La revendication d’une « réappropriation de l’espace public », initialement portée par des associations et des collectifs d’habitants, fait désormais partie des lieux communs du discours politique, urbanistique et médiatique. Elle fait clairement écho à l’appel lancé par Henri Lefebvre à la « réappropriation de la vie urbaine ». Mais parle-t-on bien de la même chose ?
Pour Lefebvre, le droit à la ville ne sera réalisé tant que les citadins – le peuple – ne se réapproprieront une qualité essentielle de la vie en ville : la centralité urbaine. Certes, cette condition n’est pas en soi suffisante pour qu’advienne le droit à la ville, mais elle est nécessaire, et, plus encore, stratégique. Suivons un instant son raisonnement : « chaque grand type de société a eu son type de ville » et « chaque type urbain a proposé et réalisé une centralité spécifique » : l’agora des grecs, le forum romain, la place de marché médiévale, le centre de consommation de la ville capitaliste, dès le 19e siècle, le centre de décision de la ville néo-capitaliste, au 20e siècle. Ce panorama, esquissé à la fin des années 1960, doit aujourd’hui être complété par le centre en voie de gentrification de la ville néolibérale. Mais le propos historique de Lefebvre ne se veut pas descriptif. C’est la nécessité politique pour toute réforme urbaine de produire sa propre centralité qu’il veut mettre en exergue. La Commune de Paris de 1871 lui offre son modèle en la matière, sa référence historique essentielle. Il l’interprète sans détours, comme « le retour en force vers le centre urbain des ouvriers rejetés vers les faubourgs et les périphéries, leur reconquête de la ville, ce bien entre les biens, cette valeur, cette œuvre, qui leur avaient été arrachées ». Nouvelle société, nouvelle ville, nouvelle centralité – plus libre, plus égalitaire, socialement plus réussie.
A Bruxelles, historiquement, c’est au centre de la ville que l’on trouve les quartiers d’habitat populaire, pas dans des villes nouvelles ou des grands ensembles en périphérie. Le cas de Bruxelles est dont précisément là pour infirmer les interprétations béates (ou habilement détournées) du droit à la ville : la proximité du centreville des populations les moins bien positionnées dans les rapports sociaux n’est pas du tout une condition suffisante d’émancipation. Prétendre régler les questions sociales en ne traitant que les formes urbaines revient à prétendre que l’amélioration des lieux centraux – leur « revitalisation », comme on dit à Bruxelles – mènerait automatiquement à l’amélioration des perspectives d’existence des gens qui y habitent ou en font usage. Plus pernicieusement, cet amalgame mène à dé-politiser le débat sur l’aménagement des territoires de la ville. Or, politique, ce débat l’est profondément.
C’est pourtant sur cette voie dé-politisante qu’une série d’initiatives bruxelloises récentes paraissent s’être engagées. Aussi prétendument audacieuses que généreusement médiatisées, celles-ci portent haut et clair un discours sur la « réappropriation de l’espace public » à Bruxelles, au centre de la ville en particulier.
Picnic the streets, par exemple. Pour l’un des instigateurs de l’événement, philosophe lui aussi, s’exprimant au lendemain de la première édition de l’événement dans une lettre ouverte au Bourgmestre de Bruxelles, « ce fut un moment magique pour notre ville ». Qui est ce « nous » ? Le même qui aurait répondu à un appel, disons, à l’occupation de tous les bâtiments vides, publics et privés, par les mal- ou les pas-du-tout-logés ? « Notre ville, capitale de l’Europe, se doit de montrer le chemin. » Qui décide du « chemin » ? Ne pas nommer qui parle, ne pas dire d’où « on » parle, comme si « nous = tous », est une première condition de dé-politisation.
Certes, penser que les voitures occupent une place trop importante à Bruxelles, en mouvement comme à l’arrêt, est un constat empiriquement fondé. Mais ces faits empiriques ne décrivent pas pour autant un monde enchanté où les rapports sociaux auraient disparu, où les politiques sur la ville ne seraient inspirées par aucune stratégie. Le PRAS démographique n’est-il pas là, précisément, pour rappeler qu’un cortège d’arguments empiriques prépare bien souvent une cause – ici, en l’occurrence, « mettre en valeur » et « optimaliser » ce que le pouvoir régional considère désormais comme sa principale « ressource » : le territoire, celui de la « zone du canal » en particulier ?
