Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Pour une écologie du vécu

La multiplication des mobilisations contre l’abattage d’arbres – mais aussi pour la préservation d’entités naturelles (bois, marais, friches…)–, en Région bruxelloise et ailleurs, témoigne d’une évolution dans notre relation socio-politique au vivant.

© Caroline Bonfond - 2023

« “Ça va ?”, demanda Antonio. L’arbre n’arrêtait pas de trembler. “Non, dit Antonio, ça n’a pas l’air d’aller.” »
— Jean Giono, Le Chant du monde, 1934

Au-delà de l’urgence à donner réponse aux dérèglements climatiques, les opposant·es à l’abattage révèlent « un attachement à une écologie du vécu, bien différente de la perspective comptable qui, pour un arbre abattu, se contente d’en planter un nouveau » [1]. Parallèlement, une littérature abondante veut aujourd’hui « penser comme un arbre », « croire aux arbres », leur reconnaître des facultés cognitives qui ne seraient plus le monopole de l’humain (lire « Un règne nous sépare »). Cette préoccupation pour l’individualité végétale, qui dépasse les services écosystémiques rendus, s’ancre aussi dans une révolution du droit pour la reconnaissance d’une identité juridique à la nature (lire « Par quelles voix légales faire entendre les arbres ? »). Dès lors se pose la question de qui peut être la voix légale des entités naturelles. Celles et ceux qui se battent pour la préserver, la maintenir en l’état ? Si pour des communautés qui vivent en symbiose depuis des générations avec et par un fleuve, une forêt… on peut entendre une prérogative, qu’en est-il, par exemple, à l’échelle d’une entité restreinte comme le marais Wiels, la friche Josaphat ou la forêt de Soignes ? Question difficile que celle des intérêts et des usages à défendre dans un monde où la valeur de la terre (qui croit proportionnellement à la raréfaction de celle-ci) est surtout évaluée à l’aune des rentes que l’on pourra en tirer en regard des usages qui en seront faits. Préserver une friche devenue bois ou raser le bois pour y construire de grands ensembles de logements (sans même préciser à qui ils seront destinés), renvoie aux aspects sociaux de l’écologie. Si l’on préserve le bois, à quels usages le destine-t-on ? Le laisse-t-on évoluer librement ou devient-il lieu de récréation, de promenade ? Si la question se pose pour de petites parcelles (des « micro-forêts urbaines »), elle chemine aussi pour de vastes étendues arborées comme la forêt de Soignes (lire « Pour une forêt de Soignes en libre évolution »).

Préserver une friche devenue bois ou raser le bois pour y construire de grands ensembles de logements renvoie aux aspects sociaux de l’écologie.

Pour un cadastre régional des arbres abattus et plantés

Au cœur de ce numéro, deux récits de terrain donnent voix à des mobilisations citoyennes qui, à force de détermination, ont eu raison d’un abattage : les platanes de l’avenue du Port (lire « À l’avenue du port, les 300 platanes y sont encore… ») et le bois Georgin (lire « Georgin, une friche devenue bois ») menacé d’une coupe rase et partiellement détruit par le projet Mediapark sur le site Reyers. Un troisième récit conte la fin d’un hêtre pleureur, isolé et majestueux (lire « Pleurer un hêtre… »), en un mot « remarquable », et finalement abattu. Pourtant, Victoire Properties, agence dont le portefeuille immobilier s’adresse aux hauts revenus, a mis en scène le géant séculaire, dans une vidéo promotionnelle attestant de l’excellence environnementale du site (Projet les « Coccinelles », Facebook 05/04/2019). André Robe, militant urbain de la première heure et infatigable défenseur du Vivant, avait lancé en 2018 un « Appel pour les arbres, la biodiversité et la santé » qu’il n’a eu de cesse d’actualiser, réclamant, entre autres, une gestion écologique durable des arbres à l’échelle du territoire de la Région, un inventaire des arbres abattus et plantés, un plan-programme de plantation 2019-2030… Il s’est livré à un comptage partiel des élagages et abattages drastiques et injustifiés au gré de projets immobiliers, d’aménagements de places et de voiries. Pas un mois ne se passe en effet, sans quelques dizaines voire centaines d’arbres abattus : parcelles arborées, arbres d’alignement, ou isolés. Actant l’absence d’un cadastre commun aux vingt-deux institutions (communes, Bruxelles Environnement, Bruxelles Mobilité, Urban, Perspectives) s’occupant des arbres bruxellois, IEB, en partenariat avec l’association Tactic, a lancé concomitamment à ce numéro du BEM, arbres.cartobru.be, une cartographie collaborative en ligne (lire « Un cadastre régional des arbres »). La carte est capable d’importer des données publiques exploitables. Elle permet aussi d’encoder les arbres croisés en rue, au parc, dans son jardin, que ce soit directement ou plus tard, après les avoir notés dans son calepin. Le site arbres.cartobru.be permet aussi de pallier le défaut d’harmonisation et de centralisation des données. Interpellé en Commission environnement, le 5 octobre 2022, le ministre Alain Maron déclarait que son administration « perfectionne sa propre base de données et son outil de gestion des arbres dans les parcs, soit 60 000 individus. Dès le travail achevé, l’administration se chargera de diffuser ses connaissances et outils vers les communes afin de disposer de bases de données harmonisées du patrimoine arboré sur l’ensemble du territoire bruxellois ». Mais il prévenait aussi que l’objectif de créer une base de données centralisée était un travail de longue haleine.

