La Belgique a la chance de bénéficier d’un des réseaux ferroviaires les plus denses au monde. Un atout essentiel mis à mal faute de maintenance et d’investissements stratégiques au service des voyageurs.
Dès son indépendance, la Belgique s’inscrit résolument dans un développement ferroviaire soutenu. Une loi relative à la création d’un réseau ferré national est signée le 1er mai 1834. Ce plan, ambitieux, va permettre de créer et d’exploiter rapidement un réseau d’environ 380 kilomètres, exceptionnel pour l’époque ! En 1870, le réseau ferroviaire belge compte déjà 2231 km de lignes exploitées par 39 entreprises privées tandis que le réseau de l’État mesure 863 km [1]. En plein boom industriel, la Belgique devient ainsi l’un des pays les plus favorables au rail, permettant le développement de ce qui reste aujourd’hui un patrimoine non négligeable pour notre pays : la densité de son réseau de chemin de fer !
180 ans plus tard, où en est-on ? Qu’a-t-on fait de ce réseau unique ? Comment l’a-t-on fait fructifier, évoluer, s’adapter aux enjeux nouveaux ? Le constat est malheureusement amer...
Un patrimoine ferroviaire à valoriser
Malgré un bon état général, l’infrastructure ferroviaire subit de plein fouet la vétusté de certains de ses composants [2], ce qui provoque bon nombre de problèmes pour l’exploitation même du réseau, parmi lesquels les retards trop nombreux que subissent quotidiennement les usagers du rail.
En outre, si les lignes sont globalement performantes d’un point de vue technique, certains nœuds ou sections de ligne agissent comme de véritables goulots d’étranglement et provoquent une capacité réduite sur l’ensemble du réseau. Celui-ci manque ainsi, comme on dit dans le jargon, de « robustesse », c’est-à-dire de capacité à revenir à l’équilibre après une perturbation limitée. On le constate au quotidien : le fonctionnement d’un vaste réseau ferroviaire comme celui de la Belgique ne se fait pas sans encombre. La machine doit être bien huilée. Et il semble que, sur ce coup-là, on ait manqué de lubrifiant ces dernières années...
Ces dernières années, ou plutôt ces dernières décennies ! C’est en effet dès le début des années 1970 que s’engage le désinvestissement chronique dans l’incroyable outil ferroviaire à disposition. Au profit d’une politique du tout-à-la-route, le chemin de fer est progressivement abandonné par les édiles politiques, préférant miser des milliards sur le développement routier et autoroutier – et creuser par la même occasion la dette du pays – qu’assurer la saine gestion de son patrimoine ferré. Le réseau se voit ainsi comprimé, de nombreuses gares fermées, les infrastructures non renouvelées, le matériel roulant prendre un sacré coup de vieux... au détriment des centaines de milliers de navetteurs quotidiens, obligés de constater la diminution de la qualité du service ferroviaire.
Aujourd’hui, la satisfaction [3] n’est plus au rendez-vous : les fréquences sont insuffisantes, la ponctualité est lamentable, le service n’est pas toujours fiable, de nombreuses petites gares sont à l’abandon,...
Que veulent les usagers ? du service, pas du prestige
Pourtant, ils sont toujours plus nombreux, les citoyens utilisateurs du rail. Les chiffres de fréquentation en témoignent : depuis 1995, le nombre d’usagers du train a augmenté de 55 % en Belgique (4,2% par an en moyenne, sur dix ans), et ceci ne devrait pas s’arrêter de sitôt puisque le Bureau du Plan prévoit une augmentation de 30 % du nombre de déplacements entre 2005 et 2030 à l’échelle du pays [4].
Comment absorber cette demande massive ? Comment s’y préparer au mieux ? Surtout, comment répondre à la demande des usagers, qui s’oriente avant tout vers un service de qualité ? Les retards [5] et suppressions de trains constituent en effet les deux motifs les plus importants de réclamations des voyageurs [6].
En écho aux recommandations du médiateur pour les voyageurs ferroviaires, le sondage réalisé par la fédération Inter-Environnement Wallonie à l’été 2013 sur les priorités politiques à soutenir en matière de mobilité et d’aménagement du territoire, est on ne peut plus clair [7]. Les propositions relatives au rail y recueillent un véritable plébiscite. Les priorités soutenues par les citoyens concernent avant tout une amélioration du service (ponctualité, fiabilité, correspondances assurées, tarification intégrée, places assises, augmentation des fréquences en journée, en soirée et le week-end, etc.) plutôt qu’une augmentation des infrastructures ou des investissements dans les bâtiments d’accueil en gare.
Maintenir la capacité du réseau : priorité numéro 1
Pour assurer cette amélioration du service, certains investissements techniques, même s’ils bénéficient d’une couverture médiatique moins tape-à-l’œil que certains projets monumentaux ou démesurés, sont indispensables.
Le maintien de capacité, appelé aussi « renouvellement de l’infrastructure » a pour objectif de remplacer les éléments de l’infrastructure arrivant en fin de vie économique. La prise en compte de la pyramide d’âges des éléments d’infrastructure est donc fondamentale. L’entretien proprement dit, imputé quant à lui sur des budgets d’exploitation (et non d’investissements), a pour but d’intervenir sur des éléments qui n’ont pas encore atteint leur fin de vie afin de garantir leur niveau de fonctionnalité requis [8]. Maintenir la capacité du réseau, c’est donc s’assurer que les infrastructures techniques (voies et appareils de voie, ouvrages d’art, caténaires et sous-stations, équipements d’alimentation de la signalisation, et signalisation proprement dite) bénéficient des investissements suffisants pour continuer à assurer un service de qualité.
