Inter-Environnement Bruxelles
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Pour un droit constitutionnel à l’énergie

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La nouvelle ordonnance organisant les marchés bruxellois du gaz et de l’électricité est entrée en vigueur ce 30 avril 2022. Elle crée un service universel sous la forme d’une « fourniture garantie » et révise le statut de « client protégé », tout en supprimant le dispositif injuste et inefficace de limitateur de puissance qui était imposé aux ménages vulnérables ou endettés. Mais que prévoit le gouvernement pour endiguer la précarité énergétique galopante en regard de la hausse vertigineuse du prix de l’énergie ?

© Lara Pérez Dueñas - 2022

La nouvelle ordonnance organisant les marchés bruxellois du gaz et de l’électricité [1] votée au Parlement le 11 mars dernier est entrée en vigueur ce 30 avril. Elle transpose, entre autres, dans le droit bruxellois le paquet législatif dénommé "Clean Energy Package" [2], impulsé par l’Europe, autorisant l’émergence de nouveaux acteurs citoyens sur le marché, les « communautés d’énergie » (CdE), pour le partage de l’énergie renouvelable produite localement. Le nouveau texte est dense de 400 pages et de 160 articles. Il a été discuté et voté au pas de course, avec la ferme volonté, exprimée par le Ministre Alain Maron, d’assurer une protection forte des ménages bruxellois les plus vulnérables dans un contexte de crise du marché libéralisé [3], exacerbée par la guerre en Ukraine. Les projets d’arrêtés nécessaires pour appliquer l’ordonnance doivent encore être soumis à l’avis du Conseil d’État qui attendait l’adoption formelle de l’ordonnance avant de se prononcer. Et le temps presse pour permettre aux personnes en difficulté financière de profiter dès les prochaines semaines d’une série de dispositions de protection prévues dans l’ordonnance.
Notons que des aides et primes fédérales sont d’ores et déjà mises en œuvre, notamment la réduction de la TVA (Taxe sur la Valeur Ajoutée) à 6 % pour la fourniture de gaz et électricité. Cette aide est destinée à celles et ceux qui ont un contrat résidentiel d’électricité et/ou un contrat résidentiel ou professionnel de gaz. La réduction de la TVA est appliquée automatiquement par le fournisseur d’énergie, directement sur la facture, pour l’électricité, du premier mars 2022 au 31 mars 2023. Pour le gaz, du premier avril 2022 au 31 mars 2023 et pour les contrats professionnels de gaz, du premier août 2022 au 31 mars 2023 [4].

Factures impayables

Pour faire face à leur facture d’énergie voire d’eau, biens de premières nécessités, un « nouveau public » se tourne en effet vers les CPAS qui enregistrent une deuxième crise après celle engendrée par la COVID. Un tableau aggravé en région wallonne puisqu’il faut y ajouter l’affluence qu’ont connu les CPAS suite aux inondations de juillet 2021. Travailleurs et travailleuses mal rémunérés, femmes isolées avec enfant(s), étudiants... viennent s’ajouter aux ménages en situation de précarité qui bénéficient d’un tarif social.
Comme le rappelle utilement la Fédération des Services sociaux (FDSS) dans un communiqué de la mi-février, « la facture de gaz ou d’électricité risque bien de plonger des milliers de ménages bruxellois dans la précarité énergétique ou vers la spirale de l’endettement. » Le régulateur fédéral (CREG) évalue à 5.500EUR par an la facture globale d’énergie pour un contrat conclu en janvier 2022 (chiffres inchangés en mars), alors que le revenu médian imposable par ménage en Région de Bruxelles-Capitale est de 19.723EUR par an. La facture d’énergie absorberait donc à elle seule près de 30% des revenus médians nets d’un ménage si celui-ci ne bénéficie pas du tarif social [5].
Alors que la précarité énergétique mesurée [6] touchait environ 75.000 ménages bruxellois en 2021 (soit 14,4%), seuls 2.160 ménages bruxellois (0,4 %) bénéficiaient du statut de client protégé en 2021 pour l’électricité [7].
La nouvelle ordonnance va donc dans le bon sens en créant un service universel sous la forme d’une « fourniture garantie » et en révisant le statut de « client protégé », tout en supprimant le dispositif injuste et inefficace de limitateur de puissance qui était imposé aux ménages vulnérables ou endettés.

Fourniture garantie...