Ce projet passe notamment par la « revalorisation » des espaces publics. Le temps semble révolu où les classes dominantes pensaient le centre de la ville en termes monofonctionnels et l’aménageaient en conséquence, c’est-à-dire, en centre des (de leurs) affaires, généreusement dotés d’accès routiers le reliant à des quartiers résidentiels exclusifs et excentrés, mis au vert. Aujourd’hui, l’heure est au réinvestissement multifonctionnel du centre et à sa montée en gamme sociale et symbolique – un lieu to live, work and play, comme disent les promoteurs. Ceci appelle à valoriser une toute autre conception des espaces publics au centre-ville : esthétiques, propres, animés, confortables, sécurisés, contrôlables,… mais sans pour autant sacrifier complètement la fluidification du trafic motorisé individuel.
Les appels à la « remise en valeur » des espaces publics de centre-ville, en mode picnic du dimanche ou terrasses branchées, architectures « de qualité » ou apéros à la plage, sont devenus une constante des politiques contemporaines dites de « renaissance urbaine ». L’enjeu est désormais de fixer les termes concrets de cette « valeur » : valeur d’usage pour le repos, le jeu, la discussion et le débat,… ou valeur foncière pour la consommation et la spéculation ? Valeur esthétique pour l’habitant ou d’image de marque pour le client (et l’architecte) ?
Le néo-capitalisme superpose au centre de consommation, le centre de décision. Il ne rassemble plus les gens ni les choses mais les informations.
H. Lefebvre,
Le droit à la ville, p.135.
Les initiatives récentes de « réappropriation de l’espace public » à Bruxelles s’inscrivent aussi dans une histoire. Depuis une dizaine d’années, on assiste en effet à la multiplication de formes de réappropriation très peu spontanées, initiées tantôt par le privé, tantôt par le public mais toujours soutenues par des autorités territoriales.
En 2002, c’est la société immobilière Robelco (promoteur de Tour & Taxis) qui en a donné le coup d’envoi en lançant Art on Cows, une exposition à grande échelle où des dizaines de vaches en plastique sponsorisées furent disposées dans les rues de Bruxelles-Ville avec la bénédiction de la Commune. Les mammifères en toc ayant été légèrement écornés par des passants, un esclandre politico-médiatique ne tarda pas à éclater contre les vandales qui démontraient ainsi ne rien comprendre à l’art. Le promoteur remit néanmoins le couvert deux ans plus tard avec la Horse Parade, cette fois dans des espaces nettement plus ciblés comme le Cinquantenaire, surveillés par des agences de gardiennage privées.
En 2007, c’est un autre promoteur immobilier, ProWinko, qui après concertation avec la commune d’Ixelles et la Région bruxelloise, commanda l’installation de Cityscape. Avec un double objectif : animer le chancre de l’avenue de la Toison d’Or en attente d’un plan puis d’un permis d’urbanisme pour y construire un complexe commercial, et « ramener notre capitale sur la carte des endroits phares de l’événementiel d’art contemporain d’extérieur ». La sculpture fut démontée deux ans plus tard, mais « l’esprit » de Cityscape lui survécut, une ASBL parapublique ayant obtenu du promoteur le droit « d’animer l’espace ». Depuis, différentes animations s’y succèdent : récemment, y trônait un showroom en plein air pour une marque de voiture…
On est donc bien loin d’une conception de l’espace public comme espace pluriel, d’expérimentation, de critique, d’expression des différences ... La tendance n’est pas à l’apparition d’espaces d’affichage libre ou de bancs publics, ni même à la tolérance des rassemblements spontanés. Au contraire, espaces publicitaires et caméras de surveillance pullulent, tandis que nombre de parcs sont fermés dès la tombée de la nuit et que tout nouvel espace de sport en plein air est grillagé et accessible à des horaires bien précis. En mai dernier, Etterbeek adoptait même un règlement limitant à quatre le nombre de mendiants dans certaines rues de la commune. Le droit de se rassembler dans l’espace public, pour des raisons festives ou pour manifester des opinions, n’est pas donné à tout le monde ni en toute circonstance ; il est sans cesse sujet à des exceptions et des limitations, le plus souvent pour des motifs de maintien de l’ordre ou de tranquillité du voisinage. A Ixelles, on se rappelle que le réaménagement de la place Flagey entamé en 2002 avait donné lieu à un débat et à de grandes déclarations sur l’importance de la participation citoyenne, une mobilisation inattendue ayant forcé les pouvoirs publics à organiser un concours d’architecture qu’ils ne souhaitaient pas au départ. Mais une fois la place rouverte en 2008, toute forme de participation fut immédiatement exclue en ce qui concerne la programmation d’activités sur la place. Incapable d’envisager le partage de cette prérogative avec de simples habitants, la Commune privilégia dans un premier temps un partenariat avec les gestionnaires de l’ancienne Maison de la Radio qui voyaient alors la place comme leur « sixième salle ». Aujourd’hui, finie la musique : il semble plus facile d’obtenir l’autorisation d’occuper la place Flagey pour un événement publicitaire (par exemple le showroom d’une marque d’électro-ménager ou la fête privée d’une société multinationale d’audit) que pour une activité culturelle...
