Inter-Environnement Bruxelles
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S’engager en ville : expériences du Marais Wiels, Josaphat et rue Geleytsbeek

Aux confins d’Uccle, rue Geleytsbeek, des riverains se sont regroupés contre un permis de lotir ; à Forest, divers groupes défendent le « marais Wiels » et à Schaerbeek la friche Josaphat. Ces trois expériences ont ceci en commun qu’elles défendent une nature en ville mise en danger par des projets immobiliers… Il s’agit ici de « zones à défendre » qui ont trouvé leurs défenseurs sensibles, devenus spécialistes de ces espaces. Ce sont des lieux qui ont permis que chacun s’empare, à sa manière, d’une problématique commune.

Plante © Olivier Spinewine & Jiacinto Branducci - 2020

Dans un entretien relativement libre, nous leur avons demandé, à Esther Bourrée (Geleytsbeek), Geneviève Kinet (Marais Wiels) et Mathieu Simonson (la friche Josaphat), d’à la fois retracer l’histoire des lieux qu’ils défendent et leur expérience d’engagement collectif. Aucun n’intervient ici en tant que représentant, car, autre caractéristique commune à ces trois expériences, aucun de ces groupes n’est actuellement structuré en terme de « responsable, porte-parole… »

Le récit de trois expériences bruxelloises, choisies un peu arbitrairement parmi d’autres mobilisations qui allient résistance à la spéculation immobilière et défense d’un espace naturel, peut nous fournir de nombreux enseignements, comme celui de Mathieu, pour qui la participation « ne doit pas être une question théorique mais pratique : comment fait-on sur le territoire pour qu’il y ait quelque chose qui s’apparente à de l’action collective. On a des vies très compartimentées, cloisonnées, c’est très difficile de recréer du lien social. Dans certains quartiers, c’est plus facile et dans d’autres, c’est plus difficile. Ce sont des pratiques à retrouver. »

Participation ! La question intéresse évidemment Inter-Environnement Bruxelles, née de la fédération de comités d’habitants qui ont lutté, dans les années 70-80 pour que la ville ne se bâtisse pas sans eux, voire contre eux, mais avec eux !

Il s’agit de « zones à défendre » qui ont trouvé leurs défenseurs sensibles.

Geleytsbeek : un très grand jardin en partage

Juin 2020. Une enquête publique consulte la population sur un projet de permis de lotir – introduit par la société immobilière Tolefi. Rue Geleytsbeek, le promoteur souhaite construire, en intérieur d’îlot, huit maisons unifamiliales, une route privative, des parkings individuels.

Située aux confins d’Uccle, à proximité du Lycée français, la rue est bordée de petites maisons de typologie ouvrière qui, jusque dans les années 80, ouvraient sur des jardins maraîchers, et même sur une vigne qui a été déplacée depuis sur le plateau Van Engeland. Aujourd’hui, les longues rangées de jardins, clôturés aux abords des maisons, s’ouvrent libres à l’arrière, dessinant une prairie terminée par un petit bois. « J’habite là depuis 1988… À l’époque, on était tranquille, derrière on appelait ça la forêt, les enfants en ont profité énormément » raconte Esther Bourrée, habitante de la rue. Deux semaines avant la commission de concertation, les voisins s’étaient réunis dans le jardin mitoyen du projet et ont décidé de s’emparer chacun d’une problématique, soit parce qu’ils ont déjà l’opportunité d’en être spécialistes, soit parce qu’elle les concerne ou les inquiète plus particulièrement. Il s’agissait de former une sorte de chœur des « requérants » qui, chacun depuis ses expériences particulières, ses préoccupations, construirait un discours commun. Lors de la commission de concertation du 15 juillet, Esther s’est notamment exprimée sur la situation hydrologique du terrain : « j’ai suivi cette suggestion : si vous ne connaissez pas bien un sujet, mais que vous vous doutez qu’un aménagement pose problème, il faut leur poser des questions, les pousser à répondre et ne pas leur assener des vérités peu étayées. C’est comme ça que je suis venue avec ma demande de réaliser une étude hydrologique. Parce que derrière cette question, poursuit-elle, nous, on sait qu’il y a de la flotte partout, nous, on sait qu’il y a des sources, que c’est un endroit réellement marécageux. Qu’il y a eu des inondations par le passé, des sacs de sable, chaussée de Saint-Job, les gens n’en pouvaient plus. On sait qu’avoir enlevé les arbres, ça n’a rien arrangé, que tout ce ruissellement, ça n’existait pas avant. Du coup, leur poser des questions, c’est une excellente suggestion, car si tu leur poses une question, ils sont obligés de répondre. »

D’autres, comme Jean-Pierre, voisin direct, se sont inquiétés des nuisances sonores et visuelles de la percée d’une route et des parkings, une autre a déploré la démolition de la maison à front de rue – abîmant l’ensemble de typologie ouvrière.

