Thierry Kuyken – 7 décembre 2015
Au 1er janvier 2016, entrera en vigueur la première partie de l’importante réforme fiscale voulue par la majorité en place. Notre Gouvernement entend ainsi profiter du glissement de compétences opéré dans le cadre de la 6ème réforme de l’État pour prendre une série de mesures dont l’objectif principal est d’alléger la fiscalité sur le travail en reportant la différence sur l’immobilier. Une mesure qui se veut être en faveur des Bruxellois. Mais qu’en est-il vraiment ?
La plus grande autonomie fiscale laissée aux Régions suite à la 6e réforme de l’État offre un outil supplémentaire à nos instances pour mettre en œuvre une série de politiques qui soient à même de mieux répondre aux besoins spécifiques des Bruxellois. Cela ne fait aucun doute, et notre Gouvernement semblait l’avoir bien compris, puisque parmi les mesures prévues dans l’accord de la majorité signé au lendemain des élections de 2014, il était déjà prévu un glissement partiel de la fiscalité qui pèse sur le travail vers la fiscalité immobilière.
Il s’agit pour le Gouvernement de mettre en œuvre « une fiscalité plus juste pour les travailleurs, un accès facilité à la propriété, une contribution mesurée du patrimoine, et la fin de régimes fiscaux de niches » [1]. Des objectifs qui n’ont, somme toute, pas grand rapport apparent les uns avec les autres et qui mènent, nous allons le voir, à des choix pas toujours cohérents, et surtout peu ambitieux pour le secteur du logement vu les outils mis aujourd’hui à notre disposition. Tout semble indiquer que le Gouvernement, afin de respecter les différentes sensibilités présentes au sein de la majorité a voulu « contenter un peu tout le monde » et c’est clairement la politique du logement qui en fait les frais.
Des motivations avant tout économiques
Au-delà des objectifs cités ci-dessus, la motivation principale du Gouvernement en mettant en place de telles mesures est l’espoir qu’elles vont permettre d’élargir l’assiette fiscale de notre Région. De fait, le glissement d’un certain nombre de compétences en matière de fiscalité immobilière ouvre de nouvelles perspectives pour répondre du moins partiellement au sous-financement chronique dont souffre Bruxelles. Face au paradoxe qui fait de notre ville-région à la fois le premier bassin d’emplois du pays (avec plus de 720 000 travailleurs) et l’une de celle où le taux de chômage est le plus important (pas loin de 20%), Bruxelles peine à trouver des leviers efficaces [2].
Les quelque 363 786 navetteurs quotidiens (soit un peu plus de 50% des emplois bruxellois) continueront pour un temps certain à payer leurs impôts en Flandre et en Wallonie [3], soyons en sûr. On voit de fait mal le Fédéral revoir l’IPP [4] dans un autre sens, tant Bruxelles pèse peu dans les négociations entre les 3 régions. Quant aux politiques urbaines et aux politiques du logement qui visent à enrayer la fuite des classes moyennes vers la périphérie, elles ne fonctionnent pas vraiment, puisque pas moins de 10 000 ménages quittent chaque année notre région [5]. Le tout bien sûr dans un contexte d’érosion des moyens budgétaires affectés aux politiques sociales pourtant bien nécessaires.
L’idée d’agir sur le précompte immobilier vient de cette impasse. Bruxelles compte un nombre important de locataires : près de 60% (dont 10% louent à un opérateur public). Les données statistiques disponibles nous indiquent que le revenu locatif global pour le marché bruxellois est d’environ 1 milliard d’euros par an. On manque de chiffres précis sur le profil réel des bailleurs, mais selon différentes études, un peu plus d’un tiers de ce montant global serait perçu par des propriétaires non-Bruxellois [6].
En augmentant les recettes liées au précompte immobilier, notre Gouvernement vise bien sûr tous les propriétaires bailleurs, mais encore plus particulièrement les propriétaires bailleurs non-Bruxellois qui ne bénéficieront eux d’aucune des mesures compensatoires imaginées pour faire passer la pilule.
Un semblant d’équilibre
Avant d’analyser plus en détail les effets des mesures envisagées, arrêtons-nous un instant sur les aspects concrets de cette réforme qui se décline en 6 axes :
En apparence, il s’agit donc bien de diminuer la charge fiscale qui pèse sur les travailleurs bruxellois et de la reporter partiellement sur les propriétaires bailleurs, le tout en garantissant l’équilibre budgétaire de la Région. Mais si l’on examine de plus près chacune de ces mesures, on se rend vite compte cette réforme sera largement en défaveur de la majorité des Bruxellois et certainement de l’ensemble des locataires.
Qui paiera la hausse du précompte ?
Concrètement, la hausse du précompte immobilier impactera tous les propriétaires publics et privés. Si les propriétaires occupants pourront, sous certaines conditions, bénéficier d’une forme d’exonération de cette hausse via la mise en place d’un système de primes, ce ne sera pas le cas des propriétaires bailleurs. En l’absence de tout mécanisme d’encadrement des loyers, ceux-ci auront tôt fait de répercuter ce surcoût sur leurs locataires. Bien entendu, cet effet ne sera pas immédiat puisque la loi sur les baux empêche les majorations du loyer (hors index) en cours de bail. Par contre, rien n’empêche un propriétaire de revoir son loyer entre deux baux. On peut donc estimer qu’à moyen terme, c’est l’ensemble du marché locatif qui sera impacté par cette mesure.
