Depuis quand les arbres sont-ils chargés de sens politique dans les villes de nos régions ? Depuis « toujours » ? Peut-être. Mais certainement pas toujours de la même manière ou pour les mêmes raisons. C’est à ces métamorphoses de l’arbre politique, à travers l’exemple de Bruxelles, que s’attache ce bref survol.
Bruxelles est née au Moyen Âge. L’intérêt porté aux arbres dans la ville à cette époque n’a pas laissé beaucoup de traces. On le devine surtout dans quelques noms de lieux, souvent disparus, qui faisaient référence à la présence de certaines essences. Le lieu-dit Alboom (du côté de la place du Congrès actuelle) rappelait ainsi l’existence d’un peuplier tandis que plusieurs lieux appelés Lindeken traduisaient la présence de tilleuls, surtout dans le haut de la ville (à proximité de l’hôpital Saint-Pierre, près de l’église de la Chapelle, du côté de Sainte-Gudule ou aux environs de la chaussée de Louvain). On trouve aussi un lieudit se rapportant à un chêne près du Sablon. Mais de ces arbres, on ne sait souvent pas grandchose. Certains étaient sans doute dotés de vertus guérisseuses, comme le vénérable tilleul d’Ixelles, qui donna son nom au lieu-dit « l’Arbre bénit ». Sans doute ces arbres étaient-ils assez remarquables pour donner leur nom aux environs mais tout le reste est souvent à imaginer.
En dehors de ces arbres remarqués mais sans histoire, un arbre se distingue dans le folklore bruxellois : le meyboom ou « arbre de mai ». Plus qu’un arbre, c’est un rituel. Un rituel qui se pratique encore et dont l’origine remonte peutêtre au xiii e ou xiv e siècle. Depuis des décennies, il consiste à dresser triomphalement au coin de la rue des Sables et de la rue du Marais, au mois d’août de chaque année, un hêtre coupé en forêt de Soignes. L’enjeu consiste à dresser l’arbre avant la fin de l’après-midi en repoussant l’assaut de groupes venus de Louvain pour empêcher sa « plantation ». Bien que le déroulement et la signification du rituel originel se soient perdus depuis longtemps, il s’agit sans doute du premier « arbre politique » de l’histoire de Bruxelles.
Symbole du renouveau, de la jeunesse, il s’apparentait à un rite de printemps, de renaissance et de fertilité.
Le meyboom est probablement une reconfiguration du rituel de « l’arbre de mai » que l’on retrouve à travers toute l’Europe et qui consiste à rapporter de la forêt des arbres coupés que l’on place devant les maisons ou que l’on offre à l’être aimé à la Pentecôte (donc en mai ou juin). Symbole du renouveau, de la jeunesse, il s’apparentait à un rite de printemps, de renaissance et de fertilité. Une procession accompagnait parfois la « plantation » de l’arbre au milieu de l’espace communautaire (le village, le quartier) afin qu’on puisse veiller sur lui. On pouvait y accrocher des chiffons ou des aliments que les jeunes gens s’efforçaient de saisir en grimpant.
Si le meyboom est peut-être un souvenir de ces pratiques anciennes, il a été chargé au cours du temps d’autres significations, y compris politiques. Curieusement, le meyboom ne se plante pas en mai mais le 9 août, la veille de la fête de la Saint-Laurent. Cette incongruité est sans doute le résultat d’une rivalité marquée entre la confrérie des arbalétriers de SaintLaurent et celle des arbalétriers du Grand Serment qui les avait « absorbés » au XIVe siècle. Planter un arbre de mai au cœur du quartier des arbalétriers de Saint-Laurent (dans le quartier du Marais [1]) visait sans doute à affirmer une identité de quartier en dépit des volontés annexionnistes du Grand Serment. Des conflictualités sociales y étaient sans doute associées. Les archers de Saint-Laurent appartenaient en effet à des groupes subalternes d’artisans et de maraîchers alors que le Grand Serment, un « club » bien plus prestigieux, recrutait ses membres dans les milieux élitaires et gravitait autour de l’église du Sablon. Ces aspects de l’histoire sont méconnus mais n’en demeurent pas moins vraisemblables.
