Alors que les métiers de l’urbanisme restent majoritairement masculins, les voix de femmes, et a fortiori de mères, sont peu prises en compte. Pourtant, leurs expériences invitent à considérer la diversité des pratiques de mobilité et à changer notre regard sur l’espace public pour y accorder une place centrale au travail du soin, aux besoins des enfants et des personnes âgées.
Jada se souvient du mercredi où son fils enchaînait plusieurs activités parascolaires et thérapeutiques. C’était la journée où elle échangeait son métier habituel de femme d’ouvrage contre celui de « chauffeur » : « Je le conduisais dans les activités à gauche à droite », raconte-t-elle. D’abord, elle allait chercher son fils à l’école et le conduisait à l’académie de musique. Ensuite, les deux rentraient à la maison pour le repas du midi, puis se mettaient de nouveau en route vers la psychomotricienne, et enfin vers le basket. En fin de journée, elle était plus fatiguée que si elle avait travaillé : « J’étais toujours sur la route. »
Le témoignage de cette ouvrière bruxelloise [1] met en lumière un aspect important de la mobilité quotidienne de mères travailleuses : la charge – à la fois physique, mais aussi organisationnelle et mentale – des trajets d’accompagnement, des courses, et plus généralement de tous les trajets de soin nécessaires au bon fonctionnement du ménage. Le partage inégal et genré de ces trajets est particulièrement bien étudié pour les accompagnements dans les ménages avec enfants (surtout lorsque les enfants sont en bas âge). Pas de surprise : cela est dû au fait que le travail du care, du soin des autres, revient encore en grande partie aux femmes en tant que groupe social, et tout particulièrement aux mères.
Les femmes accompagnent aussi plus souvent des personnes avec handicap (qui peuvent être leurs propres enfants – dans les familles comptant un enfant avec handicap, la mère en est souvent la principale responsable) et des personnes âgées. Être à l’écoute de la mobilité des femmes et des mères, cela signifie donc tourner l’attention vers un type de déplacement marginalisé, invisibilisé, dévalorisé, qui pourtant est d’une valeur inestimable pour la société. C’est aussi une chance pour repenser les espaces et réseaux de mobilité de manière à ce qu’ils soient plus accueillants et inclusifs pour les diverses pratiques de mobilité. Mais à quoi une telle ville ressemblerait-elle ?
Les femmes sont généralement sous-représentées dans les métiers qui pensent et façonnent la ville et, lorsqu’elles sont présentes, elles sont moins écoutées et prises au sérieux [2]. Dans un premier temps, la meilleure manière de savoir dans quelle mesure l’espace public est – ou n’est pas – adapté à leurs besoins et pratiques est donc de leur laisser la parole. C’est ce que l’association Garance met en pratique via ses « marches exploratoires ». Inspiré des women safety audit développées au Canada dans les années 1980, ces marches en non-mixité créent un cadre où des femmes commentent ce qu’elles ressentent et proposent des améliorations en se promenant dans un quartier de leur vie quotidienne. Des traversées de route sécurisées, des trottoirs élargis et réaménagés pour faciliter le passage avec une poussette ou un déambulateur, plus de bancs autour de tel espace vert, un meilleur éclairage pour éviter les coins sombres… Au-delà d’identifier de potentiels lieux d’angoisse, ces marches permettent de mobiliser les connaissances des femmes en tant qu’« expertes de l’espace public » : « Elles se déplacent plus souvent à pied et plus souvent à proximité de leur domicile que les hommes, et elles ont plus de contacts sociaux qui leur fournissent des informations supplémentaires. […] Cette expertise de la vie quotidienne doit être mise au profit de l’urbanisme et de son potentiel émancipateur », comme on peut le lire sur le site de Garance [3]. Alors que les marches exploratoires sont souvent réalisées dans des contextes où il y a en réalité peu de perspectives pour mettre des constats en pratique, en 2017, la ville de Namur a décidé d’intégrer les observations et recommandations issues de marches exploratoires en amont d’un projet de réaménagement de plusieurs quartiers. Garance avait alors réalisé dix marches, et les recommandations de ces marches ont été reprises dans le cahier des charges – une première en Belgique.
Le travail du care, du soin des autres, revient encore en grande partie aux femmes.