Ce problème est d’autant plus prégnant que cette pression sur les loyers vient s’ajouter à plusieurs autres facteurs de pression déjà existants, tels la pénurie de logements sur certains segments, ou encore l’évolution des normes et des coûts pour la construction/rénovation, etc… Bien sûr, il sera difficile d’isoler l’impact spécifique de chacun de ces différents facteurs. Mais ce qui est sûr, c’est qu’une part non négligeable du coût de cette mesure (90 millions d’euros rappelons-le) pèsera in fine sur les locataires [7].
Des mesures compensatoires en faveur des plus hauts revenus
En dehors de la suppression de la taxe régionale forfaitaire qui concerne indifféremment tous les ménages, les autres mesures visant à « compenser » la hausse du précompte toucheront presque exclusivement les plus hauts revenus et ceux qui disposent d’un patrimoine.
Premièrement, la prime de 120 euros pour les propriétaires occupants ne concernera évidemment que les ménages qui ont eu la possibilité et donc les moyens financiers d’acquérir un bien à Bruxelles (ou ceux qui ont hérité d’un tel bien). Deuxièmement, la suppression du pourcent additionnel agglomération à l’IPP touchera proportionnellement plus ceux qui paient plus d’impôt, c’est-à-dire ceux dont les revenus sont dans les tranches supérieures. Troisièmement, les mesures d’allègement des droits en cas de donation immobilière touchent elles aussi exclusivement les détenteurs de patrimoine et donc à priori pas (ou nettement moins) les bas revenus.
Le contrôle des loyers, mesure d’accompagnement nécessaire !
Le projet de réforme proposé à ce stade va donc accroître la précarité d’une majorité de locataires bruxellois et augmenter les inégalités sociales à Bruxelles. La seule manière d’éviter ces effets pervers est d’assortir les mesures proposées d’un mécanisme de contrôle de l’évolution des loyers. C’est à cette seule condition que nous pourrons espérer être en mesure de faire contribuer plus justement les bailleurs et a fortiori les bailleurs non-bruxellois à l’assiette fiscale de notre région.
Un impact dramatique pour le logement social
Sur le marché locatif public par contre, la plupart des opérateurs n’auront pas le loisir de répercuter cette hausse du précompte immobilier sur leurs locataires, les loyers y étant de fait "encadrés". Le problème est particulièrement crucial pour les SISP [8] qui gèrent rappelons-le pas loin de 40 000 logements. Elles n’ont d’ailleurs pas tardé à chiffrer le coût de la mesure : 1,8 millions d’euros pour l’ensemble du secteur du logement social. Une note salée qui ne sera pas sans impact sur leurs finances déjà fragiles et qui limitera directement leurs marges pour les dépenses en personnel et en entretien [9].
La situation est plus ou moins équivalente pour le Fonds du Logement qui gère lui aussi plus de 1 000 logements locatifs et qui se demande de quelle manière il pourra faire face à ce surcoût considérable.
En tout état de cause, il est interpellant de constater à quel point l’impact des mesures annoncées sur les opérateurs publics a été ignoré. Pourtant, c’est à ces mêmes acteurs que le Gouvernement a confié la mission de produire et de gérer du logement à destination des publics les plus précarisés. Ils ont un rôle non négligeable dans les réponses à apporter à la crise du logement, mais malgré cela, la réforme de la fiscalité immobilière a également été pensée sans tenir compte d’eux.
Et quid de la crise du logement ?
Au-delà des différents problèmes soulevés, c’est également et peut être même avant tout le manque d’ambition politique que nous tenons à dénoncer ici. Ces mesures n’apportent aucune réponse aux problèmes que rencontre le secteur du logement à Bruxelles. Une réforme d’une telle ampleur portant sur de nouveaux outils dont la Région a aujourd’hui la chance de se saisir suite à la 6e réforme de l’État doit être l’occasion d’ouvrir de nouvelles pistes d’actions pour combattre la crise du logement que nous subissons depuis de trop nombreuses années. Il aurait fallu saisir cette opportunité pour mettre en place une série d’incitants fiscaux à même de stimuler les initiatives tant au niveau privé que public.
Malheureusement, mené tambours battants, sans la moindre concertation avec la société civile, ce projet de réforme n’en fait rien et contribuera au contraire à encore aggraver la situation. Quant au deuxième volet de la réforme qui semble lui aussi déjà scellé, il ne s’annonce guère plus réjouissant, l’aide à l’accès à la propriété semblant encore et toujours en être l’axe central.
[2] Statistiques sur le marché de l’emploi bruxellois, Commission Européenne, EURES, https://ec.europa.eu/eures.
[3] Toujours selon les données publiées par EURES, « en 2014, la région de Bruxelles totalisait 720 136 postes, dont 363 786 (50,5 %) étaient occupés par des « navetteurs » (233 851 travailleurs en provenance de Flandre et 129 935 en provenance de Wallonie). Inversement, 16,0 % des Bruxellois travaillent en dehors de Bruxelles ». https://ec.europa.eu/eures.
[4] Impôt des Personnes Physiques.
[5] Les Cahiers de l’IBSA n°3, décembre 2012, pp. 37-46.
[6] Statistiques : qui sont les propriétaires bruxellois ? www.rbdh-bbrow.be.
[7] Étant donné qu’environ 50% des ménages se logent sur le marché locatif privé, et en partant de l’hypothèse que cette hausse du précompte serait répartie de manière relativement homogène entre propriétaires occupants et bailleurs, une rapide estimation nous conduit à évaluer la facture à montant qui fluctue autour des 200 euros par locataire et par an en fonction du mode de calcul.
[8] Sociétés Immobilières de Service Public.
[9] Une estimation menée par le secteur chiffre la perte en personnel à 1 équivalent temps plein par SISP.