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Quartier européen à Bruxelles : pour qui tous ces bureaux ?

Hélène Quoidbach – 22 décembre 2014

Fin décembre 2014, les membres de la coordination Brussels-Europe (IEB, BRAL et les comités de Quartier GAQ et AQL) apprennent que les permis d’urbanisme pour l’érection des tours « Europa » et « Leaselex », situées à l’angle des rues de la Loi et Jacques de Lalaing dans le quartier européen sont délivrés. Ces projets sont situés au bout de la rue de Toulouse, où le logement est toujours présent, mais aussi tout proche des rues de Trêves et de Pascale, où la fonction logement est aussi toujours présente.

Les « deux tours », à un jet de pierre des habitations...

Les bâtiments de respectivement 114 mètres et 165 mètres (+/- 38 et 55 étages) vont induire des vues sur les logements et les jardins avec des pertes d’intimité non négligeables pour les habitants… Il s’agit de tours affectées principalement au bureau : presque 100% pour le projet « Leaselex » et 70% de bureaux, 21% de logements et 9% de commerces pour le projet « Europa ». Des projets combattus, en vain, par les habitants et par la Ville de Bruxelles…

Ces constructions « très hautes » [1], et d’autres grands gabarits encore, sont l’aboutissement d’un long projet mené par la Région suite à la demande de la Commission Européenne de recentrer sur la rue de la Loi et ses abords ses fonctionnaires aujourd’hui trop éparpillés à son goût.

Le Projet Urbain Loi

Pour répondre à la demande de la Commission Européenne, la Région a lancé en 2008 une compétition d’urbanisme pour « la rue de la loi et ses abords » avec la Ville de Bruxelles et la Commission Européenne. Ce concours a été remporté par l’architecte parisien Christian de Portzamparc et a donné lieu au « Projet Urbain Loi » (PUL), approuvé par le Gouvernement bruxellois en décembre 2010.

Si ce projet prévoit de casser « l’effet corridor » de la rue de la Loi et d’introduire une plus grande mixité fonctionnelle dans ce périmètre presque exclusivement dévolu au bureau, il prévoit aussi une beaucoup plus grande densité avec de très hauts immeubles puisqu’il s’agit de doubler le nombre de mètres carrés actuels pour atteindre 880 000 m² au total sur l’ensemble du périmètre. Il s’agit aussi de rajouter 164 000 m² de bureaux dans le périmètre du PUL.

Le Règlement Régional d’Urbanisme Zoné et son « étude d’impact »

En 2010, la Région a demandé à la Ville de Bruxelles de couler le PUL dans un Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) précisant, parcelle par parcelle, les implantations, les gabarits, les affectations, les hauteurs des constructions, etc. La Ville de Bruxelles, qui n’aimait pas le projet de la Région, a refusé de rédiger le PPAS demandé. Suite à ce refus, la Région a décidé d’élaborer elle-même le projet. Elle a donc mis un projet de PPAS en route, mais étant donné que la réalisation d’un PPAS prend du temps, la Région a également décidé de rapidement élaborer un Règlement Régional d’Urbanisme « Zoné » (RRUZ). L’objectif de ce règlement est de permettre qu’une série d’opérations de démolition-reconstruction puissent se faire sans attendre, notamment les projets « Europa » et « Leaselex ». La détermination des affectations pour les parcelles restantes viendrait dans un second temps, avec le PPAS.

Une évaluation des incidences novatrice mais incomplète

Le projet de RRUZ que la Région essaya d’abord de faire passer sans évaluation des incidences fera finalement l’objet d’une « étude d’impact » à la demande de la Coordination Brussels-Europe relayée par la Commission de concertation. Cette évaluation des incidences fut novatrice sur certains aspects comme l’étude des vents et des ombres induites par les grands immeubles, mais fut incomplète puisqu’elle n’étudia pas les impacts de la densification sur la mobilité, ni ses conséquences socio-économiques. Elle ne fit pas non plus le bilan carbone des opérations de démolition-reconstruction induites par le PUL alors que ce projet se targue pourtant d’être un projet « zéro carbone »…

Une prise en compte insuffisante de l’évaluation des incidences

Soucieux d’évaluer l’impact carbone que pourrait avoir les opérations de démolition-reconstruction du RRUZ, deux membres de la coordination, l’AQL et IEB, ont travaillé de concert avec le bureau d’études Ecores pour évaluer le bilan carbone du RRUZ. Ils en sont arrivés à la conclusion que, à moins que la vacance de bureaux dans le quartier européen ne soit totalement résorbée, le temps nécessaire pour compenser l’impact carbone des démolitions et reconstructions dans le périmètre du PUL par une plus faible consommation énergétique des nouveaux immeubles est largement supérieur à la durée de vie de ces nouveaux immeubles. En d’autres termes, dans les conditions actuelles, le bilan carbone du RRUZ est largement négatif et totalement contraire à l’objectif de faire de l’axe de la rue de la Loi un quartier « zéro carbone » [2].

L’étude d’impact, contenant pourtant d’intéressantes réflexions par exemple sur le paysage urbain ou l’ensoleillement, n’a pas été suffisamment prise en compte dans le RRUZ. C’est le cas en particulier des immeubles de très grande hauteur que le RRUZ prévoit sur la chaussée d’Etterbeek à proximité immédiate de la rue de Toulouse (jusqu’à 114m = +/-38 étages) et sur la rue Joseph II (jusqu’à 165m = +/-55 étages) avec pour conséquence que les habitations situées au nord de la rue de la Loi seront irrémédiablement mises dans l’ombre des institutions européennes.

