La grande misère du manque d’entretien des voiries.
Dans l’espace public, tout est toujours un peu déglingué. Il manque au trottoir un pavé, une planche au banc public, un montant à la rambarde, la corbeille à papiers est de travers, un arbuste grandit sur le monument, il y a des nids de poule dans la chaussée (et je ne mentionne pas les morceaux qui tombent du plafond des tunnels bruxellois…).
Comment cela se fait-il ?
L’assèchement voulu [1] des finances publiques oblige les gestionnaires de la voirie à comprimer les budgets consacrés à l’entretien. En conséquence, les équipes d’ouvriers sont réduites, on ne remplace pas les contrôleurs et chefs de brigade partis à la retraite, mais on engage des « managers » qui conseillent au politique de « moderniser » l’entretien en le confiant à des firmes privées, « beaucoup plus efficaces ».
Dans ces conditions, le petit entretien sera négligé : il n’est pas possible de demander à une firme privée de patrouiller dans les rues pour intervenir ponctuellement sur de très petits chantiers de réparation. Le système de facturation serait d’une grande complexité, les possibilités de fraude nombreuses, et cela impliquerait une surveillance telle que le gain espéré par l’économie d’échelle serait réduit à néant. Ajoutons que le recours au privé entraîne d’office un surcoût destiné à rémunérer les actionnaires de la firme.
Les interventions fines qui étaient effectuées jusque dans les années 1970 par des équipes communales polyvalentes, responsables d’un secteur déterminé, ne sont possibles que soutenues par un brigadier attentif, et à la condition que tout le territoire soit découpé en secteurs suffisamment petits pour être gérables.
À titre d’exemple, mentionnons les parcs et jardins publics régionaux entretenus encore aujourd’hui par des jardiniers établis sur place, qui se sentent « propriétaires » de « leur » parc.
Une rapide inspection de l’ingénieur chef de service suffit à repérer immédiatement les manquements et il peut interpeller sur place le brigadier responsable. Voilà une gestion efficace, au service du bien public.
Grands travaux plutôt que petit entretien
Puisque l’entretien local ne se fait plus, on est donc contraint de laisser les choses se dégrader pour, tous les vingt ou trente ans, refaire la voirie à neuf, de façade à façade. Ce sont là des chantiers qui conviennent parfaitement aux grosses entreprises privées.
Question : Que se passe-t-il après l’inauguration ? Réponse : Après l’inauguration, il ne se passe… rien. (Ayant coupé le ruban, les monarques et leurs figurines repartent à l’arrière des berlines). Il ne se passe rien en trente ans, pendant lesquels lentement mais sûrement tout le bazar se dégrade, jusqu’à ce que tout soit remis à neuf, avec de gros moyens mécaniques. (Puis : retour des berlines pour une nouvelle inauguration, etc.)
3 000 000 € x 10 ≠ 300 000 € x 100
À cela s’ajoute le fait suivant : supposons qu’une administration ait annuellement 30 millions d’euros à dépenser en travaux d’infrastructure. Naturellement, elle aura tendance à produire 10 dossiers de 3 millions d’euros plutôt que 100 dossiers de 300 000 €. Parce que, pour un même budget, le travail est dix fois plus grand, la gestion administrative étant plus ou moins identique d’un dossier à l’autre. Mais ce fait porte de grandes conséquences : avec 100 dossiers vous avez besoin de dix fois plus de contrôleurs. Poursuivant une ligne du moindre effort, l’administration préfère gérer 10 gros dossiers que 100 petits.
Beliris
Le mode de financement particulier de Bruxelles intervient également dans ce processus. Bruxelles étant sous-financée, l’État fédéral se doit de compenser en partie l’utilisation qu’il fait de sa capitale par l’accord Beliris. Ce système d’allocations pour des projets précis favorise une politique de grands travaux, plutôt que de payer les dépenses consacrées au petit entretien.