La fourniture garantie requiert que le ménage ait déjà eu des refus de fourniture de la part d’au moins deux fournisseurs commerciaux différents suite à des dettes ouvertes chez eux et impose de passer par le CPAS. Le public cible concerne donc les ménages qui sont déjà endettés auprès des fournisseurs commerciaux et qui n’ont aucune autre solution. Par contre, le statut de client protégé permet d’être fourni au tarif social, par Sibelga (société publique qui assure le transport et la distribution d’énergie en région de Bruxelles-Capitale), désigné « fournisseur de dernier ressort », le temps d’apurer la dette envers le fournisseur commercial, de ne pas s’endetter davantage et d’être protégé pendant la durée de son apurement. Le public cible du statut de client protégé concerne donc des personnes qui ont des difficultés à payer mais qui devraient revenir, après le temps nécessaire à l’apurement de la dette, au fournisseur commercial et dès lors ne plus être protégées. Ce mécanisme sera vraisemblablement précisé dans un arrêté.
La coupure d’électricité et de gaz sans passer par le juge de paix reste interdite pour tout client résidentiel sauf dans les cas où une personne consomme sans avoir pris un contrat valable pour son point de fourniture. Aucun changement donc de ce côté au désespoir des chantres du libéralisme.

...et client protégé

Le statut de client protégé [8] permet donc d’être fourni au tarif social, par Sibelga (désigné « fournisseur de dernier ressort ») le temps d’apurer une dette envers « son » fournisseur commercial. Les conditions pour accéder à ce statut changent selon le lieu où la demande est déposée : au CPAS (après enquête sociale), auprès de Sibelga (si le demandeur est bénéficiaire du tarif social fédéral ou en médiation de dettes ou bénéficiaire du statut BIM - Bénéficiaire de l’Intervention Majorée) ou auprès de Brugel (si le demandeur est mis en demeure de payer et si ses revenus sont en deçà d’un certain montant appelé « plafond »).
Chaque organisme dispose de ses « formulaires à compléter » pour introduire une demande. Du côté de Bruegel, il est disponible sur le site web de Brugel [9] avec les plafonds d’accès mis à jour et les attestations à joindre. Notons que le fournisseur a l’obligation d’envoyer ce formulaire lors de l’envoi de la mise en demeure !
Du côté de Sibelga, même procédure il faut compléter un formulaire de « demande du statut client protégé » [10] et le renvoyer accompagné des attestations demandées.
Quant au déroulement de la procédure à introduire auprès d’un CPAS, il n’y a pas de critère spécifique. Les pratiques sont différentes dans chaque CPAS. Généralement, le CPAS prend sa décision sur base d’une enquête réalisée par un.e travailleur.euse social, qui devra objectiver l’état de besoin dans lequel le trouve le ménage-demandeur à partir d’informations que ce dernier communiquera ou pas sur ses revenus et le loyer payé, par exemple.
La possibilité pour Sibelga de refuser la fourniture existe seulement pour la fourniture garantie, pas pour les clients protégés. Mais si ces derniers ne paient pas leurs factures à Sibelga, celui-ci peut lancer la procédure de coupure via le juge de paix [11].
Le statut de client protégé permet donc de ne pas s’endetter davantage et d’être protégé le temps de rembourser la dette. Là réside l’avancée mais également bien des questions étant donné que nombre de ménages risquent de se retrouver dans les mois prochains avec des factures impayées vu l’augmentation phénoménale du prix du gaz et de l’électricité.

S’endetter d’abord ?