Accompagner une personne dans l’espace public, cela veut dire que l’espace urbain se transforme en lieu de travail, lorsqu’il s’agit de transporter des enfants en poussette, de marcher à leur côté, de les surveiller dans les parcs et sur les aires de jeu, de les accompagner aux toilettes. Avoir des équipements publics et gratuits, comme des toilettes accessibles et des points d’eau, apparaît alors comme indispensable pour faciliter ce travail de soin. Or, toute personne connaissant un tant soit peu Bruxelles aura remarqué qu’uriner dans l’espace public y est problématique : très visible du côté des hommes, mission impossible pour les femmes, enfants, personnes trans… L’application Peezy vise d’une part à faciliter le fait de trouver des toilettes publiques dans le « désert sanitaire bruxellois » [4], et permet en même temps de visibiliser le manque cruel de toilettes en Région bruxelloise. Ainsi, les créatrices de l’application ont pu recenser seulement 175 sanitaires (comprenant toilettes et urinoirs) publics et accessibles sur l’ensemble du territoire, soit environ un sanitaire pour 7 000 habitants de la Région. Seulement 60 % sont accessibles aux femmes, et beaucoup d’entre eux sont inutilisables ou mal équipées. Seules 55 % des toilettes sont gratuites, et moins de 40 % sont ouvertes 24 h/24, peut-on lire sur le site de Peesy. Indépendamment de l’accompagnement d’enfants, le manque de toilettes publiques à Bruxelles contraint la présence des femmes dans l’espace public dans la durée, alors que les hommes se soulagent plus facilement en plein air.
Des équipements comme des points d’eau et des toilettes ne sont pas pertinents seulement sous l’angle du genre : il s’agit d’équipements essentiels pour tous les publics précarisés.
L’accompagnement pose aussi la question de l’accès et de la dépendance de différents modes de transport : si le concept de la « ville durable » préconise la mise à l’écart de la voiture en ville, il est aussi vrai que Jada, tout comme d’autres femmes rencontrées dans le cadre de la recherche citée en amont de cet article, dépend de sa voiture pour pouvoir assurer tous les déplacements nécessaires dans le quotidien de son fils, tout ça en assurant des horaires de travail décalés en tant que femme d’ouvrage.
Toutes les bonnes raisons qui rendent la diminution du nombre de voitures en ville indispensable ne peuvent faire l’impasse sur la question : quid de la mobilité de soin, avec et pour les autres ? Tout le monde à vélo ? Ce n’est pas si simple, comme le montre une récente enquête de Pro Vélo.
Les comptages de cyclistes à Bruxelles en 2019 montrent que 63,9 % des cyclistes sont des hommes contre seulement 36,1 % de femmes. Même si l’écart se réduit d’année en année, le déséquilibre reste important, souligne l’étude. Le vélo comme mode de transport semble donc plus difficilement accessible pour les femmes. Autre constat : elles roulent non seulement moins à vélo, mais elles roulent aussi différemment, notamment en choisissant d’autres types d’itinéraires que les hommes : « Les femmes semblent favoriser les itinéraires où elles se sentent visibles, où elles peuvent avancer sans entrave (embouteillages, feux) et où elles se sentent en sécurité, soit à l’écart des voitures, soit dans des rues où [le] trafic [est] apaisé. Cela peut se matérialiser dans des axes parallèles plus ou moins étroits, mais également dans des grands axes correctement aménagés [5]. »
Ce constat rejoint celui de la littérature scientifique au sujet du cyclisme routinier : il y a une corrélation entre le niveau d’infrastructures sécurisées, le nombre global de cyclistes et la part de femmes parmi les cyclistes. Ainsi, dans des pays qui ont une infrastructure cyclable bien développée, au Danemark, aux Pays-Bas ou encore en Allemagne, et où le vélo est un mode de transport courant, l’écart entre femmes et hommes cyclistes devient insignifiant. Cette sensibilité plus grande aux aménagements sécurisés est, entre autres, due à la socialisation genrée au vélo dès l’enfance. Une étude sur les pratiques cyclistes des adolescentes et adolescents en France [6] montre que les jeunes filles sont bien plus encadrées et limitées dans leurs déplacements que les garçons par les parents. Elles apprennent à faire du vélo dans un espace plus restreint, voire cloisonné, elles se voient interdire le droit de sortir du quartier de résidence ou du village et de rouler la nuit ou seule. Cela se traduit par des pratiques plus prudentes des filles et une plus grande aversion aux risques du trafic motorisé. L’enquête ProVélo constate, par ailleurs, que pour les femmes cyclistes les craintes à vélo sont encore accrues lorsqu’il s’agit d’accompagner des enfants. Ainsi, considérer le vélo comme vertueux en soi et le recours à la voiture comme moralement condamnable, c’est oublier à quel point à la fois l’infrastructure urbaine et les identités sociales orientent les « choix » (contraints) de déplacement de chacune et chacun.