André Robe, militant urbain de la première heure et infatigable défenseur du Vivant, avait lancé en 2018 un « Appel pour les arbres, la biodiversité et la santé ».

Pour une harmonisation des procédures

La nécessité d’un cadastre s’illustre dans l’épineuse question de qui peut octroyer un permis d’abattre. La loi est ainsi faite que l’abattage relève uniquement du permis d’urbanisme étant donné que le permis d’environnement (délivré par Bruxelles Environnement) porte en principe sur l’exploitation d’installations classées susceptibles de causer des nuisances. Or l’abattage d’un arbre ne correspond pas à l’exploitation d’une installation classée. Par ailleurs, le CoBAT (Code bruxellois de l’aménagement du territoire) permet de faire passer l’abattage sous le couvert de « travaux de minime importance ». Certaines communes délivrent ainsi des autorisations sous le motif de « sécurité publique », contournant les diverses interdictions d’abattage par un arrêté du bourgmestre. Les services communaux d’urbanisme sont frileux lorsqu’on les interroge ou leur signale des abattages non autorisés. Elles délivrent des permis de régularisation a posteriori. De la même façon, lorsque des entreprises parapubliques (STIB, Infrabel, Vivaqua) en font la demande, elles obtiennent assez facilement le permis d’abattre pour utilité publique. Cependant, des morts humaines il n’y en a guère sous le houppier d’un arbre ou alors très très rarement et leur évitement n’est pas le résultat d’une vigilance aux aguets ! Si l’arbre est là, il fait ombrage et écran, empêche la vue et la lumière, perd ses feuilles, entrave la surveillance des caméras. L’excuse phytosanitaire – l’arbre est malade, il faut l’abattre – est souvent le résultat d’un traitement : celui que les humains administrent à l’arbre et son environnement. Écrasant ses racines, élaguant sans ménagement, réduisant sa surface en nutriments, aspergeant son pied de pesticides, l’arbre tombe malade. Si on le coupe ici, on le replantera là-bas. Il n’a pas de valeur intrinsèque mais interchangeable. Cette conception du règne végétal s’inscrit dans une longue tradition occidentale qui a opéré voire entretenu une rupture (ontologique) entre le végétal et l’animal lire p.16-18. Toutefois, l’arbre occupe une place à part parmi les végétaux. Nos contrées, des Celtes à nos jours, lui ont voué des cultes lui reconnaissant des vertus guérisseuses. La longévité et la magnificence de certaines essences (chêne, hêtre, tilleul...), le respect et la crainte qu’impose leur stature ont servi les tribunaux, incarné le pouvoir des puissants, fait office de borne ou de frontière, agissant comme autant de repères dans le paysage (lire « Quand les arbres entrent en politique »).

Tout le monde a son plan !

Aujourd’hui, on lui reconnaît des rôles écologiques majeures au cœur de la cité : il est îlot de fraîcheur, hôte d’une biodiversité dans et hors sol, il apaise les esprits et les corps et absorbe le CO2, maudite molécule qu’il faut à tout prix neutraliser. L’arbre « neutralise » le climat. « Yes ! We Plant », programme du gouvernement wallon dès 2019, s’inscrit dans le Pacte vert pour l’Europe dont l’ambition est d’être le premier continent neutre pour le climat. La Ville de Paris prévoit la plantation de 170 000 arbres d’ici à 2026… et une taxe d’abattage dissuasive. Bruxelles Environnement pilote le projet LIFE « Urban Greening Plans » qui vise à outiller la Commission européenne dans l’élaboration de plans de végétalisation urbaine qu’elle souhaite obligatoires pour les collectivités de plus de 20 000 habitants. Bruxelles-Mobilité a son « trees manager », la Ville de Bruxelles a un plan Canopée, Ixelles, Jette, Uccle, Forest, WoluweSaint-Lambert... ont leurs plans aussi. Des espaces complètement bétonnés sont végétalisés, d’autres sont désimperméabilisés. L’actuel projet de plantation d’arbres à la place Flagey en est un exemple. L’abattage souhaité par la Commission royale des monuments et sites à la place de la Liberté est un contreexemple. Là-bas, il faut à tout prix apporter ombre et fraîcheur, ici il faut retrouver les perspectives architecturales originelles débarrassées des branches. L’histoire urbaine de l’arbre n’est pas linéaire. Elle est faite d’avancées et de reculs. Si aujourd’hui nous sommes à un tournant dans le rapport aux arbres, et de façon plus générale à l’environnement, il nous apparaît que les arbres ont toujours été chargés de sens politique lire p.5-7. Ils peuvent servir la mémoire des rapports entre classes sociales autant que rappeler les strates historiques de nos rapports à la nature. Ils nous racontent comment la ville a été aménagée et pour qui, et tracent ainsi la ligne du temps des privilèges. Le véritable défi est aujourd’hui de fonder un socle commun politique qui prenne appui sur la conscience des enjeux environnementaux car « ce sont bien les enjeux écologiques, même réduits à l’échelle du vécu, qui sont le moteur des mobilisations » [2]. Il s’agit de ne pas oublier d’y intégrer les dimensions de justice sociale… en compagnie des arbres.

Si aujourd’hui nous sommes à un tournant dans le rapport aux arbres, et de façon plus générale à l’environnement, il nous apparaît que les arbres ont toujours été chargés de sens politique.


[1M. WILMART, « L’arbre, un nouvel enjeu politique ? », journal AOC en ligne.

[2Ibidem.