Difficile de trouver réponse à cette question, pourtant élémentaire, sur le financement de la « future » ligne 3 du métro. Par ailleurs, personne ne sait avec précision (ou ne veut dire) à combien va s’élever l’ardoise. Quels scénarios se dessinent derrière l’opacité des chiffres ?
Nous avons adressé la question aux chercheurs les mieux informés et outillés en matière de transports et de mobilité à Bruxelles et ils n’en savent pas davantage. Même la diligente Commission régionale de mobilité semble démunie pour y répondre. En compilant scrupuleusement articles de presse et comptes rendus de la Commission Infrastructure et des séances plénières du Parlement de la région bruxelloise, force est de constater qu’aujourd’hui, et depuis 2009, le coût global du métro Nord (investissements) ainsi que les sources de financement pour couvrir les frais d’infrastructure restent hypothétiques.
À l’assaut des sommets
Les coûts d’investissement n’ont d’ailleurs cessé d’évoluer à la hausse. En 2010, la réalisation du nouveau tronçon Nord, de la gare du Nord au terminus d’Evere, selon « l’itinéraire quartier dense » (lire « Des voies rêvées »), devait coûter 654 millions d’euros. En mars 2013, la première phase de l’étude de faisabilité estime la « création du métro automatique » à 854,4 millions d’euros.
Un montant qui ne prend en compte : ni les frais d’étude déjà en cours (20 millions injectés par Beliris, un marché public remporté par la SM BMN – Lire « Qui est SM BMN ? »), ni le contrôle technique, ni les études supplémentaires ou frais pour les sondages – un montant de 18 millions est estimé –, ni la réalisation de nouveaux dépôts et leurs voies d’accès. En février 2014 [1], le « nouveau tronçon Nord » est toujours en cours d’estimation, mais la conversion de l’axe Nord- Sud du prémétro, entre Albert et la gare du Nord, en un tunnel métro s’élève à 365 millions d’euros selon les prévisions établies dans le contrat de gestion de la STIB. Des prévisions elles aussi revues à la hausse par Pascal Smet [2]. À cela s’ajoutent, sommairement, le matériel roulant soit 200 millions d’euros pour 20 rames, le génie civil soit 550 millions d’euros, et l’équipement technique des stations et de leurs accès depuis l’extérieur soit 250 millions d’euros. Le montant global de la ligne entre Albert et le terminus à Evere avoisine alors 2 milliards 257,4 millions d’euros, le tout hors TVA. À l’époque, Brigitte Grouwels, ministre des Travaux publics et des Transports, prévient : « de grandes variations sont possibles, principalement en fonction de la technique d’exécution ». Mais le détail précis de la facture poste par poste (creusement, aménagement architectural…) demeure une énigme. Il est piquant de constater que la majorité des interpellations des différents groupes politiques se basent sur des articles de presse ou d’autres effets d’annonce (Twitter). Qui contrôle qui, s’inquiète Céline Delforge en juillet 2016, « Théoriquement le Parlement contrôle le Gouvernement. Dans le cas où l’on interpelle le Gouvernement sur [base] des articles de presse, où est le contrôle du Gouvernement ? » [3]
Retour aux sources
La Région bruxelloise a adopté en 2015 un plan d’investissements de 5,2 milliards sur 10 ans pour les transports en commun. Les subsides alloués à la STIB (dotation) représentent grosso modo 20 % du budget annuel régional. Si la dotation de fonctionnement de la STIB diminue, la dotation d’investissement quant à elle augmente : respectivement 250 millions et 266 millions en 2016. Signe des temps, le réseau de métro absorbe à lui seul 60 % du programme d’investissements du réseau ferré urbain dans le dernier contrat de gestion 2013-2017 négocié entre la STIB et le Gouvernement bruxellois. Un montant qui est loin de couvrir les investissements nécessaires pour la future ligne 3.
