ambiguité des intentions.

Car le concept n’a pas le même intérêt pour le secteur privé que pour les pouvoirs publics. C’est à ces derniers qu’incombe la responsabilité de cadrer les premiers, souvent trop contents d’ouvrir de nouveaux marchés et de vendre des gagdets technologiques. Et ce sont également nos élus qui détiennent le pouvoir d’organiser le débat public autour des questions que soulève la « smart city ». à défaut, ils soutiennent de facto les initiatives des investisseurs privés et la gestion néo-libérale de la ville à l’heure de la « transition numérique ».

Mais l’origine du concept, comme nous le verrons dans ce numéro, ne vient ni des villes elles-mêmes, ni de ceux qui « pensent la ville » (architectes, urbanistes, philosophes, sociologues…).

Ce sont des grandes entreprises qui sont à la fois responsables de la production de la technologie qui rend la « smart city » possible et de la fabrication d’un discours qui fait tenir le tout dans un nouveau concept.

Si ce genre de pratique est sans doute familière dans le monde du commerce, elle est peut-être plus inhabituelle en ce qui concerne la création d’idées sur l’équipement, l’aménagement et le design urbains. Comme le note l’urbaniste Adam Greenfield : « C’est un peu comme si les travaux fondamentaux de la pensée urbanistique du 20e siècle avaient été l’œuvre collective de United State Steel, General Motors, des ascenseurs Otis et du téléphone Bell plutôt que Le Corbusier ou Jane Jacobs » [3]. Mais peut-être, au fond, d’une façon plus insidieuse et invisible, ceci fut-il effectivement le cas ?

Le flou autour du concept de « smart city »est encore accentué par des projets existants dans le monde mais difficilement transposables chez nous. Pour trouver les « smart cities » aujourd’hui les plus en vue, il vaut mieux ne pas trop être à l’ouest.

Elles se nomment Masdar City aux Émirats arabes unis, Songdo en Corée du Sud ou Singapour. La plupart du temps, ces villes-prototypes ont été créées ex-nihilo, ce qui permet de laisser facilement libre cours au tout technologique. En outre, le fait qu’elles soient apparues dans des contextes assez peu penchés sur les idéaux démocratiques et les libertés individuelles n’en font pas vraiment une référence en Europe.

Les villes européennes qui ont le mieux réussi à se construire une image de « smart cities » sont plutôt Amsterdam, Barcelone, Vienne ou Copenhague [4]. Bruxelles aimerait beaucoup se placer sur la carte.

Ville en transition (numérique)

En Belgique, le label de « smart city » fait partie de celui que l’on s’auto-décerne quand ce n’est pas un énième classement de ville qui s’en charge. Et rares sont les villes du pays, même les plus petites, qui ne développent pas à l’heure actuelle une stratégie « Smart ».

En Région bruxelloise, l’initiative de développer une politique de « smart city » est portée par la secrétaire d’État à l’informatique régionale, communale et à la transition numérique, Bianca Debaets (CD&V). En ce qui concerne la mise en œuvre pratique, c’est le Centre Informatique de la Région Bruxelloise (CIRB) qui travaille et communique sur la « smart city » notamment via son site http://smartcity.brussels. Ce qui n’empêche pas la Ville de Bruxelles de développer à son échelle communale de nombreuses initiatives allant dans le même sens (wi-fi dans le Pentagone, installation par Bruxelles-Propreté de smart-poubelles sur le piétonnier,…) [5].

Parmi les projets phares de la Région bruxelloise, on peut notamment citer la mutualisation de la vidéosurveillance des espaces publics et le lancement, le 3 mars dernier, d’un portail régional dédié à l’Open Data (http://opendatastore.brussels), deux thématiques décortiquées dans ce numéro et qui constituent le cœur de la « transition numérique » voulue par les partisans de « l’intelligence urbaine ».

Contrairement à ce que son nom indique le volet Open Data consiste moins à permettre aux citoyens de consulter et d’utiliser librement les données des pouvoirs publics utiles au débat démocratique que de fournir aux starts-up matière à dégager du profit. « Plus nous parvenons à structurer et résumer des données d’entreprises de manière pertinente, plus nous parvenons à libérer de la valeur économique pour nos clients et la société. Les données régionales constituent la prochaine couche qui doit nous permettre de visualiser encore plus de détails et d’ajouter des nouvelles sources pertinentes pour nos produits », confesse Toon Vanagt de l’entreprise bruxelloise Data.be [6].

Citons également que 575 000 euros de subsides européens ont été débloqués afin de concrétiser l’implantation d’objets et de capteurs reliés à internet dans la ville afin de sécuriser les abords des écoles, de sécuriser les déplacements à vélo et d’améliorer la circulation des véhicules prioritaires (camions de pompiers, ambulances…) en les orientant vers des itinéraires sans encombrements grâce aux données récoltées dans la ville et en temps réel [7].

