La ré-industrialisation de la ville n’est plus un tabou. Après s’être profondément désindustrialisées, les villes se voient enjoindre par l’Europe de se réindustrialiser. C’est devenu un leitmotiv depuis la crise financière de 2008. La production matérielle est perçue comme une balise à la financiarisation de l’économie et ses effets de banqueroute. Le départ massif des activités productives des villes durant les 50 dernières années a accru notre dépendance à la production mondialisée, les rapports salariés et les niches d’emplois peu qualifiés ont été bouleversés et couplés à de la sous-traitance, les anciens quartiers industriels centraux se sont gentrifiés et le transport de marchandises a envahi nos voiries.
La réindustrialisation de la ville est brandie comme une solution mais peut emprunter divers chemins de traverse. Derrière ce leitmotiv se cachent diverses stratégies et postures politiques. Pour certains, il s’agit de développer l’économie créative, les fab-labs, la smart city et autre imprimante 3D, la ville industrielle prenant le chemin de la révolution digitale organisée autour de la gestion de données et de flux (le big data). D’autres courants plaident pour une approche plus centrée sur l’activité manufacturière d’un type plus traditionnel mais se voient parfois taxés de nostalgique de la période industrielle. Quel projet politique se cache-t-il derrière l’engouement pour la ville industrielle ?
Le manque d’intérêt porté jusqu’il y a peu à la question en Région bruxelloise laisse d’importantes zones d’ombre sur les options choisies. Lors du colloque du Conseil économique et social du 8 juin 2017, le ministre-président de la Région faisait cet aveu : « Nous n’avons jamais suffisamment analysé tous les moyens pour maintenir une certaine forme d’industrie – et par conséquent d’emploi – dans une capitale urbanisée comme Bruxelles. Nous n’avons pas réfléchi non plus à la manière dont nous pouvons faire grandir nos artisans, comment nous pouvons trouver des lieux de production locaux. »
Il est certain que la réflexion supra-locale portant sur la ré-industrialisation des territoires urbains, combinée à une crise de l’emploi peu qualifié bruxellois à un moment où la flambée des prix du foncier de la Région pousse plus que jamais les dernières entreprises vers la périphérie, tout ceci a ravivé l’intérêt des institutions pour les activités productives en ville. Les nombreuses études lancées sur le sujet en témoignent : le dernier numéro des rapports de l’Observatoire des activités productives, le Plan Marchandise, la recherche Cities of Making, le Plan Régional d’Économie Circulaire (PREC), les ateliers d’Architecture Workroom… sans oublier le futur Plan Industriel du cabinet Gosuin prévu pour la fin de cette année.
Reste que les décideurs entretiennent un flou permettant de faire consensus autour d’un concept productif à géométrie variable devant se fondre dans l’urbain à l’aide du principe de la mixité fonctionnelle sur base du critère indéterminé d’« utilité » à la ville. Une façon certaine d’éviter les sujets qui fâchent et d’avoir à arbitrer des questions critiques liées à la rareté du foncier, à la pression immobilière, au caractère « sale » de certaines activités productives pourtant utiles à la ville. Le présent dossier pose la question du pourquoi avant celle du comment développer / maintenir l’activité productive en ville à travers la contribution de G. Van Hamme et Moritz Lennert. C’est aussi l’occasion de présenter une recherche en cours « Cities of Making » qui compare les réalités manufacturières de Bruxelles, Londres et Rotterdam (Fabio Vanin). Nous interrogeons aussi les choix de la planification urbaine et de la mixité dans leur rapport aux activités productives, par l’illustration de l’aménagement du bassin de Biestebroeck (Claire Scohier). Il s’agira également de creuser les questions du nombre et du type d’emplois liés à ce secteur économique (Alexandre Orban), de questionner le rôle et le maintien en ville d’une activité « sale » comme celle des abattoirs (Cataline Sénéchal) ou encore de pointer les difficultés rencontrées par le secteur du recyclage des composants informatiques (Muriel Sacco). Nous clôturerons ce dossier par un article (Stephan Kampelmann) qui plaide pour le maintien d’espaces économiques non tertiaires en Région bruxelloise.
Tous ces écrits ont en commun de ne pas tomber dans le panneau d’une réindustrialisation urbaine épousant les contours d’une économie néolibérale ou d’une planification continuant à faire des rentes des territoires de la ville le critère de sélection de ce qui s’y implante. Ils font le choix de mettre la priorité sur les valeurs d’usage des territoires et des matières plutôt que sur leur valeur marchande et d’être attentifs aux effets environnementaux, sociaux et redistributifs des politiques économiques au bénéfice des populations de la Région bruxelloise.
Lorsqu’on aborde l’évolution des activités productives à Bruxelles, il semble indispensable de se pencher sur la question de la définition de ces mêmes activités. Le glossaire du Plan Régional d’Affection du Sol Démographique (PRAS) caractérise les activités productives en tant qu’« activités artisanales, activités de haute technologie, activités industrielles, activités de production de services matériels et de biens immatériels ». Il y est ajouté que « sont assimilés aux activités productives, les travaux de gestion ou d’administration, l’entreposage et les commerces qui en sont l’accessoire de production de biens immatériels ».
Cette définition est relativement floue. Remarquons d’abord que la production de « biens immatériels » et de « services matériels » ainsi que la gestion et l’administration dites « accessoires » sont intégrées. Si la volonté des auteurs du PRAS de se distancier des fonctions résidentielles est nette, la frontière avec les activités tertiaires et de bureaux est ainsi significativement moins marquée. À cela s’ajoute la tension entre activités de production matérielle/ production immatérielle et l’usage imprécis du terme « produire ».
Le flou général de cette définition peut avoir des conséquences, de par sa présence dans un texte réglementaire tel que le PRAS. En effet, il peut d’une part être déterminant pour des choix politiques posés dans la mesure où il laisse une latitude pour mettre l’accent sur l’une ou l’autre des activités économiques, en fonction des intérêts des acteurs politiques et économiques impliqués. Cela veut dire une plus grande marge de manoeuvre pour des acteurs décisionnels, mais cela veut aussi dire un plus faible contrôle démocratique sur ces choix opérationnels.
D’autre part, la présence de ces termes dans un texte aussi fondamental pour l’urbanisme que le PRAS implique leur utilisation régulière par les agents institutionnels, observée par IEB lors de son étude sur les activités productives réalisée en 2017. [1] Le flou sémantique autour des « activités productives » se retrouve ainsi fréquemment dans leurs discours alors même qu’ils soutiennent globalement le maintien de ces activités productives stricto sensu en Région bruxelloise.
Malgré certaines évolutions enthousiasmantes du discours (telle que la dédiabolisation de l’industrie ou du transport de marchandises), il semblerait que nous soyons face à des élites institutionnelles responsables de politiques publiques de développement urbain et économique qui valorisent une entité peu ou prou définie dans le débat public : le constat pose question.
[1] A. Orban et C. Scohier, Évolution des activités productives en Région de Bruxelles-Capitale et besoins des habitants : les discours institutionnels à l’épreuve des faits, 21 décembre 2017 : http://www.ieb.be/Evolution-des-act....