À ces strates populaires de l’arbre de mai, à la rivalité sociale et politique entre confréries de différents quartiers est venue se greffer une autre rivalité : celle entre les Bruxellois et leurs concurrents directs sur l’échiquier politique régional, les Louvanistes. En effet, même si à l’époque médiévale Bruxelles est en concurrence avec d’autres villes du Brabant comme Anvers ou Malines, Louvain est sa plus vieille rivale. C’est de cette ville qu’était originaire la dynastie des princes qui a longtemps gouverné le Brabant. Louvain cherchait à conserver ce prestige symbolique mais fut dépassée par l’importance économique et politique de Bruxelles. Le fait que le meyboom soit coupé en forêt de Soignes, une forêt appartenant aux mêmes souverains, n’est sans doute pas sans importance dans cette histoire mais il est difficile de dire laquelle.
Ainsi, même si les significations du rituel du meyboom, recomposées au fil du temps, nous échappent en grande partie, l’arbre y revêtait la valeur symbolique de la renaissance et de la vitalité. Vitalité d’un quartier populaire face aux élites, vitalité de Bruxelles face à Louvain.
D’une certaine façon, le rituel du meyboom a continué de revendiquer la vitalité d’une communauté populaire tout au long des xix e et xx e siècles, puisqu’il a été maintenu en dépit des destructions successives que le quartier a subies. Appelé « Bas-Fonds » après la construction de la rue Royale (1825), ce quartier appartenait à l’ensemble des quartiers populaires qui se déployaient autour du centre urbain (des Marolles au quartier Notre-Dame-aux-Neiges, en passant par le quartier Notre-Dame-auRouge). Il fut démoli dans les années 1950-1960 par l’aménagement d’un parking pour l’Expo 58 puis par la construction de la Cité administrative de l’État. L’inscription du rituel sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2008 (excusez du peu !) a dès lors un petit goût de paradoxe. En valorisant l’identité populaire du rituel, le lobbying mené par la Ville de Bruxelles pour gagner cette reconnaissance internationale a dans le même temps définitivement vidé le rituel de son contenu contestataire. Le processus est le même que pour de nombreux carnavals.
Mise à part l’histoire des reconfigurations du meyboom, le devenir politique des arbres de Bruxelles se teinte de quelques accents nouveaux au cours de la période moderne (XVIe-XVIIIe siècles). Ils deviennent plus présents dans l’espace public et le long des routes sous la forme de rangées plantées. Ils participent ainsi dans l’esprit des aménageurs au confort de la déambulation, tant par l’ombre qu’ils apportent que par les émois esthétiques qu’ils procurent aux promeneurs ou aux voyageurs. En ville, ces rangées se déploient généralement sur des artères nouvellement aménagées ou le long d’allées prestigieuses où l’on se promenait autant pour voir que pour être vu. Les arbres accompagnent ainsi la reconfiguration des villes comme des lieux où les personnes et les biens doivent circuler sans entrave, et où les éléments naturels sont maitrisés dans des paysages ordonnés. En clair, si les arbres font leur entrée en ville, c’est surtout pour être assimilés à ce qu’on appellerait aujourd’hui du mobilier urbain.
Si les arbres font leur entrée en ville, c’est surtout pour être assimilés à ce qu’on appellerait aujourd’hui du mobilier urbain.
À la même époque, les arbres sont aussi de plus en plus présents dans les jardins privés des élites. Les jardins du palais princier de Bruxelles (le Coudenberg) sont ornés de grands arbres destinés à créer une futaie au pied de la résidence princière. Le jardin apparaît ainsi à la fois comme le symbole d’une nature majestueuse dominée par les maîtres des lieux tout autant que l’endroit où l’on expose les curiosités rapportées de terres plus ou moins lointaines. C’est ainsi que de nouvelles essences sont introduites sous nos latitudes, pour leur utilité économique (bois, teinture, pharmacopée…) mais aussi pour leurs qualités ornementales (marronniers, robiniers faux-acacia…). La création d’arboretums, sortes de jardins botaniques spécifiques aux arbres, procède aussi de ce désir de « consigner le monde » dans un espace restreint. Ce n’est que plus tard que les valeurs paysagères des arbres seront mises au profit de tous et toutes dans les jardins publics, dont un des premiers fut aménagé en 1847 à Liverpool.