Cette charge de mobilité en lien avec la sphère domestique (courses, accompagnement et autre) suppose un rapport particulier à l’espace public : les études de mobilité montrent que les femmes avec enfants ont une mobilité particulièrement complexe, qui se caractérise notamment par des chaînes de déplacement, ponctuées d’arrêts multiples et combinant différents modes de déplacement. Pour aborder cette problématique sur le plan de l’urbanisme, une excursion à Vienne s’impose. Depuis une trentaine d’années, la ville de Vienne met en place divers projets pilotes et des mesures transversales qui tiennent compte de la diversité d’usages et de pratiques, regroupés sous le concept de « Gender+ ».
Au printemps 2022, Eva Kail était invitée à Bruxelles dans le cadre de la chaire BSI-citydev [7] pour partager son expérience en tant qu’urbaniste viennoise, ayant participé à impulser les premiers projets autour du genre au début des années 1990. La ville de Vienne est connue pour ses politiques sociales du logement et pour avoir gardé un contrôle important sur son foncier, offrant un levier d’action important quand il s’agit de façonner la ville. S’y développe actuellement un des plus larges projets d’aménagement en Europe, la Lake City Aspern, conçu sur le site d’un ancien aéroport militaire, aux abords d’un lac artificiel et devant accueillir, d’ici à 2028, 8 500 logements et 20 000 emplois.
Afin de soutenir les quotidiens complexes des futurs habitants et habitantes (comme c’est typiquement le cas des personnes ayant des enfants à charge), la ville de Vienne a intégré la modélisation de chaînes de déplacements dans la conception du nouveau quartier. Pour la Lake City Aspern, les bureaux répondant à l’appel à projets devaient démontrer comment leur plan de quartier faciliterait les déplacements complexes, entre logement, crèche, emploi, pharmacie et parcs, en dessinant sur leurs plans de quartier différents types de chaînes de déplacement, correspondant à des modes de vie différents.
La zone de développement urbain Oberes Hausfeld est un autre exemple intéressant. Elle couvre un terrain de 26 hectares, et devrait accueillir 3 700 logements. Un des principes qui y est mis en pratique est, notamment, celui de la ville des courtes distances : les différentes aménités urbaines (supermarché, école, crèche, espaces verts et aires de jeu) devraient être accessibles à dix minutes à pied depuis chaque logement. Le même critère s’applique au trajet vers l’arrêt de métro, tandis qu’un arrêt de bus doit se trouver à cinq minutes de distance de chaque logement. Il faut savoir que les « dix minutes à pied » tiennent compte des différentes vitesses de marche. Ainsi, Eva Kail rappelle que la distance parcourue en dix minutes par un jeune en bonne santé sera bien supérieure par rapport à une personne âgée ou accompagnée d’un enfant en bas âge…
L’exemple de Vienne le montre : tenir compte des déplacements de soin, faits pour et avec les autres – qui sont encore majoritairement à la charge des femmes –, peut amener à repenser la structure même de la ville, de nos quartiers, et pousse à imaginer de nouveaux outils et des nouvelles normes pour concevoir la ville. Contrastant avec l’usager type « homme valide, se déplaçant seul d’un point A à un point B », cette mobilité amène à penser les déplacements faits collectivement, avec des pauses et des moments de jeu et de séjour dans l’espace public, parcourant des destinations en lien les unes avec les autres tout au long de la journée, en réseau et en boucle plutôt que de manière linéaire et pendulaire. Créer des espaces publics qui soient adaptés aux diverses formes de mobilité, en poussette, avec enfants, pour les personnes âgées, cela signifie aussi tenir davantage compte des groupes sociaux ayant peu de moyens à disposition qui dépendent de l’espace public comme lieu de séjour et qui n’ont éventuellement pas de voiture à disposition.