Esther tient à rappeler que le quartier n’en est pas à sa première lutte : « Je crois que je t’ai déjà raconté la genèse de cette histoire. À une époque, les terrains devaient être une sortie du ring, mais comme beaucoup d’habitants s’y sont opposés, qu’ils se sont mis ensemble et ont déposé recours sur recours, finalement, la sortie de ring s’est faite ailleurs. » La parcelle à lotir est passée entre les mains du promoteur actuel qui, au départ, « voulait construire une maison pour chacun de ses enfants – il en a quatre. Il a incité plusieurs voisins à construire également et cherchait à acheter des bouts de jardins. » D’ailleurs, les voisins suspectent que ces premières maisons soient un cheval de Troie d’une densification à venir sur tout le terrain, car, de guerre lasse, les propriétaires viendraient à lui céder des bouts de jardins. « Jusqu’à présent, on avait fait l’autruche… Puis nous avons vu des affiches rouges s’installer devant le 212 pour son permis de lotir. » Les voisins s’échangent des SMS, passent d’une maison à l’autre : « c’est Anne, la première, qui a alerté tout le monde. » Nous habitons tous dans le quartier depuis longtemps. Je les connais depuis que j’ai 20 ans. On a fait des fêtes, des anniversaires. On a même un groupe qui s’appelle Ta Geleytsbeek (à lire à voix haute, juste pour rire) et au Nouvel an, on fait une caisse commune et on fait la fête. Dans le temps, toutes les portes étaient ouvertes. On était un peu les babacools du quartier. Et sur le terrain, il n’y avait aucune barrière, tout était ouvert. »

À l’époque, on était tranquille, derrière on appelait ça la forêt, les enfants en ont profité énormément.

Le promoteur doit également se frotter à des habitants déjà organisés informellement et qui ont de nombreuses connaissances et savoirfaire à mettre en commun : « Oui, on a une voisine avocate, le fils de Martine est graphiste et nous a fait une super affiche. J’ai des anciens collègues qui connaissent bien les mots de l’administration et nous ont aidés à les comprendre. L’un d’eux a remis un avis, même s’il n’habite pas tout près. Moi, j’ai mon classeur, et j’ai tout rassemblé ! Je suis un peu la documentaliste de l’histoire. Sasha est photographe amateur, il nous a envoyé plein de photos anciennes de la rue. Avec sa femme, Christiane, ils sont arrivés là en 1977… elle, avec ses connaissances des insectes, elle qui passe, depuis cinquante ans, sa journée le nez au sol pour les répertorier. Nicolas a créé une mailing-list. La pétition, je pense que c’est Fabienne, une autre voisine, qui l’a lancée. Il y a aussi la dame climatologue, qui habite dans les immeubles, et Louise, qui a un doctorat en protection de l’environnement. Et puis, une autre qui s’inquiète vraiment pour la valeur de son logement – il faut dire que c’est tout ce qu’elle a ! Chacun a apporté quelque chose… et tout ça rapidement, en un mois à peine et ce qui nous a étonné et fait plaisir, ce sont tous les gens des immeubles voisins qui nous ont rejoints. On ne les attendait pas… Et ils nous soutiennent. »