Production des normes, disparition du paveur
Un troisième phénomène contribue à ce qu’on privilégie les grands travaux à l’entretien, c’est la question des « normes ».
Un institut de recherche privé d’utilité publique a été créé en 1952 par le groupement professionnel des (gros) entrepreneurs de travaux de voirie : le Centre de Recherches Routières (CRR). Cet établissement produit des normes et coédite par exemple avec Bruxelles Mobilité des fascicules dans lesquels on explique comment réaliser un trottoir, une piste cyclable, etc. On y analyse ce qui est le trottoir idéal dans telle et telle circonstance. En bref : c’est toujours avec du ciment et du béton.
Il s’ensuit que tous les ingénieurs de travaux publics se réfèrent à ces normes. Celles-ci deviennent des codes de bonne pratique, c’est-à-dire l’unique façon de faire les choses. Cette chaîne très puissante produit un effet d’autorité. C’est là-dessus que porte notre critique. Bien sûr, ils font des bons trottoirs. Mais ils ne font pas des bons trottoirs durables ! Pire : ils déconseillent de réaliser des trottoirs en revêtement semi-perméable, car ceux-ci ne seraient pas des trottoirs durables (durable dans le sens où un tel trottoir requiert un entretien annuel). Ils confondent durable et indestructible.
Le fait qu’un tel trottoir soit réparable avec des moyens simples, et demande un entretien annuel est pour nous un avantage en termes de permanence, de réversibilité et en termes d’emploi ouvrier. Pour les faiseurs de normes, une telle approche est à proscrire, car ils n’intègrent dans leurs recherches que le bon marché immédiat, ce qui implique le travail machinal, une grande consommation de pétrole, toujours du ciment et une organisation du travail tayloriste.
Ils excluent ainsi automatiquement les manières de construire faisant appel au savoir ouvrier. L’ouvrier ayant le travail « dans ses mains » est autonome (donc moins interchangeable et partant plus résistant face au patron).
Perte de connaissance de l’expert
Le CRR est l’outil d’un lobby de bétonneurs déguisé en institut scientifique, qui impose des normes, lesquelles déterminent ensuite toute la politique des Travaux Publics. Puisque ce lobby a fait disparaître de la mémoire collective l’art de faire des routes en pavés et qu’il ignore ce savoir-faire, il les proscrit. L’ingénieur en charge du projet de bétonner l’avenue du Port le déclarait comme Article de Foi : il est impossible de faire une route en pavés posés sur sable qui résiste à un charroi de 300 camions par jour. Que les pavés de l’avenue du Port n’aient pas été refaits depuis 1964 et portent quotidiennement depuis 50 ans et sans entretien un tel charroi ne lui fait pas douter de son Évangile : voilà la puissance des normes !
La fonction de l’architecture n’est pas de couper le souffle
Ce qui complique aussi l’entretien, c’est la manie des concepteurs de vouloir à tout prix se singulariser. Chaque place publique se voit pavée d’un dessin particulier, si possible radicalement différent de la texture de la place voisine. Impossible pour un service d’entretien des voiries de garder tous ces modèles en stock ; au cours des années, certains ne sont plus fabriqués ou importés. L’espace public devient, avec tous ces « gestes architecturaux » un panachage confus, alors que l’espace commun devrait idéalement être sobre et unifié, permettant au théâtre de la vie de se dérouler, sans que le décor attire à lui toute l’attention.
La règle de base de la longévité est l’entretien
Nous voulons :
Nous faisons le choix de la sobriété, et même de la lenteur, puisque la violence sourde de la rentabilité immédiate et du profit (voir note 1) se donne à lire jusque dans les pavés déchaussés.
[1] La Région, comme les communes, est victime des politiques d’austérité (que d’aucuns osent nommer « bonne gouvernance » !) En bref une conséquence de la concurrence fiscale à la baisse déclenchée entre pays par la « mondialisation ultralibérale » et qui entraîne l’assèchement automatique des ressources publiques.