C’est lors de deux chaudes journées de septembre que se tenait à Bruxelles le salon belge de la promotion immobilière : « Realty ». Un événement très sélect, qui a son prix : 900 euros l’entrée. Au hasard d’une belle rencontre, et donc sans casser notre tirelire, nous avons eu la chance de nous glisser discrètement dans le public, et nous n’avons pas été déçu·es.
Il nous faut le reconnaître, depuis la rénovation de Tour & Taxis, nous n’étions jamais entré·es dans la Gare Maritime. Pour celles et ceux d’entre nous qui ont fréquenté le festival Couleur café, il était difficile de se résoudre à voir les halles se transformer de la sorte. Mais quel luxe ! La Gare Maritime est désormais un immense espace de bois, de verre et de métal, ceinturée de bureaux et de magasins chic. Pour accueillir Realty, l’espace central avait été subtilement clôturé par de fines barrières décorées de guirlandes lumineuses. À l’intérieur du salon : deux podiums, plusieurs dizaines de stands et un nombre très impressionnant d’hommes [importants] en costume.
Les stands en présence sont ceux de grandes entreprises de promotion immobilière bien connues (Thomas et Piron, Atenor, Eaglestone) et de nouveaux projets « innovants », en somme de ceux qui comptent et de ceux qui veulent leur part du gâteau. Mais tous les participants ne sont pas des promoteurs immobiliers ni des entreprises privées, car l’une des spécificités d’un moment comme celui-là c’est bien de mettre en contact les acteurs privés avec… les acteurs publics. Rien d’étonnant donc à ce que l’on trouve plantés au milieu du décor les stands de la Région de Bruxelles-Capitale et de la Régie fédérale des bâtiments. En réalité, cela va beaucoup plus loin. Comme le montre Antoine Guironnet dans son livre Au marché des métropoles [1], ce qui se joue dans ces salons n’est pas qu’un moment entre professionnels, mais bien une redéfinition des projets de villes en vue d’attirer des capitaux. Ces salons n’ont l’air de rien, mais c’est là, en grande partie, que se dessinent les villes.
Ce qui se joue dans ces salons n’est pas qu’un moment entre professionnels, mais bien une redéfinition des projets de villes en vue d’attirer des capitaux.
D’ailleurs, le salon s’ouvre à peine que se succèdent au micro Vincent Van Peteghem (CD&V) ministre fédéral des Finances, Rudi Vervoort (PS) ministre président de la Région de BruxellesCapitale, suivis des secrétaires d’État Pascal Smet (SPA) et Nawal Ben Hamou (PS) respectivement en charge de l’Urbanisme et du Logement. Ils s’adressent aux promoteurs, aux constructeurs, aux hommes d’affaires qui leur font face.
Ce serait mentir que de dire que toutes ces prises de parole allaient dans le même sens, d’ailleurs dans un même discours se disait parfois tout et son contraire. Ainsi, Pascal Smet souhaite rendre Bruxelles « abordable » et « attractive pour les investisseurs », mais voudrait en même temps éviter que les « REIT [2] ne viennent » dans la capitale… comprenne qui pourra.
Mais entre les lignes, tous les hommes et femmes politiques et haut·es fonctionnaires présent·es adresseront aux professionnel·les dans la salle leur besoin de soutien, et l’assurance que pour eux l’avenir se fera avec la promotion immobilière. Et ce, avec moins de freins : les râleurs, on va cesser de les écouter. Ça tombe bien, ce matin-là des activistes [3] se sont introduit·es dans la Gare Maritime, iels s’insurgent que les hommes et femmes politiques soient présent·es à un tel événement. Iels réclament des logements abordables, plus de démocratie urbaine, en somme : le droit à la ville. Le seul intervenant qui fera référence à cette manifestation sera le directeur de la SLRB [4]. Pour ce dernier, il s’agit de « s’allier toutes les forces vives pour gagner la guerre de l’énergie [...], nous allons devoir répondre à cela parce que sinon ce ne seront pas des tambours comme ce matin, mais une véritable guerre urbaine ». Tout au long du salon, cela sera de plus en plus clair : les pouvoirs publics ont abandonné l’idée de construire eux-mêmes du logement [5]. On se repose désormais ouvertement sur le secteur privé, quoi que ça coûte en argent et en indépendance politique.
De la même façon que la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise, les promoteurs immobiliers souhaitent que la démocratie s’arrête aux portes de la ville.