« La commission a remis un avis négatif ! », se réjouit Esther. Mais elle se doute bien que ce n’est que le premier round d’un combat de longue haleine et compte créer un comité d’habitants : « Oui, avant, on ne voulait pas trop formaliser. Mais on se lance ! L’adresse e-mail est déjà prête ! « Moi, poursuit Esther, je me sens petite. Je voudrais savoir comment rebondir ensemble, comment faire fructifier notre première victoire, comment en faire un tremplin pour avancer ! Ensemble, nous sommes plus forts. Moi, j’ai toujours un peu de l’âme du Don Quichotte. J’aime bien encourager les autres car ça m’encourage aussi. Je me sens vivre lorsque je soutiens une juste cause. J’aime lorsqu’on se sent forts tous ensemble, quelle que soit l’issue de notre engagement. C’est très valorisant pour chacun d’entre nous. Avec le confinement, il y a eu un peu de solitude, de vide. Et je sais que si ce projet se réalise, notre vie va être un enfer. Les dernières années de ma vie, d’ailleurs. Il y aura les grues d’abord, le boucan, les machines. On va vivre un enfer dans cet endroit qui pendant plus de 40 ans a été notre paradis. »

Chaque semaine, plusieurs dizaines de projets immobiliers sont soumis à enquête publique. Inter-Environnement Bruxelles en suit quelques-uns, ceux qui tendent à modifier grandement la qualité de vie actuelle des riverains ou des Bruxellois… Dans le meilleur des cas, nous ne ferons que soutenir des groupes déjà organisés, dans d’autres, nous répondrons à l’appel de quelques-uns, qui tentent de réunir des riverains avec eux. Souvent, nous avons remarqué que l’action collective est facilitée par une sécurité individuelle (sociale, financière, environnementale) suffisante pour s’inquiéter du devenir de leur quartier.

Dans le cas de la rue Geleytsbeek, il semble que ces conditions sont rencontrées : autour d’un noyau composé de voisins/voisines qui partagent un objectif commun, une histoire affective, se greffent d’autres personnes, moins connues des premières. Par ailleurs, la plupart ont une bonne stabilité financière, des formations, des spécialisations professionnelles pointues et qui peuvent être utiles à l’association… Et, la plupart étant propriétaires, elles ont une facilité à s’attacher à un espace public à très long terme. Chacun, chacune semble avoir trouvé sa place et une forme de reconnaissance, ce qui est une autre clé pour prendre part et contribuer.

D’autre part, souvent, lorsqu’il s’agit de gros enjeux, les promoteurs introduisent leurs projets de nombreuses fois – pour les habitants qui s’y opposent, cela augure une longue lutte. L’une des clés pour s’assurer d’une association sur le long terme est d’accepter que celle-ci soit mouvante, relativement ouverte et souple pour accueillir les nouveaux venus et laisser partir et revenir les suivants.

Les habitants de la rue Geleytsbeek se sont mobilisés, avec succès, contre un permis de lotir, une mobilisation « éclair », facilitée par des liens préexistants et une mise en commun de savoir-faire, des ressources et de l’information. Les riverains partageaient un même objectif : bloquer ou limiter la densification d’un jardin dont ils bénéficient tous puisqu’en partie non clôturé, offrant une vue dégagée et champêtre aux habitants des immeubles voisins. Sa terre perméable, arborée et herbeuse est aussi un refuge pour les animaux et une garantie de fraîcheur, de la circulation de l’air, de l’eau, ce qui répond aux préoccupations écologiques partagées par nombre d’entre eux.

Accepter qu’une association sur le long terme soit mouvante, ouverte et souple.

Marais Wiels : le terrain des possibles

Parfois, il suffit d’un coup de pelleteuse, d’un projet immobilier stagnant, et la nature se réinvite dans des paysages bétonnés. Depuis 2007, un marais s’étend patiemment sur la friche des anciennes brasseries Wielemans Ceuppens à Forest.

La nature s’est installée sans permission et des riverains, promeneuses de chiens, promeneurs d’enfants, d’appareils photo, chineurs d’oiseaux rares et amoureuses de solitude aqueuse se sont entichées du lieu. Aujourd’hui, il accueille le rire à la Woody Wood Pecker du grèbe castagneux, les grenouilles, des bernaches et les chuchotis et sourires épanouis des promeneurs de passage. JCX Immo, une émanation de la SA Blaton, cherche à construire autour du Métropole, et donc en partie sur le marais, un complexe immobilier… La société a vu ses projets recalés et, désormais, le bruit court d’un rachat du terrain par la Région. Dans le cadre du Contrat de rénovation urbaine, un Master plan a été soumis à consultation en ligne par le bureau d’études ORG durant le confinement. Les défenseurs du marais attendent les retours.