Qu’en est-il à Bruxelles ? On y constate certes un intérêt accru pour les inégalités de genre dans l’espace urbain, et ce notamment grâce au travail de terrain associatif (Garance ASBL, Angela D, L’architecture qui dégenre…), et plus largement grâce aux mouvements féministes qui, sur les dernières années, ont poussé le sujet sur les agendas politiques. Mais si on constate une multiplication d’initiatives peu coûteuses visant l’inclusivité – comme la féminisation de noms de rue [8] – des projets d’aménagement qui avalent des centaines de millions d’euros vont dans le sens inverse : l’extension du métro nord en est un exemple. Les gains de vitesse promis par cette nouvelle infrastructure ne vont pas servir les petits déplacements de proximité, pour lesquels le tram 55 en surface et avec des arrêts plus nombreux est mieux adapté. La profondeur des stations de métro promet des descentes et montées pénibles, particulièrement pour les déplacements d’accompagnement, les personnes avec handicap ou les personnes âgées. Ainsi, une intégration plus sérieuse des réflexions de genre, qui permettrait de placer la mobilité du soin au centre des normes d’aménagement, semble encore bien loin.
Les gains de vitesse promis par le métro 3 ne vont pas servir les petits déplacements de proximité, pour lesquels le tram 55 en surface et avec des arrêts plus nombreux est mieux adapté.
[1] Extrait d’entretien issu d’une recherche doctorale sur la mobilité quotidienne des femmes avec enfants à Bruxelles : M. GILOW, Le travail domestique de mobilité. Un concept pour comprendre la mobilité quotidienne des travailleuses avec enfants à Bruxelles, ULB, 2019.
[2] C’est ce que constate le géographe Yves Raibaud lors du « Grenelle des mobilités » qui s’est tenu en 2012 à Bordeaux : « Si ce Grenelle présente de réelles avancées pour la ville de demain, il révèle un “entre-soi” dont les femmes sont exclues. Et, avec cette exclusion, beaucoup d’informations se perdent, qui seraient pourtant nécessaires à la construction d’une ville faite pour toutes et tous. […] Sur l’ensemble des trois séances plénières, on comptait 23 % de femmes présentes. Mais elles n’ont obtenu que 8 % du temps de parole. Les présidents de séance ignorent le plus souvent les femmes qui lèvent la main, alors qu’ils acceptent les “interventions sauvages”, les reprises de parole après la réponse d’expert (pratiquement exclusivement masculines) et priorisent, dans leurs arbitrages sur le tour de parole les notables, experts ou élus locaux, tous des hommes. » Y. RAIBAUD, La Ville faite par et pour les hommes, coll. Égale à Égal., éd. Belin, 2015, p. 48-49.
[3] « Namur vue à travers les lunettes de genre » [www.garance.be/?Namur-vue-atravers-les-lunettes]. Voir aussi : I. ZEILINGER et L. CHAUMONT, « Les Casernes à Namur : un nouveau quartier pour plus d’égalité de genre », Dynamiques régionales, vol. 12, no 3, 2021, p. 41-62.
[4] Une carte indiquant la faible présence de toilettes publiques gratuites est disponible sur le site de Peesy [https://peesy.be/?page_id=530].
[5] Rapport « Être femme et cycliste dans les rues de Bruxelles », issu d’une enquête menée en 2019.
[6] D. SAYAGH, « Construction sociospatiale de capabilités sexuées aux pratiques urbaines du vélo », Annales de la recherche urbaine, no 112, 2017, p. 126–137.
[7] Les présentations d’Eva Kail peuvent être réécoutées en ligne sur le site du Brussels Studies Institute : https://bsi.brussels/video/ chair-bsi-citydev-2022-lesson-one-genderresponsive-neighborhoods/
[8] Une dynamique qui a toute son importance sur le plan symbolique, vu que, sur l’ensemble de la Région, on compte dix fois moins d’odonymes féminins que masculins. Pour en savoir plus : N. OUALI, P. LANNOY, V. DESAMOURY, S. GUILLEAUME, F. MAYNÉ, S. MERVILLE, C. ODIER et A. THÉBAUX, « Les femmes dans le nom des rues bruxelloises – Topographie d’une minorisation », Brussels Studies, no 154, 2021.