Le statut de client protégé (CP) sera désormais octroyé pour une durée de 5 ans (durée qui était indéterminée dans l’ancienne législation), sauf pour les personnes concernées par une médiation de dettes ou un règlement collectif de dettes, pour lesquelles la durée du statut reste indéterminée. Cette durée permettrait d’encourager le fournisseur commercial à la conclusion de plans d’apurement sur une durée de 5 ans.
Les plafonds pour accéder à ce statut ont été rehaussés pour permettre à une tranche de la population qui jusqu’ici n’a jamais eu de soucis à payer son énergie de faire face à des factures de plus en plus élevées. Un ménage peut en faire la demande écrite à Brugel, le régulateur régional, sur base de ses revenus. Désormais, le plafond est de 37.600 € de revenu annuel brut (voire 52.600 € s’il y a au moins deux salaires au sein du ménage), majoré de 3.000 € pour la première personne à charge et de 1.500 € pour les personnes à charge suivantes. Remarquons que ces montants sont égaux à ceux qui permettent de bénéficier de la catégorie III des primes Renolution [12] 2022. Au demeurant, 80 % des Bruxellois peuvent y prétendre aujourd’hui.
Même si le nouveau texte tend vers une plus forte protection des ménages bruxellois, il présente des lacunes dans sa praticabilité. Le statut de client protégé ne peut s’obtenir qu’en situation d’impayé. C’est-à-dire après la réception d’une mise en demeure par le fournisseur de gaz et/ou d’électricité et pour autant que le ménage ait des revenus égaux ou inférieurs aux plafonds d’octroi cités ci-dessus. Il est donc conditionné à une situation très problématique, lorsqu’un ménage est au seuil de l’effondrement.
Par ailleurs, les associations de premières lignes sont continuellement confrontées aux ménages qui s’enlisent dans la spirale de l’endettement plutôt que de subir l’enquête sociale d’un CPAS . Cette dernière inclut le plus souvent un « droit de regard » sur les comptes bancaires des ménages-demandeurs et induit une forme de jugement morale sur les dépenses effectuées : si vous n’aviez pas acheté tel ou telle chose « superflue », vous auriez pu honorer votre facture.
Le mécanisme de « protection » est donc chevillé à une marginalisation en marche du demandeur. Il s’agit d’être acculé, mauvais payeur, … pour accéder à une protection. Le processus est pour le moins paternaliste. Pourquoi attendre une mise en demeure pour accéder au statut de client protégé alors que les revenus à eux seuls pourraient suffire à introduire une demande ? L’arrêter qui cadrera ce statut devra nécessairement y remédier.
Dans la foulée de cette nouvelle ordonnance, l’on ne peut qu’encourager l’insertion du droit à l’énergie dans l’article 23 de la Constitution en compagnie d’autres droits dits économiques, sociaux et culturels tels que le droit au travail, le droit à la santé, le droit à l’épanouissement culturel ou encore le droit à un environnement sain. Bref, insérer le droit à l’énergie – et le droit à l’eau ! - au côté du droit à un logement « décent », c’est à dire un logement chauffé, éclairé [13] et équipé en eau de distribution.

par Stéphanie D’Haenens

Chargée de mission


[1Ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale

[2Communautés d’énergie renouvelable (CER) et Communautés d’énergie citoyenne (CEC) sont des nouveaux acteurs du marché de l’énergie créés respectivement par la Directive 2018/2001 relative à la Promotion de l’Énergie Renouvelable et la Directive 2019/944 relative au marché de l’électricité. Les textes doivent être transposés en droit régional en Belgique. Le travail est en cours au niveau des trois régions.

[3En Belgique, le marché de l’électricité et du gaz est entièrement libéralisé depuis le 1er janvier 2007. Les fournisseurs privés, commerciaux (TotalEnergie, Lampiris, Luminus, Engie, ... ) sont devenus responsables de la vente de l’énergie. Théoriquement, le consommateur peut choisir librement son fournisseur d’électricité et de gaz en comparant le plus offrant. La libéralisation visait, en effet, le double objectif de faire baisser les prix par le jeu de la concurrence d’un grand marché commun et de propulser les énergies renouvelables parmi les choix qu’effectueraient préférentiellement les ménages. Pratiquement, face aux protections légales des ménages en Région bruxelloise (dont l’interdiction de coupure d’un point d’approvisionnement sans passer par le juge de Paix) les fournisseurs privés ont déserté la Région plaçant les Bruxellois·es face à un duopole privé.

[4Voir en ligne le site de SPF Finances consulté le 28 mai 2022

[5Le tarif social de l’électricité équivaut à la moitié du prix moyen commercial, et le tarif social du gaz, à un prix 80 % moins cher que le prix moyen commercial. Voir le « Tableau de bord mensuel électricité et gaz naturel » sur le site de la CREG, régulateur fédéral.

[6C’est-à-dire la part des ménages qui consacrent une part trop importante de leur revenu disponible aux factures énergétiques, après déduction du coût du logement.

[7Avis d’initiative de BRUGEL-20210713-323, relatif à l’état du marché de l’énergie en Région de Bruxelles-Capitale.

[8Voir le site de Brugel : "Statut Client protégé"

[9Le formulaire est téléchargeable ici

[10Le formulaire est téléchargeable ici

[12Fusion des primes à l’énergie et primes à la rénovation.

[13Nicolas Bernard, « Du droit au logement au droit à l’énergie », Revue politique, 17 février 2022.