Le Ministre Pascal Smet a annoncé que la Région prendrait à sa charge environ 1 milliard 296 millions d’euros de la future ligne (soit 72 % des 1,8 milliard d’euros, estimation du coût total des travaux d’infrastructure). Une étude de PricewaterhouseCoopers (commanditée par la Région) a évalué à 2 milliards d’euros le manque de moyens financiers pour les projets d’investissements de la STIB à l’horizon 2025, année où l’ensemble de la ligne 3 devrait être opérationnelle [4].
En 2013, le vice-président de la STIB, Ridouane Chahid (spécialiste mobilité du parti socialiste) [5], insistait sur la nécessité de mettre sur pied un groupe de travail pour réfléchir au financement de la ligne 3. À l’idée de déconsolider les comptes de la STIB et ceux de la Région [6], il réplique que « la seule solution alternative est de renforcer les partenariats public-privé (PPP) pour la construction de bâtiments et d’infrastructures ». Entre 2010 et 2016, les parlementaires évoquent une série d’options alternatives au PPP : l’affectation des recettes issues de l’agence de stationnement, le péage urbain si celui-ci voit le jour, un éventuel emprunt auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI) ou encore l’augmentation de l’enveloppe Beliris [7] et le refinancement de la Région.
Les sources de financement sont pourtant une des trois conditions posées pour la confirmation définitive de cette ligne après étude d’opportunité. Les deux autres conditions étant une demande suffisante correspondant au seuil de rentabilité du métro à savoir 6 000 passagers par heure et par sens (lire encadré « Ordre de grandeur » ci-dessous) et une rationalisation de la circulation en surface aux endroits équipés en métro pour inciter au report modal [8]. L’on ne dira jamais assez le cynisme de ceux qui, arguant du coût d’exploitation [9] prohibitif du tram en regard du métro, enterrent le transport public de surface. En effet, l’importance de la circulation automobile à Bruxelles impose à la STIB de posséder un parc de tramways et de bus supérieur de près de 32 % à ce qui est nécessaire pour assumer les fréquences requises par le niveau de demande [10]. Si ce pourcentage date de 2007, il est confirmé par un tout récent dossier du journal Le Soir dans lequel Kevin Lebrun, géographe, prévient, calcul à l’appui : « Annuler la congestion causerait un gain identique à la création d’une ligne de métro en termes de temps de parcours » [11].
Fait troublant, la décision de supprimer la ligne de tram 55 intervient en 2013-2014. Avant cette date, le métro Nord est conçu comme complémentaire au tram 55 [12]. C’est pour s’assurer la rentabilité du métro (en termes de voyageurs/heure) qu’il s’agit d’enterrer les usagers du tram 55, et non pas pour réduire leur temps de parcours de quelques minutes (lire l’article de Jean-Michel Bleus : « aucUne alternative »).
Selon Alain Flausch [13], ex-patron de la STIB, aujourd’hui secrétaire général de l’UITP (Union internationale des transports publics), il faudrait réduire les coûts prévisionnels du métro de 20 % au moins. « Il ne faudrait pas que les entreprises profitent de l’occasion pour s’en mettre plein les poches. (...) Les pouvoirs publics sont face à des constructeurs qui n’ont qu’une envie, c’est de construire des cathédrales. Bruxelles n’est pas riche et a d’autres choix à faire. » Selon lui, l’extension Nord est loin des standards d’une exploitation métro qui ne se justifie pleinement qu’à partir de 20 000 usagers par heure et par sens. « Ne brûlons pas du cash pour un métro dont on ne sait pas s’il va se justifier. » Par contre, il préconise de protéger l’excellent réseau de tramways bruxellois et « de saturer enfin » les 28 gares SNCB sur le territoire de la région.