Cependant, « l’arbre du peuple » n’était pas mort. Toujours présent dans les pratiques vernaculaires, sa symbolique de renaissance et de vitalité fut reprise et amplifiée à la Révolution française. Dans de nombreuses villes et villages gagnées aux idées révolutionnaires, on érigea ainsi des arbres de la Liberté. Comme les arbres de mai, ils étaient plantés au milieu de la vie publique et remplaçaient volontiers la statue des maîtres ou les symboles de la justice, déboulonnés par la même occasion. Par homophonie, le peuplier (« peuple ») fut plébiscité, tandis que le chêne (« chaîne ») fut évité. À Bruxelles, plusieurs arbres de la Liberté furent plantés au cours des épisodes révolutionnaires. L’un fut dressé en novembre 1792 sur la Grand-Place, l’espace civique par excellence, un autre sur la Place royale, l’espace du pouvoir, en juillet 1794 après qu’on eut déboulonné la statue de Charles de Lorraine.
L’urbanisation et l’industrialisation qui marquent le XIXe et pour partie le XXe siècles donneront aux arbres une place nouvelle dans les villes où des quartiers populaires se développent rapidement. Ces arbres sont des éléments essentiels de la composition des parcs et jardins qui sont créés dans le but d’offrir aux populations des lieux d’aération et de détente, si possible loin des cabarets et des usines. Le travail d’Adolphe Alphand, collaborateur d’Haussmann à Paris, sert de modèle un peu partout en Europe. À Bruxelles, des parcs paysagers sont ainsi successivement aménagés autour du centre de la ville (bois de La Cambre, parc de Forest, parc Duden, parc Josaphat, parc de Woluwe…). Dans ces aménagements très hygiénistes, on trouve les germes du fonctionnalisme qui s’épanouira au XXe siècle avec son leitmotiv : « à chaque zone sa fonction » car, pour être « efficace », la ville doit d’abord être bien ordonnée.
La notion d’« arbres remarquables » est donc née du sentiment que l’industrie allait tout détruire et effacer, et qu’il fallait sauver ce qui pouvait encore être sauvé.
Au cours des dix dernières années, plusieurs mobilisations d’envergure ont eu lieu à Bruxelles pour s’opposer à l’abattage d’arbres prévu par des plans de réaménagement.
Mais les modifications profondes des conditions d’existence et des paysages dues à l’industrialisation et à l’urbanisation entraînèrent une autre réaction : la revendication d’un attachement aux arbres. Au tournant des XIXe et XXe siècles, un discours neuf naît dans certains milieux éduqués, artistiques ou scientifiques, qui clament la nécessité de conserver les arbres les plus majestueux. Ceux-ci apparaissent comme vestiges et témoins des valeurs associées aux temps préindustriels. D’abord appelés « pittoresques » puis « remarquables », ils font l’objet de recensements et, pour certains, de propositions de classement au titre de « monuments ». La notion d’« arbres remarquables » est donc née du sentiment que l’industrie allait tout détruire et effacer, et qu’il fallait sauver ce qui pouvait encore être sauvé.
On peut se demander si en insistant sur l’individualité plutôt que sur l’importance collective des arbres, ces précurseurs des mouvements de protection de la nature, n’ont pas reproduit une certaine vision bourgeoise et conservatrice de la société où les « grands » sujets, les « grands hommes », incarnent les valeurs morales à défendre. Depuis lors, les qualités pour devenir « remarquable » ont été quelque peu élargies : ce ne sont plus uniquement les dimensions de l’arbre qui comptent mais aussi la rareté de l’espèce, l’isolement de l’arbre (ou d’un groupe d’arbres), la localisation, la valeur historique, l’état sanitaire, etc. Néanmoins, l’inventoriage ou la protection d’arbres à titre collectif (à l’exception de certains massifs forestiers ou comme éléments d’un site protégé) n’a jusqu’ici pas encore été explorée.
Le glissement de la reconnaissance de l’individualité d’un arbre vers une reconnaissance plus large d’une communauté d’arbres, voire d’une forêt urbaine qui se déploie dans les interstices de la ville, est toutefois au cœur de nouvelles approches. Le projet Wood Wide Web, qui propose de « regarder Bruxelles comme si c’était une forêt », en est une des illustrations. Un autre révélateur de cette façon neuve de considérer les arbres comme des sujets collectifs est la multiplication des mobilisations des habitant·es pour « leurs » arbres.
