La tour est au cœur du discours politique depuis cinquante ans. Incarnant successivement modernité, disgrâce et compétitivité, le texte retrace les débats qui se jouent autour de cet objet entre 2000 et 2010.
Le 11 septembre 2023 se tient une soirée d’information au boulevard Sylvain Dupuis, à Anderlecht. Un promoteur, Care-Ion, entend y construire une tour, Westside, haute de vingt-six étages. Il vient présenter sa vision aux habitants. Ce projet sort un peu de nulle part. Car le quartier du Broeck n’est ni un centre d’affaires ni un espace de revitalisation. C’est un quartier de seconde couronne où le bâti est composé de maisons mitoyennes et de petits immeubles. Entre le centre commercial et le stade, rien ne semble destiner cet endroit à ce projet mégalomaniaque. Sauf que, dans les années 1970, le modernisme vivait ses grandes heures à Anderlecht. Le Peterbos et les autoroutes urbaines n’en sont pas le seul reliquat. Il subsiste aussi un PPAS obscur prévoyant une tour à cet endroit. Le plan n’a jamais été abrogé. Un promoteur se propose donc, cinquante ans plus tard, de faire enfin aboutir cette vision archaïque.
Étant moi-même riverain, je me présente à cette réunion. Dans une petite salle, devant des posters, des architectes essayent de défendre leurs ambitions face à des citoyens sceptiques. La salle est comble mais les habitants sont dispersés, obligés de passer d’un stand à l’autre pour éviter que la colère ne s’agrège. Au centre de celle-ci siège un élu de la Ville, l’occasion pour moi de l’interpeller sur cet anachronisme. Loin d’accepter la critique, il se défend. Le projet n’a rien à voir avec le Peterbos, m’explique-t-il, il y a une mixité de fonctions dans le bâtiment et il répond aux besoins des habitants [1]. D’ailleurs, à la gare de l’Ouest comme le long du canal, de nouvelles tours parsèment la ville avec succès… Une discussion peu concluante donc, mais qui suscite une question : que s’est-il donc bien passé chez nos édiles pour que les tours leur apparaissent comme un horizon désirable ?
Il y a à peine vingt ans, cette position n’aurait pas été dicible. Jusqu’aux années 2000, l’agglomération bruxelloise était traumatisée par le modernisme. L’État avait voulu transformer sa capitale en outil fonctionnel avec comme conséquence des opérations d’expropriation, des destructions d’îlots et la création d’autoroutes urbaines ayant plongé la ville dans une crise profonde. Lorsque la régionalisation a transféré progressivement les pouvoirs de l’État central vers une autorité plus locale, l’identité urbanistique bruxelloise s’est alors construite en opposition aux orientations choisies lors des Trente Glorieuses. Pour affronter la chute démographique, la désindustrialisation et l’appauvrissement du centre-ville, l’Agglomération, puis la Région bruxelloise vont se lancer dans une politique de préservation du patrimoine et de rénovation. La première utilisera sa Régie foncière pour réhabiliter des quartiers et octroiera des primes à la rénovation. La seconde, à partir de 1989, poursuivra cette politique au travers des contrats de quartier.
L’histoire politique de la Ville impliquait donc un rejet du modernisme, et de la tour comme forme architecturale. Cette tendance culmina en 1998, lorsque François-Xavier de Donnea décida de s’attaquer aux perspectives de la Grand-Place. Déplorant les vues défigurées depuis le balcon de son hôtel de ville, le bourgmestre de Bruxelles plaça les tours Lotto et du Sablon sur une liste noire. Loin de se résumer à une offensive médiatique, cette vision urbanistique se vit inscrire l’année suivante dans le Plan communal de développement de la Ville de Bruxelles. Dixhuit bâtiments furent alors déclarés incompatibles avec le caractère historique du centreville. Ce plan, approuvé par la Région, marquait notamment comme repères indésirables les bâtiments constituant la Cité administrative, la tour des Finances ou encore la tour Phillips.
En 2004, la tour Lotto sera finalement démolie pour être remplacée par le Central Plaza, projet auquel la commission de concertation de la Ville de Bruxelles a imposé comme condition une réduction de huit étages.
À la même époque, des promoteurs introduisent une demande pour raser la tour Martini sur la place Rogier. Prétextant une insuffisance de parkings, ils souhaitent remplacer cet immeuble mixte par une tour exclusivement consacrée aux bureaux. La commission de concertation de la Ville de Bruxelles laissera faire le projet à condition que la tour ne soit pas visible depuis la Grand-Place [2]. Tant l’ARAU qu’IEB prendront position contre la démolition de la tour existante [3].