Ordre de grandeur – Coût unitaire du matériel roulant : une rame de métro coûte environ 10 millions d’euros, un tram de type T3000 coûte environ 2,5 millions d’euros, mais le métro a une capacité 4 fois équivalente à celle d’un T3000. – Durées d’amortissement : 35 ans pour le tram et 40 ans pour le métro. L’histoire montre toutefois que beaucoup de séries de véhicules restent en circulation plus longtemps que leur période comptable d’amortissement dans l’attente des budgets pour renouveler le parc. – Vitesse commerciale moyenne (VICOM) : celle du métro est d’environ 28 km/heure ; celle du tram est de 16 km/h, mais en heure de pointe, plusieurs n’atteignent que 12 km/h, soit un différentiel de 70 % ce qui accentue la question des frais d’exploitation, puisqu’à compenser ce différentiel il faut augmenter le nombre de trams en circulation sur une même ligne avec le risque d’une saturation. – Frais de construction : une comparaison des estimations de Beliris pour l’extension du métro vers Evere et du coût effectif des divers projets de trams menés récemment montrent que, selon l’ampleur du réaménagement en surface, le choix des techniques mises en œuvre pour creuser en souterrain et les difficultés spécifiques du projet (franchir un canal ou un chemin de fer), voire les coûts relatifs à des accidents (effondrement du bâti en surface comme à Amsterdam), la construction au kilomètre d’un métro est entre 7 à 12 fois plus chère que celle d’un tram. Une étude réalisée en 2004, concluait qu’un réseau de 17 lignes de trams rapides pourrait être mis en place pour le coût d’investissement d’une ou deux lignes de métro [14]. – Flux de transport/frais d’exploitation : le métro devient plus avantageux dès lors qu’on se situe à des flux très élevés de l’ordre de 8 000 voyageurs par sens et par heure. Selon l’ex-directeur de la STIB, il en faudrait 20 000 par heure et par sens. Le seuil fixé dans l’accord de gouvernement 2014-2019 se situe lui vers 6 000 voyageurs par heure et par sens et correspondrait à une valeur au-delà de laquelle l’exploitation pour les tramways deviendrait prohibitive [15]. Cet abaissement arbitraire de la norme a pour conséquence directe de surestimer l’intérêt d’un métro. |
PPP en couveuse ?
Un précédent dossier de Bruxelles en mouvements (mars-avril 2014 – N° 269) pointait des dérives redoutées et déjà ressenties par les travailleurs quant à leurs conditions de travail en regard de la recherche du profit et de la rentabilité. Des dégradations qui menacent aussi les usagers. D’abord, parce que les investissements dans les infrastructures lourdes risquent d’être répercutés sur les tarifs, à plus forte raison s’ils sont financés en partenariat avec le secteur privé. Ensuite, parce que sous prétexte d’un ratio de rentabilité (voyageurs/ heure et temps de parcours), l’on risque un assèchement du réseau de surface. Or, si la Région souhaite que les automobilistes actuels (les Bruxellois qui effectuent de courts déplacements, ainsi que les 230 000 voitures qui entrent quotidiennement dans la région) changent de mode de déplacement tout en satisfaisant les usagers effectifs de la STIB, il faut un réseau qui couvre tout le territoire, à une bonne fréquence à toute heure de la journée et avec des tarifs attractifs, voire gratuits.
Pourtant, ce quadrillage désiré du territoire de la région, couplé à une politique tarifaire attractive qui absorberait une demande en constante hausse, semble compromise. Pourquoi ? Simplement parce que dans le domaine des transports publics urbains, les recettes tarifaires ne permettent généralement pas de couvrir l’ensemble des coûts d’exploitation (taux de couverture). « Défini selon les normes comptables européennes, le taux de couverture “SEC 95” a subi à Bruxelles une forte augmentation depuis 2000. Il atteint 55 % en 2012 alors qu’il se situait aux environs de 35 % entre 1990 et 2000. Ce résultat est la conséquence des effets conjugués de l’augmentation continue des tarifs et de la fréquentation, et depuis 2007, d’une maîtrise des coûts d’exploitation ». [16]
Depuis plusieurs années, la STIB et la Région affichent clairement l’objectif d’atteindre et de maintenir le taux de couverture (au sens européen) au-dessus de 50 % (STIB, Rapport d’activités, 2006, p.12). Un objectif qui permettrait, en conformité avec la réglementation européenne, de déconsolider la dette de la STIB de celle de la Région. Une telle opération « libérerait » les capacités d’investissement régionales, tant dans les transports publics que dans d’autres politiques urbaines.