Dans le local de QuartierWielsWijk, nous avons rencontré Geneviève Kinet, entre les murs couverts de grandes et belles photos, surtout consacrées au marais Wiels. Depuis 2015, ce groupe développe une foule de projets dans le quartier : give-box, boites à livres, montrer la diversité des commerces, la biodiversité des rues, des dizaines de messages échangés pour déplacer un arceau vélo installé devant un passage piéton, des masses critiques piétonnes, la rénovation du passage Orban-Luttre (situé sous les rails de chemins de fer).

Geneviève ne se souvient plus trop de ce qui l’a amenée au marais : « la légende veut que ce soit mon chien Fifi qui m’y a amenée. Mais, en fait, c’est un travailleur d’une administration qui m’a averti d’un projet immobilier sur le marais. Notre groupe QuartierWielsWijk existait déjà. » Ce groupe s’est constitué à la faveur d’un appel à projets (Br u xelles-Environnement, par ex. « quartier durable », « Inspirons le quartier ») : « Inciter les gens à se déplacer à pied ». Récemment arrivée dans le quartier, elle ne connaissait pas grand monde, mais avec une connaissance, elle a rentré le projet : « il fallait des signatures, et du coup, ça t’amène à rencontrer des gens. » Le projet a perduré au-delà de la subvention, « sans doute parce qu’il y avait des projets en route. Les membres avaient des envies, et hop, ça démarrait ». Et de préciser plus tard dans l’entrevue que « c’est de la co-contruction… à l’époque, nous ne luttions pas ’contre quelque chose’, mais pour faire des choses. »

« Le marais Wiels ? C’est autre chose. En fait, nous ne sommes pas un groupe très organisé, très structuré. Certes, il y a un noyau dur… enfin non, il y a plusieurs noyaux, comme les voisins de Brutopia qui forment un groupe et sont venus en tant que tel aux commissions de concertation. Il y a des habitants alertés via le groupe Facebook qui s’expriment aussi. Nous n’avons pas créé d’asbl, cela laisse plus de liberté aux gens ».

Concernant le marais, « il y a eu chronologiquement l’épisode ’Forest – plage’ – une photo du marais, à l’époque nu de toute végétation, publié sur Facebook avec pour commentaire humoristique : à quand la plage à Forest ! Figure-toi que la presse l’a reprise et a appelé le bourgmestre, le promoteur. Quel raffut ! Et voilà que tous ont eu peur qu’on vienne nager dedans. Ils nous ont appelés », ensuite, les cradesparty et puis le placement des grilles. Les crades-party – nettoyage du marais par les fé·es du marais eurent lieu chaque dimanche pendant près d’un an. Les grilles autour du marais « ont fait beaucoup de bruit. Car, bien sûr, lorsque tu poses un interdit, tu donnes envie d’y aller. Et nous, au même moment, nous avions très envie d’organiser des visites ornithologiques. » Geneviève avoue qu’au départ, elle n’y connaissait pas grand chose et a beaucoup appris de Léon Meganck, ornithologue passionné. « Si ce genre de personne n’existait pas, on n’aurait aucun argument. Grâce à lui, d’une observatrice de ce lieu comme un temple reposant, charmée par l’eau, l’esthétique, la tranquillité, j’ai appris à connaître la biodiversité. Je me suis rendu compte que ce n’est pas l’humain qui a besoin de cet espace, mais la nature sauvage qui en a besoin ». Et de conclure que « C’est en réalité cela, le commun ».