« Intelligence. n. Sorte de substance mystérieuse sécrétée par le cerveau. Sa principale activité réside dans l’effort d’affirmer sa propre nature, la futilité de l’entreprise provenant du fait qu’elle ne possède rien d’autre qu’elle-même pour s’interpréter elle-même. »

Le dictionnaire du Diable, Ambrose Bierce

Quotient Informationnel

D’emblée, ce drôle de terme de « ville intelligente », désignant une vision dominante de la ville du futur, pose déjà question sur l’opposition sous-jacente qu’il induit entre la ville d’aujourd’hui et celle de demain. La ville du présent serait-elle à ce point stupide ou bête ?

Bien sûr que non. Mais comme en marketing ou en politique, l’importance des mots est ici primordiale. Ces mots, ce sont d’abord ceux qui décrivent la ville du futur et qui font appel à tout un imaginaire nourri de science-fiction. On tend vers l’utopie pour les uns, vers la dystopie pour les autres. Dans tous les cas, difficile d’échapper à l’ombre d’Orwell et de son Big Brother.

C’est évidemment la surveillance permanente, rendue possible par l’outil informatique et notre production constante de données et de traces dans le cyberespace, et mise en lumière par Edward Snowden en 2013 qui nous vient à l’esprit. Nous le verrons dans ce numéro, la production croissante de données mais aussi la vidéosurveillance font partie intégrante du projet « smart city ».

Si le numérique fait peser des menaces sur nos libertés individuelles et sur le respect de la vie privée, il bouscule également la manière de penser les réseaux et donc l’espace public.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, il n’y a jamais eu autant de « vie privée » pour si peu de « vie publique ». Et donc, face à la « smart city », c’est cet espace public, celui du débat démocratique, tant physique que métaphorique, qu’il faut s’attacher à défendre.

« L’ignorance, c’est la force »

Mais ce n’est pas que pour la surveillance (vidéo ou informatique) que l’on convoque Orwell.

La novlangue de la « smart city », qui est souvent aussi celle d’internet, est truffée de mots et de valeurs qui évoquent l’émancipation : « participation », « collaboration », « liberté », « gratuité », « horizontalité », « connaissance », « partage » ou « révolution » (numérique, bien entendu). Cette récupération par le discours mène à la confusion. Elle n’est certes pas nouvelle mais faisons gaffe à l’enfumage au moment où l’on nous promet toujours plus de « transparence ».

Dans « 1984 », le ministère de la Guerre se nomme le ministère de la Paix.

Dans ce numéro, les guillemets viennent à la rescousse.

Ce langage, c’est celui qui irrigue l’idéologie libertarienne ultralibérale de la Silicon Valley, cet endroit de Californie d’où sont originaires ceux qu’on appelle les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) et qui ont créé l’infrastructure numérique qui permet de faire tourner les cerveaux algorithmiques de la « smart city » [8].

Il faut appliquer à ce lexique la même exigence d’analyse et de critique que celle nécessaire pour l’aménagement du territoire et le droit à la ville. Ce qui en ressort, c’est que la « smart city » n’est pas seulement un projet urbain mais bien un projet de société. Nous aurions pu l’aborder sous un angle écologique, strictement urbanistique ou sur celui de la santé publique mais ce que tente de démontrer ce numéro, c’est que la question de la « ville intelligente » est une question fondamentalement politique et idéologique. Il ne fait nul doute qu’il nous faudra de l’intelligence pour affronter les défis de demain, reste seulement à savoir à qui revient le droit d’en écrire la définition.

par Alexandre Orban , Mathieu Van Criekingen

Enseignant-chercheur, Université Libre de Bruxelles

, Mohamed Benzaouia

Ancien travailleur d’IEB

, Stéphanie D’Haenens

Chargée de mission


[1CRUTZEN N. et DEMOUSTIER J. « Smart Cities en Belgique : Analyse qualitative de 11 projets », Smart City Institute-HEC-ULG, 2015, P.17 Url : http://labos.ulg.ac.be.

[2PONCE Luis, « L’invention de Brundtland. Sur la notion de développement durable », Éditions de la Rose Noire, Bruxelles, 2016 (à paraître).

[3GREENFIELD A. « Against the smart-city (the city is here for you to use Book 1) », Do projects, 1.3 edition, 2013, Ibid. 10. P.171. (notre traduction depuis l’anglais).

[4Ce sont en tout cas les villes dont la Région bruxelloise fait la promotion sur son site : http://smartcity.brussels.

[5Voir le site de la Ville : http://smartcity.bruxelles.be.

[6« Bruxelles opte résolument pour l’Open Data », Communiqué de presse, Secrétaire d’État Bianca Debaets en charge de la Transition Numérique, Bruxelles, le 3 mars 2016.

[7« 575 000 euros de subsides européens pour la smart city en Région bruxelloise », site de Brussels Smart City. 25/01/16. http://smartcity.brussels.

[8Notamment à travers les fermes de serveurs et les clouds nécessaires au fonctionnement du Big Data, à la collecte et au traitement des données.