Dix-huit bâtiments furent alors déclarés incompatibles avec le caractère historique du centre-ville.
Ces démolitions vont être le terreau d’une contestation nouvelle, portée notamment par Disturb. Ce collectif, composé d’architectes, d’ingénieurs et d’urbanistes, s’appuiera sur ces destructions pour réinterroger le consensus urbanistique de l’époque. Au travers de cartes blanches [4], il stigmatisera les démolitions de ces emblèmes modernistes avec l’idée générale que la ville ne peut se réduire aux gabarits et à l’architecture du xix e siècle. Des jugements esthétiques péremptoires ne peuvent suffire à démolir des pans entiers de ce qui doit être considéré comme du patrimoine bruxellois. Plus globalement, le collectif s’interrogera sur « la pauvreté architecturale » en fédération Wallonie-Bruxelles. À ce titre, il fustigera l’attitude des pouvoirs publics dans le dossier de la tour Lotto. Le bâtiment aurait été détruit en raison de son esthétique [5] et le projet de reconstruction, lauréat d’un concours, aurait été refusé pour son seul gabarit. À travers de cette porte d’entrée, un plaidoyer va être développé en faveur de l’architecture contemporaine. Ces différentes actions ont constitué une réelle opposition à la politique urbanistique du gouvernement de Donnea. Le collectif va profiter d’une nouvelle législature et de ses relais [6] dans le gouvernement pour faire avancer son agenda… et le faire aboutir (organisation des concours d’architecture et création du poste d’un maître-architecte). En contrepartie, la mobilisation du collectif sera instrumentalisée pour présenter la tour comme la solution aux problèmes urbains.
Malgré ce processus de réhabilitation du modernisme et de sa manifestation architecturale, le collectif bénéficie d’une audience réduite, la tour étant toujours honnie par une large partie de l’opinion publique. Mais une vaste campagne médiatique va alors avoir lieu dans la presse belge en 2007. Le premier ballon d’essai sera lancé par le chef de cabinet du MinistrePrésident Charles Picqué, Henri Dineur, lors de la première édition d’Urban Forum, en janvier. Il y déclare que le faible nombre de logements produits à Bruxelles est dû à l’image négative des grandes tours résidentielles [7]. Deux mois plus tard, le bureau d’architectes JaspersEyers & Partners présente, au MIPIM [8], sur le stand de la Ville de Bruxelles, une maquette où deux tours, de soixante et quarante étages, trônent de part et d’autre de la rue de la Loi. La Libre titre alors : « Le retour des tours à Bruxelles ? ». Une semaine plus tard, le journal surenchérit en déplorant le manque de projet emblématique au sein de la capitale tout en faisant état d’un colloque organisé par deux députés libéraux ayant pour thème « architecture et ambition à Bruxelles ».
L’un des deux organisateurs avait proposé de construire trois tours le long du canal, souligne le journal [9]. En septembre 2007, un quotidien titre « Redessine-moi Bruxelles » suite à un colloque entre promoteurs et élus bruxellois. La skyline du quartier européen y est évoquée. En octobre, un article déplore que l’agglomération soit de plus en plus isolée dans son refus des tours [10]. Cette liste non exhaustive d’articles aboutit en mars 2008 à ce que La Libre titre enfin « Sésame aux tours à Bruxelles ». Que de chemin parcouru. Il y a deux ans, le même journal constatait que « c’est à Bruxelles seulement qu’on réagit de manière très défensive face à l’idée de construire de nouvelles tours. Le dossier des tours est bloqué en Belgique » [11].
Promoteurs immobiliers et personnel politique se sont donc succédé pendant un an au chevet des tours pour alimenter la presse et tenter de leur redonner des lettres de noblesse. Ce faisant, ils ont nourri une surenchère que le MinistrePrésident eut beau jeu de calmer. En effet, il rejettera le projet d’un bureau d’architectes proposant une tour haute de 250 mètres rue de la Loi, tout en précisant qu’on n’évitera pas le débat sur la densité [12]. Dans la foulée, trois textes formaliseront le retour des tours en ville : l’arrêté entérinant le schéma directeur de la Cité administrative en 2007, le Plan de développement international la même année et le schéma directeur du quartier européen en 2008). Le retour des tours sera définitivement acté lors du colloque « Tour et densité » en novembre 2010.
L’objet « tour », peu importe sa qualité architecturale, fait grimper les valeurs foncières et crée un effet d’emballement immobilier.