Avant de multiplier par deux les gabarits d’un quartier, il y a lieu d’évaluer et de résoudre les problèmes de mobilité que cette densification génère. L’étude « Accessibilité, Mobilité, Qualité urbaine sur le quartier européen » (2012) – dirigée par la direction « Infrastructure et Transport » de Beliris et commandée dans le cadre de l’aménagement du rond-point Schuman – indique les nombreux dispositifs et investissements à mettre en œuvre préalablement à la densification de la rue de la Loi. L’étude, qui tient compte de la densification due au Projet Urbain Loi, propose un aménagement en 3 phases. La première consiste à mettre en service un tunnel depuis l’avenue de Cortenbergh et passant sous le rond-point, la seconde à rendre le rond-point piétonnier, la troisième à réduire la rue de la loi à 3 bandes de circulation. Seule la première phase est possible sans mesures particulières. On lisait dans le journal Le Soir du 11 septembre 2014 que Beliris renonce au tunnel Cortenbergh en raison de son coût trop élevé. Les deux phases suivantes impliquent la finalisation du réseau du RER (sur laquelle la Région bruxelloise n’a aucune prise) et la mise en œuvre d’un péage urbain, une option qui ne rencontre aujourd’hui aucune majorité politique. Les remarques du comité d’accompagnement des études d’incidences des projets « Leaselex » et « Europa » [3] faisait également remarquer que la densification de bureaux et le type d’activités projetées (salles de conférence notamment) ont des incidences non négligeables en matière de mobilité. Ce comité d’accompagnement faisait remarquer que « la réalisation des projets envisagés dans le PUL nécessitera, pour les autorités publiques, d’investir fortement en matière de capacité des trottoirs, des pistes cyclables et des accès métro, élargissement des quais de métro, automatisation de métro, réalisation d’une bande bus rue de Lalaing, gestion du stationnement en voirie et en sous-sol, création de zones de taxi, etc. » La Région a décidé de densifier sans s’attaquer, ni même évaluer les problèmes de mobilité générés par son RRUZ !

Une amélioration de la mixité qui reste insuffisante dans le PPAS en cours d’élaboration

Le programme du Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) en cours de rédaction prévoit une petite amélioration de la mixité du quartier. Il est en effet prévu de passer de 94% bureaux et 1,74% logements actuellement à 80% bureaux et 15% logements et le restant en commerces et autres affectations. Cette amélioration de la mixité est positive, mais n’est pas suffisante. Un quartier constitué à 80% de bureaux reste un quartier quasi monofonctionnel, déserté le soir et le week-end et peu attrayant pour les habitants. Il s’agit pourtant, comme l’indiquent les plans régionaux, d’y faire revenir des habitants.

Notons au passage que la Coordination a introduit un recours devant le Conseil d’État contre le RRUZ et contre l’arrêté de mise en œuvre du PPAS adopté en décembre 2013. Si le PPAS fera l’objet d’une évaluation des incidences complète, on l’espère, l’arrêté du 12 décembre 2013 prévoit que ce plan n’est pas autorisé à remettre en cause, sauf de façon mineure, les dispositions du RRUZ relatives aux gabarits et implantations des constructions ainsi que les dispositions relatives aux espaces libres.

En guise de conclusion

Les nouvelles règles en vigueur sur la rue de la Loi et ses abords visent à rajouter 164 000 m² de bureaux. Ceci alors que le quartier européen est le quartier qui connaît le plus de bureaux vides à Bruxelles : on y comptait 229 000 m² de bureaux vacants en 2013, comprenant tant des bâtiments récents que plus anciens. Et si l’on prend l’ensemble de la Région, on comptabilise pas moins de 1 048 625 m² de bureaux vides [4]. Si les m² de bureaux « supplémentaires » sur la rue de la Loi étaient à l’origine une demande de la Commission Européenne, elle a entre-temps revu ses besoins à la baisse. A ce propos, on pouvait lire dans Le Soir du 26 mars 2014 une interview d’Antony Gravili, porte-parole de la Commission Européenne : « Grâce à la réduction du personnel de 5% d’ici 2017, notre parc immobilier va diminuer d’environ 42 000 m² » [5]. On pouvait également lire dans l’article intitulé « L’Europe pourrait s’implanter hors de la région bruxelloise » du journal Le Soir du 5 décembre 2014 [6] une interview de Leszek Madeja qui est à la tête du département immobilier de la Commission Européenne de l’Office Infrastructures et Logistique (OIB). Il s’exprimait en ces termes : « Nous n’écartons plus la possibilité de quitter Bruxelles pour s’installer en périphérie » et « Plusieurs éléments doivent désormais être pris en considération. Les prix de l’immobilier sont bien moins élevés en dehors de la région bruxelloise,… » ainsi que « Ce n’est pas parce que nous recherchons de nouveaux bâtiments que nous agrandissons notre portefeuille. Il s’agit simplement de remplacer des bâtiments obsolètes ou moins adaptés à nos besoins ». On trouve aussi dans cet article la confirmation du fait que la Commission réduit son personnel de 5% d’ici 2017.

Même si la Commission Européenne n’envisage de délocaliser qu’une partie de ses bureaux, nous ne pouvons-nous empêcher de nous demander : Tout ça pour ça ? Les habitants du quartier disent « Cela fait 40 ans que le quartier est en chantier. Avec le Projet Urbain Loi on aura aussi des chantiers pour les 40 ans à venir ». Drôle de stratégie pour faire revenir des habitants…


[1Termes issus du « Règlement Régional d’Urbanisme Zoné » lui-même.

[2L’étude est disponible sur le site internet d’IEB

[3Il y a eu un comité d’accompagnement commun aux deux projets

[4Source : Observatoire des bureaux, citydev.brussels, 33/2014.

[5Le Soir du 26 mars 2014, rubrique Economie, Repères : Huit millions de m² pour l’État belge.