À l’époque, nous ne luttions pas « contre quelque chose », mais pour faire des choses. Entre ces projets, il y a eu les enquêtes publiques, trois au moins, dès 2017 : « là, on a commencé à devoir le faire connaître. On a écrit des tracts. C’est toujours stressant les commissions de concertation. Le temps est court et elles arrivent toujours au mauvais moment. Heureusement qu’on avait déjà créé les pages Facebook. Avec la presse, ça n’a pas été facile au début car elle nous répondait : "c’est un terrain privé, il n’y a aucune chance". Mais les combats perdus d’avance, ça nous connaît. Pour l’instant, on n’en a perdu qu’un seul, celui du maintien du passage Orban-Luttre. Mais l’important, c’est de participer, hein ! » Geneviève doute parfois de la portée des commissions de concertation mais avec les autres, parfois une cinquantaine d’intervenants, elle joue le jeu : « On a sorti tous les dossiers des cartons, leur rappelant, par exemple, qu’il y avait le tracé d’un RER cyclable juste à côté. Nous ne sommes pas arrivés en disant "on n’en veut pas parce que c’est moche", mais en pointant les choses, les contradictions, les erreurs de calcul. Par exemple, le premier rapport d’incidences environnementales du promoteur ne signalait que la présence des poissons, ceux-là même qu’il avait mis pour résoudre le problème de moustiques. On a dû nous-mêmes leur rappeler l’existence des relevés ornithologiques du site observation.be. » Parmi les intervenants, Geneviève cite des riverains de Brutopia, des architectes, le Fietsersbond, Brusseau et aussi « des gens qui interviennent sur la nécessité d’avoir du logement social plutôt que du logement chic. » Dans le groupe QuartierWielsWijk, « chacun intervient depuis sa spécialité. Moi, c’est devenu la biodiversité. Un autre peut passer des nuits à décoder les dossiers sur l’angle juridique. Et pourtant, c’est un musicien ». Et, à la question : « donc plein de gens interviennent, parfois sur des choses qu’il ne connaissaient pas au départ ? » elle donne l’exemple de Leïla, qui s’est formée sur les questions de l’eau et « qui est devenue incollable ! »

En amont, « comme on n’a pas peur d’aller voir du monde », le groupe fait du lobbying : les défenseurs du marais ont pris des rendez-vous avec des échevins, des ministres : « Nous nous sommes rendu compte que ces administrations reçoivent régulièrement les promoteurs, mais très rarement les citoyens. On a vu deux fois le Maître-Architecte, une fois pour le passage Orban-Luttre, l’autre fois pour le marais. Et ça, c’est super important, parce qu’arriver à la commission de concertation sans cela, ce n’est pas très évident. »

En triant les vêtements de la give-box, sitôt pliés sitôt emportés par des passants, Geneviève a le souvenir du documentaire La bataille de l’Eau noire, qui retrace l’opposition contre un barrage du côté de Couvin : « en le regardant, je me suis dit, c’est bien toutes ces commissions de concertation, mais ça nous endort ! Tu t’engages, mais tu n’as pas de trace, sauf un PV. Tout se joue avant ou après, tandis qu’à l’époque de la bataille de l’Eau noire, il n’y avait pas toute cette participation institutionnalisée. Là, c’était des villageois et des paysans, et c’était le combat. » Et d’ajouter que l’activisme lui manque un peu… et de raconter avec un grand sourire un surcollage sur une pub d’une boisson gazeuse, qui probablement squattait les panneaux d’affichage électoral deux-trois jours après les élections : « de grandes lettres sur papier peint avec l’inscription « sauver le Marais Wiels » y compris là-haut, sur la place de Rochefort. C’était super visible, chaque panneau prenait une lettre. Un peu d’activisme, quoi. »

Pour faire exister le marais Wiels, ses défenseurs et défenseuses ont joué la carte artistique, médiatique, le lobbying, la collaboration aux commissions liées au contrat de quartier, une forme de désobéissance civile en allant et venant sur un terrain privé. Les crades-party ont permis au quartier, à des sympathisants de s’approprier l’espace, une conteuse lisait pour les enfants, les curieux passaient là, papotaient un peu et s’engageaient. Après, comme tous ces engagements au long court, ils connaissent des flux et des reflux. Le local du quartier est potentiellement à louer, Geneviève fatigue parfois la charrette et préfère arpenter les rues et aller vers les gens… Bien que, dans le local du QuartierWielsWijk, il y a déjà une exposition prévue pour mi-septembre, compatible avec la situation Covid et consacrée au Marais Wiels… Une affaire à suivre donc !

Friche Josaphat : une prairie en commun

Un soir où la chaleur ne quitte pas les murs de Bruxelles, les criquets chantent sur l’énorme prairie de la friche Josaphat à Schaerbeek.