De la même façon que la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise, les promoteurs immobiliers souhaitent que la démocratie s’arrête aux portes de la ville. Ils ont besoin de plus de certitudes. Ces permis attaqués, ces projets rejetés par les habitant·es et les « politiciens qui visent leur réélection », ce n’est pas possible, ce n’est pas tenable. L’incertitude entame leur marge bénéficiaire. Pour gagner du temps et s’assurer que « le projet passera », les promoteurs attendent des pouvoirs publics qu’ils soient plus clairs et plus fermes.
Deux podiums, plusieurs dizaines de stands et un nombre très impressionnant d’hommes [importants] en costume.
Le pouvoir économique s’accommodera toujours plus facilement de l’autoritarisme que de la démocratie.
Voilà un point sur lequel toute l’assemblée se met d’accord : la démocratie urbaine prend trop de temps [6], l’avis des gens n’est pas bon, ils n’y connaissent rien.
De toute façon, les oppositions ne sont jamais reconnues : soit elles perdent et sont traitées comme des futilités, soit elles gagnent et sont absorbées par les décideurs politiques ou les promoteurs. Autrement dit, si une opposition obtient gain de cause, elle sera la preuve que « la démocratie urbaine existe », ou elle se transformera en idée géniale. Ainsi, lors d’une intervention, le numéro 2 d’Immobel se félicitera d’avoir décidé de conserver une partie du bâtiment Lebeau, comme s’il s’agissait de leur propre idée, alors que c’est la mobilisation des comités de quartier qui a mené à cette victoire [7].
Passer du temps ici, écouter ces gens, c’est comprendre petit à petit et réellement que le pouvoir économique s’accommodera toujours plus facilement de l’autoritarisme que de la démocratie.
Les promoteurs conviennent que les loyers et les prix d’acquisition sont trop élevés. Ils proposent plusieurs solutions, notamment : construire massivement et soutenir les aides à l’achat. En 2022, penser que construire du logement privé fera baisser les prix de l’immobilier tient plus de la croyance que des faits [8]. Les études empiriques sont formelles, ce que nous observons depuis vingt ans à Bruxelles ne cesse pas de le démontrer : la loi de l’offre et de la demande ne peut pas s’appliquer comme cela au logement. Parmi les professionnels de l’immobilier, cette éventualité ne semble même pas avoir été énoncée un jour.
Quant aux aides à l’acquisition (défiscalisation sur les prêts, déductions fiscales, baisse de TVA, etc.), il a été démontré [9] que celles-ci ont systématiquement été absorbées par le marché (en participant donc à l’augmentation des prix). Nous ne lisons vraisemblablement pas les mêmes auteurs.
Du point de vue environnemental, la promotion immobilière a également des propositions innovantes : des maisons passives, des smart buildings qui gèrent leur électricité, et bien d’autres choses encore. Mais construire ces bâtiments en ville est compliqué, puisqu’on y manque de terrains, heureusement il y a une solution : la démolition. En somme, « si vous nous demandez de rénover un bâtiment, on repart pour vingt-cinq ans. Si vous nous laissez démolir et reconstruire, on part pour quatre-vingt ans » [10]. Outre que le coût environnemental de la démolition semble à peine pris en compte, on peut se demander combien de temps ces nouvelles constructions resteront réellement debout... Régulièrement, en effet, de grands bâtiments de moins de 50 ans sont démolis [11], non pas parce qu’ils ne sont plus assez solides, mais parce qu’il est possible de gagner plus d’argent en les démolissant et en reconstruisant plus haut, plus dense, plus chic.
Et tandis que nous pensions le couple « propriétaire-promoteur » comme un bloc uni, plusieurs interventions vont mettre à mal cette conviction : les promoteurs suggèrent aux pouvoirs publics de limiter les bénéfices que les propriétaires bailleurs peuvent tirer de bâtiments qui sont mal isolés. Voici la logique : les bâtiments urbains, vieux et mal isolés ne coûtent pas assez cher à l’achat par rapport aux bâtiments neufs (sur lesquels 21 % de TVA s’appliquent). Les promoteurs voient ça comme une concurrence déloyale injuste, d’autant que les nouveaux bâtiments sont beaucoup plus « écologiques ».
Mais ces vieilles bicoques sont quand même trop chères pour être massivement achetées et démolies. Or, en limitant les revenus locatifs de ces bâtiments, on en fera baisser le prix et on les rendra rentables pour la proposition émise plus haut : démolir et reconstruire.
