La Flandre et la Région de Bruxelles-Capitale se sont associées pour programmer l’avenir de la « périphérie Nord de Bruxelles » à moyen et long terme. Cet espace couvre les deux régions : à Bruxelles, elle est délimitée par le pont Van Praet, le boulevard Lambermont et la E40 (Evere, Schaerbeek, Neder-Over-Heembeek, Haren) ; en Flandre, elle intègre Zaventem, une partie de Vilvoorde, de Machelen et de Grimbergen.
Les deux régions ont coulé leur vision commune dans un document de 70 pages, nommé Programme de développement territorial (PDT) pour le Noordrand. Il s’agit d’un programme stratégique qui vise à fixer des grandes orientations et à énoncer des beaux principes (mais qui n’a pas d’implications réglementaires directes). Ce projet n’est donc pas soumis à une Commission de concertation, mais il a bel et bien fait l’objet d’une enquête publique, pour information, au printemps 2016.
L’objectif affiché de ce programme est d’éviter la concurrence entre les deux régions et d’assurer la cohérence du développement de la zone frontière. A cet effet, il prône plusieurs grands principes : la priorité à la mobilité douce (un réseau de transport public et des zones interdites à la circulation automobile) ; la construction de nombreux logements (dont « suffisamment de logements abordables ») ; le développement d’une « industrie créative urbaine conciliable avec l’habitat » ; une forte densification du territoire (grâce à des nouveaux règlements d’urbanisme plus « flexibles ») ; la conservation d’espaces verts (tant linéaires que zonaux) pour que la zone reste « viable ».
Ces ambitions thématiques sont matérialisées sur quatre zones territoriales spécifiques qui sont considérées comme stratégiques et seront particulièrement affectées par les projets du Programme de développement territorial Noordrand.
Pour mettre sur pied ce programme, un nouvel organe est créé : la Plate-forme Noordrand, composée de politiques et d’administrations seulement. Cette structure espère être l’embryon d’une Communauté urbaine plus large. Rappelons que le projet de « Communauté métropolitaine », prévue par la 6e réforme de l’État pour harmoniser et coordonner les politiques de mobilité et d’aménagement du territoire aux frontières des trois régions nationales, n’a toujours pas connu sa première réunion ce qui permet, en attendant, à chacun de faire sa petite politique dans son coin, et en espérant tirer la couverture à soi.
C’est un PDI inter-régional !
À la lecture des projets pour chaque territoire, on retrouve une volonté de forte densification (via l’habitat, l’industrie et le bureau), conformément à deux des principes fondamentaux du programme. Par contre, on retrouve de façon moins franche et beaucoup moins précise les deux autres principes qu’étaient la mobilité raisonnée et la conservation d’espaces verts et agricoles. Par ailleurs, on ne peut que constater que, systématiquement, l’ambition est l’attractivité économique et que, systématiquement toujours, l’horizon est l’espace international.
Enfin, et surtout, on ne peut que constater que, sur chaque territoire, les projets envisagés se détournent fortement des règlements d’urbanisme en vigueur. À Bruxelles, c’est le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS) qui détermine les affectations, les gabarits et les densités. Ce PRAS est basé sur une Étude d’Incidences Environnementales fouillée (plusieurs centaines de pages), est analysé par de nombreux Conseils d’avis composés de spécialistes de tous horizons et bénéficie d’une enquête publique officielle et d’une large publicité. Or, le contenu de ce PDT s’écarte délibérément des prescriptions du PRAS en introduisant une dérégulation qui fait volontairement entorse au cadre légal (en termes d’affectations, des gabarits et de densité). Cette manœuvre n’est pas neuve puisqu’elle a déjà été usitée avec le Plan Canal et le Plan de Développement International (PDI) : d’autres « plans » qui n’ont pas fait l’objet de débats contradictoires, ni d’adoptions législatives en bonnes et dues formes mais qui sont pourtant systématiquement invoqués pour justifier de l’autorisation dérogatoire accordée à tel ou tel projet immobilier.
Une analyse plus critique du document amène à questionner la logique scientifique qui sous-tend ce programme, en se penchant sur la bibliographie et les notes de bas de page. Mais, sans surprise, le PDT ne se réfère à aucune analyse de données qui permettrait de justifier les besoins ou les nécessités du programme. C’est la politique du « bon sens »…
Évidemment, on aurait bien du mal à trouver des études scientifiques qui appellent à l’érection, dans des quartiers aujourd’hui peu urbanisés, de gated communities de standing à l’intention des travailleurs expatriés. Au contraire, quand les experts n’appellent pas à la construction massive de logements abordables (pour les 50% ! de la population bruxelloise qui sont dans les conditions de revenu d’un logement social), ils insistent au minimum pour la mise en place de quartiers mixtes.