Un train, un avion passe et les abeilles sauvages bourdonnent autour des milliers de fleurs – propres au biotope de cette grande prairie qui a poussé lentement, depuis une vingtaine d’années sur les restes de la zone de formation de la gare de Schaerbeek. Achetée en 2006-2007 par la SAF (Société d’acquisition foncière, aujourd’hui la SAU – Société d’aménagement urbain), cette friche, grande comme 5-6 terrains de foot, a longtemps été non grillagée, parfaite pour les grandes balades avec ou sans chien et terrain d’aventure pour un groupe Commons Josaphat qui s’interrogerait sur « comment fait-on pour protéger les biens communs urbains à Bruxelles ? » Mathieu Simonson qui anime déjà le journal de quartier Ezelstad le rejoindra : « pour la friche Josaphat, le groupe avait lancé un appel à idées et proposait de construire ensemble une sorte de cahier des charges alternatif. Plutôt que laisser le dialogue en chambre entre experts et hauts fonctionnaires, amenons des citoyens à réfléchir ensemble sur ce qu’il doit advenir de ce site. »

« Cet appel à idées a généré plein d’embryons de projets, dont le groupe occup’action. Ils avaient déjà tenté plusieurs occupations, des petites choses, un peu pour montrer l’existence de ce terrain. En mars 2015, on a eu envie d’installer un jardin. Au départ, c’était surtout symbolique, puisque les premières plantes sont arrivées dans des cageots à oranges. Moi, j’avais besoin de verdure car là où j’habite, c’est très minéral. Petit à petit, des femmes du quartier s’y sont intéressées, et on a eu envie d’installer un vrai potager en bac. »

Et voilà qu’à l’été 2015, le propriétaire les contacte pour signer une convention d’occupation temporaire d’une durée de six mois, renouvelable, jusqu’en décembre 2015. D’autres projets les rejoignent sur le terrain : une cabanecuisine pour récupérer des invendus, pour les cuisiner avec les voisins, la construction de cette cabane d’Ivan Markoff. En décembre 2015, le propriétaire refuse de poursuivre la convention notamment sous prétexte que des cabanes ont été construites sans autorisation.

« On s’est donc retrouvés dans la situation ancienne : une occupation de fait qui va perdurer jusqu’en 2018 avec la création, à la demande du propriétaire, de l’ASBL Josaph’Air qui va signer une nouvelle convention d’occupation temporaire » explique Mathieu.

La convention, toujours en cours, encadre l’occupation : désormais accessible aux seuls membres de l’ASBL, le terrain est maintenant grillagé avec un portail muni d’un cadenas à code. Certes, pour s’inscrire à l’ASBL, il suffit de donner son nom et prénom. « Quand je suis arrivé en 2015, et ça a duré jusqu’en 2018, c’était un lieu totalement ouvert, les gens allaient et venaient, passaient promener leur chien. Cette ouverture a créé une forme d’émulation, c’était très organique, les projets allaient et venaient ».

La fermeture, le cadenas a pas mal changé les choses. C’est devenu plus rigide, mais des personnes intéressées par le jardin ont continué à venir.

La Compagnie des Nouveaux Disparus s’y est également installée avec une convention propre et le Festival Mimouna à part, c’est surtout un lieu de stockage. Et puis, il y a la présence rassurante de Patrick qui est logé dans une ancienne chambre froide aménagée en maisonnette, don du boulanger de la place Meiser : « Oui, tu as raison, c’est un peu le concierge du site, il évite les dépôts d’ordures, a arrosé le potager quand on ne pouvait pas venir ». Il a aussi la cabane en construction continue depuis 2015, une roulotte et un grand dôme de bois et de plastique, appelé le forum, doté de gradins permettant les réunions des occupants du lieu.

Puis, c’est la nature… la balade commence par des roseaux qui tanguent un peu dans la brise chaude. « Le terrain est en pente, et pour éviter d’avoir les pieds dans la f lotte, nous avons creusé une mare en 2017, et ça a amené plein de libellules, c’est depuis ce moment-là qu’on parle de réservoir de biodiversité. Il paraît qu’en Région bruxelloise, après le Rouge-Cloître, c’est ici qu’il y a le plus d’espèces différentes de libellules. » Plus loin, au-delà des derniers bacs potagers, s’ouvre la prairie : « On a aussi plein d’espèces d’abeilles sauvages dont la présence a commencé à attirer de très nombreux naturalistes toujours nombreux d’année en année. C’est un des principaux spots de biodiversité du nord de Bruxelles. » Il y a vraiment plein de fleurs ici, tu as de la camomille ! : « Moi, je n’y connais rien », me répond Mathieu, « tu as intérêt à interroger Benoit, de Sauvons la friche Josaphat, il s’y connaît mieux que moi »