Fin septembre, la Flandre avait déjà annoncé limiter le blocage de l’index sur les loyers des passoires énergétiques, Bruxelles suivra quelques semaines plus tard. On se demande tout de même si nos pouvoirs publics ont anticipé l’effet sur les prix du foncier pour prendre cette mesure. Alors que de nombreux investisseurs (institutionnels ou pas) cherchent intensivement à acheter du sol et des logements, notamment à Bruxelles. La mise en place de mécanismes favorisant les gros portefeuilles, comme d’obliger à faire des coûteuses rénovations, n’est pas sans risque [12].
Entendons-nous, nous nous réjouissons de ce blocage partiel de l’index. D’une part, parce qu’il limitera l’augmentation de nombreux loyers et, d’autre part, parce qu’il nourrit l’espoir d’aller plus loin : vers une baisse des loyers.
Penser aujourd’hui que construire du logement privé fera baisser les prix de l’immobilier tient plus de la croyance que des faits.
Tandis que nous nous tenons au milieu de cette foule si bien habillée, nos téléphones vibrent : sur le groupe WhatsApp du Front anti-expulsions il y a un message de Nadia. Elle se fait expulser demain, elle veut « juste du soutien ».
Quelle est l’histoire de Nadia ? On ne sait pas, mais on en devine une, ces histoires dramatiques se ressemblent : Nadia aura perdu son travail, les factures auront commencé à s’accumuler. Nadia aura cherché à louer ailleurs, plus petit, moins cher, autre chose. Mais tout est plus cher qu’avant, tout est devenu si cher. Et comment trouver maintenant qu’elle n’a même plus de travail ? Qui signera un bail avec une personne au CPAS ?
Et ce « vrai » monde qui s’invite subitement dans ce grand hall donne envie de crier. Parce qu’avec calme, sourire et sans rien faire de mal, celles et ceux qui nous entourent à cet instant sont des personnes qui participent activement à marchandiser toujours plus les sols et les logements. Et tandis que cette marchandisation se poursuit, tandis que la financiarisation arrive doucement doucement à Bruxelles, certain·es gagnent. Certain·es gagnent même beaucoup d’argent, et c’est le cas des personnes qui se trouvent ici tout autour de nous. Et le droit à la ville, on le prendra. On vous le prendra.
Et le droit à la ville, on le prendra. On vous le prendra.
— -
Nous ne sommes pas naïfs, le pouvoir est morcelé et complexe. Les promoteurs pensent que ce sont les administrations et les habitant·es qui ont le pouvoir de freiner leurs projets, les habitant·es pensent que les hommes politiques dessinent la ville, les hommes politiques pensent que ce sont les acteurs privés qui ont les clés en main, etc. Le pouvoir semble être insaisissable parce que ces acteurs sont hétérogènes, mais dans les grandes lignes nos villes sont simplement de plus en plus chères, et les produits de la promotion immobilière fleurissent tout au long du canal, là où parviennent tant bien que mal à se loger les classes populaires. Mais pour combien de temps encore lorsqu’on voit les pouvoirs publics dérouler le tapis rouge pour les investisseurs ? Alors, sans aller trop vite en besogne, on peut quand même se dire que ceux qui étaient là et qu’on a attentivement écoutés ont du pouvoir sur notre ville.
[1] A. GUIRONNET, Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Ronchin : Les Étaques, 2022.
[2] Real Estate Investment Trust : société qui possède, gère et parfois développe du patrimoine immobilier. Ici Pascal Smet fait référence aux REIT actives à l’international et dans les sphères « financières ».
[4] Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale, en charge du logement social à Bruxelles.
[5] Lors de son allocution Rudi Vervoort indiquera au contraire que désormais c’est la Région qui « décide ce qu’elle construit ». Il fait ici référence aux plans d’aménagement directeur (PAD), qui en réalité épousent les contours de la promotion immobilière, bien plus qu’ils ne la cadrent, et sur lesquels les pouvoirs publics « délèguent » la construction au secteur privé.
[6] C’est lors de ce salon que Nawal Ben Hamou a suggéré la suppression pure et simple des commissions de concertation.
[9] P. MARCUSE et D. MADDEN, In Defense of Housing : The Politics of Crisis, Verso Books, 2016.
[10] Le ministre Van Peteghem dans son allocution mentionnera le projet de faire passer la TVA de 21 à 10 % pour les démolition-reconstructions.
[11] Voire même moins de 30 ans comme c’est le cas pour l’ancien siège de la KBC.
[12] L’étude de Fairfin qui vient de se terminer à ce sujet démontre que l’appétence pour Bruxelles de la part des investisseurs institutionnels est encore minoritaire, mais en pleine croissance. https://stuut.info/Logement-ou-profit-a-Bruxelles-901