Par ailleurs, quand existe une étude spécifique à un des aspects du PDT, comme dans le cas de la construction d’une cité média sur le site de la RTBF-VRT, celle-ci conclu qu’il n’y a ni intérêt, ni aucune demande des secteurs visés. Il n’est donc pas étonnant que cette étude ne soit pas considérée comme une source par le PDT.
Un défaut originel du PDT réside donc dans le fait que de nombreux projets qu’il contient ne sont justifiés par aucun argument rationnel et ne répondent à aucun besoin objectivé. Toutefois, les développements urbains et immobiliers envisagés sont intégrés dans un programme global qui se prétend équilibré. Or, aucun outil technique ou juridique n’est avancé pour garantir cet équilibre alors que la plupart des terrains concernés appartiennent à des propriétaires privés – à l’exception notable du plateau du Heysel. Certes, les propriétaires fonciers accueilleront agréablement les dérogations leur permettant de sur-densifier leur terrain avec des bureaux ou des logements de standing. Toutefois, il sera plus ardu de les convaincre de réserver une partie de leur parcelle en espace vert et de l’ouvrir au public. Tout comme ils pourraient rechigner à se priver d’un projet de promotion immobilière sur leur parcelle au profit d’une voie piétonne et cyclable. Si les propriétaires des terrains ne se plient pas aux desiderata des pouvoirs publics, les Régions devront se contenter d’instruments classiques – comme les expropriations ou les démembrements – pour les contraindre ; ce à quoi elles ont pourtant historiquement toujours rechigné. Il est à craindre qu’une partie seulement du programme soit finalement exécutée, et que cette partie soit davantage profitable aux promoteurs immobiliers qu’à l’intérêt général...
C’est dans les vieux pots qu’on fait les vieilles soupes
Enfin, si l’objectif initial est de brider une concurrence mortifère entre deux régions voisines, la solution ne se trouve pas matérialisée dans les 70 pages de ce document mais dépendra plutôt d’une sérieuse bonne volonté politique, qui a pourtant fait défaut jusqu’à aujourd’hui. En effet, d’une part, le bon fonctionnement de la Plate-forme Noordrand relèvera d’abord de l’action politique. Et, d’autre part, le contenu du programme général et le contenu de chacun des axes ne solutionne pas la question de la concurrence entre différents projets existants et incompatibles, comme deux nouveaux centres commerciaux dans une même zone de chalandise ou comme la construction d’un quartier d’habitation au pied d’un aéroport. Le PDT n’est rien de plus que le catalogue de tous les projets déjà annoncés et portés par chaque Région (à Reyers, à Josaphat, au Heysel, autour de l’aéroport, le long de la E40 et du boulevard Léopold III, etc.).
Plutôt que de déterminer précisément et rationnellement le développement territorial du Noordrand, le PDT renforce les décisions arbitraires et le pouvoir discrétionnaire des responsables politiques. Ce programme n’est pas un « plan » au sens classique du terme : son contenu n’est qu’indicatif et il n’a pas de valeur réglementaire. En outre, il n’est qu’un agglomérat d’actions, sans hiérarchie ni priorités. Les responsables politiques (et les administrations) se laissent toute latitude de sélectionner certains volets et d’en nier complètement d’autres. Si le PDT est présenté comme un ensemble, rien n’en garantit la mise en œuvre complète, ni – a fortiori – le maintien de l’équilibre général. Il nous appartient de faire confiance aux élus pour assurer la cohérence des quatre axes qui se répondent (économie, logement, mobilité, environnement). Il est toutefois envisageable que seules les actions rentables, à moyen et court terme, soient exécutées et que les actions à valeur sociale ou environnementale ajoutée soient purement et simplement abandonnées et ce, en toute légitimité.
En conclusion, sous un vernis de modernité et d’harmonisation inter-régionale, nous voyons se reproduire un projet d’étalement urbain voué à l’activité économique et à la fonction internationale, au profit des promoteurs immobiliers et aux dépens des principes fondamentaux de l’urbanisme démocratique. Certes, notre jugement (très critique) prédit le pire des scénarios mais il est étayé par de longues années d’expérience et d’analyse des pratiques politiques. Espérons toutefois que le « bon sens » prévale.