À Bruxelles de nos jours, coller une affiche en rue, un autocollant, ou dessiner sur un mur sont des actes passibles d’une forte amende ; distribuer un tract un tant soit peu politique est susceptible d’une confiscation des imprimés ou d’une arrestation administrative. Mais diffuser des dépliants publicitaires est toléré à tout coin de rue. Dans cette logique, il n’est pas étonnant de constater que certaines formes purement événementielles de « réappropriation », que leur accès soit gratuit (Bruxelles-les-Bains, Apéros urbains,...) ou payant (la piste de ski du Mont des Arts, le Brussels Summer Festival,...), n’hésitent pas parfois à clôturer l’espace public et à toujours donner davantage de place à la publicité, par le biais du sponsoring, du mécénat, ou du partenariat public-privé.
Si ces événements marquent bien une forme de « réappropriation de l’espace public » (et de ressources publiques), c’est en grande partie au profit d’entrepreneurs privés, de publicitaires et de marques. Une caractéristique est en effet qu’elles misent moins sur une multiplicité d’acteurs collectifs ayant un ancrage local (comités de quartiers, associations, lieux culturels,...) que sur l’action d’entrepreneurs privés. Parfois très médiatisés, ceux-ci se parent de vertus diverses et d’arguments culturels et citoyens suffisamment vagues et lisses pour ne fâcher personne, et se voient ainsi institués en partenaires incontournables des politiques urbaines. Carl de Moncharline en est un édifiant exemple. Cet ancien patron de boîte de nuit brimé par une précédente majorité politique à Bruxelles-Ville, s’est juré de « de rehausser le niveau de Bruxelles par rapport aux autres capitales européennes ». Jamais à cours d’idées, surtout celles des autres, il s’est fait le chantre de « l’innovation » en se spécialisant dans l’importation de concepts de marketing urbain nés à l’étranger. Certains pouvoirs publics manifestement à cours d’idées font régulièrement appel à ses services pour appliquer, à Bruxelles et en Wallonie, des recettes réchauffées qu’ils auraient pu facilement trouver par eux-mêmes. Bruxelles-les-Bains et la Nuit blanche ? C’est lui qui aurait soufflé ces idées, venues de Paris, au bourgmestre de Bruxelles. Louise High Heels ? C’est lui qui a lancé la version bruxelloise de cette compétition, soutenue notamment par la Région bruxelloise et par la RT BF, où 200 femmes courent 100 mètres en hauts talons sur l’avenue la plus chic de Bruxelles pour gagner quelques cadeaux. Le Balloon’s Day Parade ? Cette marche importée des États-Unis, théoriquement adressée aux publics populaires et où défilent de grands ballons représentant des personnages de BD, c’est encore lui... La Fête des voisins, alias Immeubles en fête, la Roller Parade, la Fiesta Latina, l’Art Truc Troc, les Brussels Fashion Days,...? Toujours lui. La plupart de ces opérations, organisées par sa société de production « spécialisée dans des événements de grande dimension avec une prédilection pour des projets urbains investissant l’espace public », sont très largement sponsorisées par le privé et néanmoins supportées par les pouvoirs publics. Une situation qui pose, entre autres, la question de l’égalité d’accès à l’espace et aux moyens publics ainsi que celle de la frontière entre intérêt public et intérêts particuliers.
Autoriser, encourager, initier, financer, refuser,... on peut bien parler de politiques publiques. De la part des autorités, celles-ci révèlent une ambition de contrôle, d’instrumentalisation et de pacification située aux antipodes des idéaux qui animaient la revendication initiale d’une réappropriation de l’espace public pour et par l’habitant. Lefebvre nous avait prévenu : on ne peut décidément rien penser des questions urbaines, d’aménagement des espaces publics comme de rénovation des quartiers par exemple, en fermant les yeux sur les rapports de pouvoir, ici et maintenant.