Au cours des dix dernières années, plusieurs mobilisations d’envergure ont eu lieu à Bruxelles pour s’opposer à l’abattage d’arbres prévu par des plans de réaménagement. On se souvient du combat mené pour défendre les platanes de l’avenue du Port le long du canal en 2011-2012 (qui n’est pas encore terminé) lire p.19, de la mobilisation contre l’abattage d’arbres à la place Fernand Cocq à Ixelles (2017), ou encore de l’opposition à l’abattage des platanes à l’avenue Louis Bertrand à Schaerbeek (2021). Ce type de mobilisations n’est pas propre à Bruxelles. De nombreux échos proviennent d’autres villes européennes, d’Avignon (2015), d’Aix-en-Provence (2016), de Sheffield (2016), de Genève (2021), de Plymouth (2023), ou de Varsovie.
Très souvent, les réaménagements décidés par les autorités publiques sont à l’origine de ces mobilisations : construction d’un parking souterrain, établissement de voies d’accès à un nouveau projet immobilier, aménagement d’un piétonnier, d’une voie de tram ou d’une piste cyclable. En d’autres termes, la rénovation des espaces publics (où la minéralisation l’emporte souvent pour des raisons de « modernisation, sécurisation et propreté »), le développement de l’urbanisme souterrain (peu compatible avec la place d’arbres en surface), mais aussi l’« écologisation » des mobilités urbaines qui sont les causes régulières de l’abattage d’arbres. Ceux-ci se retrouvent, malgré eux, « dans le chemin » et leur état sanitaire joue régulièrement en leur défaveur. Ils sont jugés trop grands ou dangereux, masquent la vue, génèrent trop de feuilles au sol en automne, empêchent les tracés rectilignes… La chose n’est pas nouvelle : on abattit bien « l’Arbre bénit » en 1870 pour tracer l’avenue Defacqz dans le quartier Louise.
Les abattages heurtent d’autant plus qu’ils s’opèrent de façon massive à l’égard d’arbres d’alignement ou d’arbres déjà matures. Leur défense s’organise autour d’arguments classiques tels que leur valeur patrimoniale ou esthétique, auxquels sont ajoutés des arguments écologiques, parfois déclinés dans une perspective de justice environnementale (absorption de polluants, capture du CO 2 ou nécessité d’îlots de fraîcheur dans les quartiers les plus denses et populaires). Si ces arguments sont considérés (mais pas forcément entendus) par les autorités publiques, d’autres sont plus difficiles à faire entendre. C’est le cas de ce que l’historien Mickaël Wilmart nomme les « écologies du vécu », qu’on pourrait appeler aussi les écologies des relations, des attachements ou des sensibilités. Après des siècles de formatage de la pensée dite « naturaliste », c’est-àdire qui sépare radicalement les humains de la nature, il est en effet difficile de faire entendre que les arbres et les Bruxellois·es ont peut-être des destins mêlés, et de sortir d’une écologie comptable et utilitaire.
Si les arbres urbains reviennent en politique en tant que sujets collectifs à la faveur des crises écologiques, ils ne sont pas pour autant à l’abri de l’instrumentalisation dans des conflits entre classes et groupes sociaux. L’écologie en politique n’est en effet en soi ni de droite ni de gauche, pas plus que la défense des arbres. Mais elle est politiquement située selon qu’elle inclut ou pas les luttes contre les inégalités et discriminations sociales et raciales. À l’heure actuelle, comme l’écrit Fatima Ouassak pour la France, la grande faiblesse des mobilisations écologiques en ce moment est qu’elles sont portées par les classes éduquées et blanches. À méditer.
Les arbres urbains ne sont pas à l’abri de l’instrumentalisation dans des conflits entre classes et groupes sociaux.
Historienne et membre de l’Organe d’Administration
[1] Le quartier du Marais, dit aussi Warmoesbroeck s’étendait grosso modo entre les actuels boulevard Pachéco à l’est et rue Neuve à l’ouest. Il a longtemps été un quartier de maraîchage et d’activités artisanales. Il englobe ou recoupe d’autres « sous-quartiers » dont celui qui sera appelé « des Bas-Fonds » au XIXe siècle.