Or, depuis 2014, les données ont été adaptées pour tenir compte du fait que la dotation annuelle qui permet à la STIB d’améliorer son offre de transport est assimilée à un subside et non à une rémunération de prestations de transport. En conséquence, le taux de couverture, adapté à cette nouvelle règle comptable, diminue. Celui de 2012, « adapté », tombe ainsi de 55 % à 47,52 %. Une baisse qui se marquera d’autant plus dans les années à venir, d’abord parce que les dépenses (investissements) augmentent à un rythme plus soutenu que les recettes du trafic ; ensuite parce que la dotation pour l’amélioration de l’offre ne cesse de croître. Résultat, en 2015, le taux de couverture n’était plus que de 43,14 %. Des résultats qui rendent impossible la déconsolidation des comptes de la STIB et de la Région.
Ce cas de figure illustre à lui seul l’écart entre l’utopie vers laquelle IEB et d’autres associations tendent et la realpolitik qui s’appuie sur le possible, ici et maintenant, oubliant de miser sur le changement. Notre vœu d’un réseau de transports en commun de surface, dense, fluide, financé entre autres par un péage urbain résorbant la congestion automobile, et des tarifs planchers reste pieux. Les plus pessimistes redoutent dès lors que, dans un contexte de marché en cours de libéralisation orchestrée par la Commission européenne, l’opérateur public et la Région ne « cèdent » une partie de l’exploitation du réseau à un opérateur privé. Le métro, espace clos par des portiques et dont le coût d’exploitation semble maîtrisé, s’y prête aisément. Un scénario du pire.
Stéphanie D’Haenens
Inter-Environnement Bruxelles
Chargée de mission
[1] Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale – compte rendu intégral (CRI) – Commission de l’infrastructure – (session 2013-2014) N°52.
[2] Métro Nord : à quel prix ? Analyse de l’ARAU, 28 avril 2016.
[3] C.R.I. COM Infrastructure (2015-2016) N°138, page 16.
[4] C.R.I. COM Infrastructure (2016-2017) N°12, page 29.
[5] Ibid.
[6] Les comptes de la STIB sont « consolidés » c’est-à-dire cimentés, solidifiés avec ceux de la Région. Effet : la dette de l’opérateur impacte les capacités d’emprunt de la Région car elle diminue sa cote auprès des agences de notation et partant ses conditions d’emprunt auprès des banques.
[7] Beliris est né d’un accord de coopération entre l’État fédéral et la Région de Bruxelles- Capitale dont l’objectif est de promouvoir le rayonnement de Bruxelles en tant que capitale de la Belgique et de l’Europe (!). Depuis sa création en 1993, Beliris a injecté 1,5 milliards d’euros dans des projets bruxellois. 2005 signe le début d’une collaboration avec la STIB pour l’achat de matériel roulant.
[8] C.R.I. COM Infrastructure (2009-2010) N°11, page 34.
[9] Les coûts d’exploitation sont les frais associés à l’exploitation d’une activité ou d’une installation : masse salariale, charges d’entretien et d’énergie (voies, quais, escalators, ascenseurs…) charges fiscales, assurances…
[10] Frédéric Dobruszkes et Yves Fourneau, « Coût direct et géographie des ralentissements subis par les transports publics bruxellois », Brussels studies, numéro 7, 24 mai 2007.
[11] « Le réseau de la STIB craque sous toutes les coutures », Le Soir, 12 mai 2017.
[12] CRI COM Infrastructure (2012-2013) N°52.
[13] Entretien accordé à La Libre Belgique, 19 septembre 2016.
[14] Frédéric Dobruszkes, Thierry Duquene, « Métro ou tramway ? De l’effet des densités de population et des répartitions modales à Bruxelles », Recherche Transports Sécurité 85, 9 septembre 2004.
[15] Questions et réponses – Parlement Région Bruxelles-Capitale 15/04/2012 (N°28), page 105.
[16] Christophe GOETHALS, « Les enjeux du financement des transports en commun à Bruxelles », Les analyses du CRISP en ligne, 20 décembre 2012, www.crisp.be.