En près de cinq ans de présence sur le site, Mathieu a vu la mobilisation monter, descendre, les têtes changer : « Le premier groupe s’est complètement dissous, chaque groupe, à vrai dire, a tenu tel quel un an et demi, c’est très difficile de tenir les mobilisations à long terme. Il y a ceux qui partent pour de longs voyages, il y a ceux qui ont des projets de famille, du travail ailleurs, qui déménagent, qui s’essouff lent à force de s’engager ici, moi-même, je me suis éloigné pendant un an ou deux. »

Mathieu est revenu lorsque la mobilisation a repris à la faveur de l’enquête publique concernant le Plan d’Aménagement Directeur Josaphat. La friche pourrait devenir un grand quartier résidentiel. Mis à l’enquête en octobre 2019, ce PAD reçoit pas mal de critiques, y compris des autorités communales. Un groupe de défenseurs de la friche se recrée : Sauvons la friche Josaphat, qui anime notamment une page FB, lance une pétition, accélère le relevé botanique et entomologique du lieu. À ces défenseurs de la biodiversité s’agrègent aussi des personnes peu convaincues de la qualité urbanistique du Aux défenseurs de la biodiversité, s’agrègent des personnes peu convaincues par la qualité urbanistique du PAD. projet du PAD : trop dense et bétonné, risquant de saturer la circulation automobile et qui exigent que « ce qui est public doit tout simplement rester public », car « le parc de logements serait largement privatisé : entre 73 et 78 % de logements privés ou privatisables. » (extrait de la pétition)

« Rejoindre les groupes qui préparaient les avis sur le PAD était très enrichissant. C’est aussi l’occasion de se retrouver ici tous ensemble sur le site ». Les réunions de Sauvons la friche Josaphat s’organisent désormais chaque lundi sous le dôme du forum. Malgré sa fermeture, cette friche reste un terrain d’aventure : les botanistes, les potagistes, mais aussi des personnes qui s’engagent plutôt sur le devenir du site. Ici, comme peutêtre au marais Wiels, ce qui importe, ce qui tient les gens sur la durée, qui en attire d’autres, c’est le lieu, la friche, et non pas une organisation, un groupe figé auquel il faudrait adhérer, malgré la tentative de fixer cela par l’ASBL : « Les personnes qui s’investissent physiquement sur le terrain, pour construire une cabane, pour entretenir le jardin, ne sont pas forcément les mêmes que celles qui vont rédiger des avis pour les enquêtes publiques. Ces groupes ne se rejoignent pas toujours, même si certaines personnes s’intéressent aux deux. Il y a des personnes qui veulent seulement faire de l’occupation dans l’ici et maintenant et qui ne s’intéressent pas à ce que va devenir le site dans cinq ou dix ans. Et puis, il y en a, c’est un peu mon cas, qui sont intéressées par le moyen et le long terme, et d’autres qui s’intéressent au devenir du terrain mais qui ne s’impliqueront pas dans des actions concrètes sur la friche. »

Et sur son analyse de ces associations d’individus, qui s’agrègent, puis se désagrègent, puis se réagrègent autour d’un objectif commun : « c’est un des défauts de notre société, le fait de vanter l’éphémère, les modes d’organisation trop organiques ont un versant très négatif mais qui convient bien aux associations de quartier. Localement, si tu veux organiser quelque chose sur un terrain précis, c’est par ce bout-là que tu vas t’y prendre. On lance quelque chose avec ce qui existe, dans un laps de temps donné, ce ne sera peut-être qu’un laboratoire qui ne durera qu’un an ou quelques mois. Je ne suis pas pétri de certitudes sur l’utilité sociale de ce qu’on fait. Je suis seulement sûr de ce que cela m’a apporté : je n’ai pas de jardin et j’ai rencontré des personnes très enrichissantes et défendu des idées qui méritent d’être débattues. » Et d’ajouter des questions qui émergent de cette longue expérience d’engagement : comment agir au mieux dans l’incertitude ? Comment éviter que les projets d’occupation temporaires ne soient récupérés pour valoriser des projets de revitalisation publics ? Et comment agir en terrain populaire lorsque nous ne sommes pas issus de cette classe sociale ?

par Cataline Sénéchal

Chargée de mission