Comme le rappelle le groupe d’experts de l’EPFL-LITEP, sollicité pour avis par Infrabel, les moyens alloués au maintien de capacité ont ainsi une influence directe, « à moyen et long terme, sur la ponctualité sur le réseau en agissant sur :
– la fiabilité des composants de l’infrastructure,
– la maintenance du système, tant sur le plan technique que financier (rapport entre les dépenses d’entretien et les dépenses de renouvellement),
– la durabilité du patrimoine. » [9]
Les pouvoirs publics ont donc tout à gagner à assurer les moyens budgétaires suffisants pour le renouvellement du réseau. Il s’agit là d’un investissement structurel en faveur de la ponctualité et de la sécurité, mais aussi au bénéfice d’une gestion financière plus saine pour le gestionnaire d’infrastructures (optimisation des politiques de maintenance et de renouvellement). Cette décision revêt donc un caractère éminemment stratégique.
Un désinvestissement dangereux
Pourtant, les volumes d’investissement relatifs au maintien de capacité, s’ils ont connu une croissance soutenue entre 2005 et 2009, se sont effondrés en 2010-2012, affectant de manière importante la maintenance du réseau, les montants prévus étant largement inférieurs aux besoins. Cette insuffisance entraîne un besoin de « rattrapage » conséquent, qu’il s’agit de combler au plus vite. En maintenant le trop faible niveau d’investissement connu en 2010-2012 dans les années à venir, les pouvoirs publics risqueraient de se diriger vers une dégradation rapide de la « consistance » du réseau, une « perte de substance » (c’est-à-dire un vieillissement généralisé), qui conduirait inévitablement, selon l’EPFL à « une dangereuse dérive de la maintenabilité de l’infrastructure et l’apparition de phénomènes d’obsolescence de pans entiers du réseau » [10].
Ces « pans entiers du réseau » seraient, en outre, particulièrement concentrés en Wallonie où subsiste un réseau de lignes régionales important. La catégorisation des lignes (A-B-C) et l’allocation de moyens réduits pour la maintenance des lignes C, sont directement corrélées à ce déficit d’investissement dans le renouvellement du réseau. Alors que la Flandre bénéficiera (à partir de 2022) d’investissements importants (405 millions d’euros) lui permettant d’envisager un « réseau zéro défaut » (niveau technique d’ordinaire réservé, à l’échelon européen, aux lignes à grande vitesse), et que Bruxelles devrait disposer des moyens suffisants pour assurer le maintien de capacité, la Wallonie devra pâtir d’un réseau sous-entretenu, avec à court ou moyen terme, un risque non négligeable de fermeture de lignes.
Le Gouvernement wallon l’a bien compris. C’est pourquoi il a adressé, dans son avis remis au Gouvernement fédéral sur le projet de Plan Pluriannuel d’Investissements (PPI 2013-2025), une demande claire d’assurer le maintien en état optimal d’exploitation l’ensemble des lignes ferroviaires, y compris les lignes C. Espérons que le Gouvernement fédéral prenne la pleine mesure, lui aussi, de l’importance de pérenniser le formidable patrimoine ferroviaire à notre disposition.
Céline Tellier
Inter-Environnement Wallonie
[1] « 175 ans de chemin de fer belge », site internet de la SNCB.
[2] À côté de l’usure des voies en tant que telle, la non-rénovation des ateliers de réparation, gares de marchandises (Monceau, Kinkempois, Stockem) ou cabines de signalisation, et le non-renouvellement systématique de certains caténaires aboutit à de nombreuses avaries.
[3] Selon le baromètre de satisfaction 2010 réalisé par le bureau Dedicated Research pour la SNCB, la satisfaction générale est de 6,41/10, avec des scores encore inférieurs pour l’appréciation de la ponctualité (5,22/10). À titre complémentaire, on pourra consulter le baromètre de satisfaction réalisé par l’ASBL Navetteurs.be pour l’année 2011.
[4] Bureau fédéral du Plan, « Perspectives à long terme de l’évolution des transports en Belgique : projection de référence », 2009.
[5] Notons qu’un train est considéré comme en retard à partir de 6 minutes sur le réseau belge. Dans d’autres pays, un train est considéré comme à l’heure s’il accuse moins de 3 minutes de retard (Suisse).
[6] Rapport du Médiateur pour les voyageurs ferroviaires, 2011. Si l’on tient compte des trains supprimés, la ponctualité sur le réseau SNCB n’aurait en effet été que de 85.5% en 2011.
[7] Sondage commandé par Inter-Environnement Wallonie, réalisé par Dedicated Research en septembre 2013 (www.iew.be).
[8] EPFL-LITEP, Sur les besoins financiers en maintien de capacité du réseau belge pendant la période 2013-2025, juillet 2011.
[9] Avis EPFL-LITEP, Op. cit., 2011, p. 5.
[10] Idem, p. 8.