Pour légitimer cette rupture dans sa politique urbanistique, la Région établira une distinction entre les pratiques du passé et la nouvelle architecture qu’elle entend promouvoir. Le pouvoir politique entend repenser la ville en évitant les erreurs antérieures. Différents péchés originels dans l’architecture des années 1960 sont identifiés. Ils sont exemplatifs de ce qui ne doit pas être reproduit. En premier lieu, la localisation des tours sera pensée en fonction du tissu urbain existant. Il n’est plus question de raser des quartiers entiers pour faire place à l’architecture moderne. Ces nouvelles tours s’inscriront dans le développement de certains territoires. Ce n’est donc plus une stratégie globale à l’échelle de la ville [13]. Par ailleurs, les bâtiments monofonctionnels, qu’ils soient de bureaux ou de logements, ne sont pas souhaitables. Il faut coupler travail, loisir et logement pour aboutir à un projet réussi. Cette réflexion s’applique d’ailleurs au niveau des revenus des futurs habitants. Il faut diversifier les profils, car « les tours de gabarits importants pour du logement social étaient l’erreur à ne pas commettre » [14]. Enfin, la tour ne doit pas altérer la qualité de vie globale de la zone.
S’il s’agit de ne pas reproduire les erreurs du passé, les tours sont néanmoins présentées comme d’un intérêt essentiel pour la ville. Elles doivent, tout à la fois, répondre aux problèmes fiscaux, écologiques et démographiques de la Région. Ainsi, en agglomérant du logement sur une surface réduite, elles permettraient de densifier la ville en évitant l’étalement urbain. Il s’agit par ailleurs d’une réponse efficace aux limites d’un territoire enclavé, où le terrain est rare. De plus, les créations de logements permettraient à la fois d’attirer des classes sociales contributives et d’éviter la fuite des classes moyennes [15]. Cerise sur le gâteau : en densifiant les espaces autour des infrastructures de transport public, la dépendance à la voiture s’en trouverait amoindrie.
D’objet honni, la tour se trouve désormais légitimée par un ensemble cohérent d’idées. Il s’agit d’un passage de relais où la rénovation urbaine, politique centrale de l’attractivité de la ville, va progressivement faire place au développement territorial. Car, en 2008, Bruxelles a retrouvé un niveau de population comparable à celui des années 1970. D’une Région en crise, la ville s’appuie désormais sur son renouveau démographique pour se projeter dans l’avenir en tant que métropole. C’est dans cet esprit qu’elle publie son Plan de développement international. La Région, en construisant dix nouveaux quartiers, entend affirmer son image de marque, la promouvoir et prendre sa place dans la compétition internationale. Par sa monumentalité, la tour est un instrument central, censé à la fois attirer les capitaux privés nécessaires à son érection tout en retenant les classes aisées en son sein.
Bourgmestre, collectif et pouvoir régional se sont donc succédé au chevet des tours. Ils ont construit plans et plaidoyers permettant leur destruction et leur retour en grâce. Il ne faudrait pas en conclure qu’il s’agit d’une spécificité du modèle bruxellois. En retraçant l’esquisse d’un débat local, on oublie que le retour des bâtiments en hauteur a accompagné les transformations de toutes les villes en Europe ces vingt dernières années. Loin d’être précurseur, la Région a adapté sa doctrine aux tendances du développement urbain.
Or, cette adaptation ne s’est pas faite sans heurts. La justification qui a légitimé le retour en grâce des tours, la qualité architecturale, a remis en cause des acquis de la démocratie urbaine, conduisant à un urbanisme de dérogations négociées en coulisse soi-disant plus transparentes aujourd’hui parce qu’elles seraient négociées lors de réunions de projet, lesquelles restent en fait dans l’opacité la plus complète. Ces dernières transforment en effet, le plus souvent, la commission de concertation en chambre d’entérinement.
Lorsqu’en septembre dernier je me suis rendu à une séance d’information, on m’a donné à voir la tour du boulevard Sylvain Dupuis à Anderlecht haute de vingt-six étages, avec une salle de spectacle, des logements, une résidence service. Elle a été planifiée dans les années 1970 et elle est étrangement semblable à la tour Martini détruite vingt ans plus tôt. J’entends encore ce commentaire d’un habitant : « Mais je me fous de l’augmentation de la valeur de mon appartement. Qui donc veut habiter près d’une tour ? » Il a mis le doigt sur une question fondamentale et jamais assumée par la Région : l’objet « tour », peu importe sa qualité architecturale, fait grimper les valeurs foncières et crée un effet d’emballement immobilier. Toujours monter plus haut pour que la minorité qui habite en haut de la tour garde une vue sur la ville et sur ceux qui vivent à l’ombre en bas.
[1] Un centre culturel et des ateliers d’artistes doivent occuper les deux premiers étages.
[2] Vidéo : « La tour Rogier : les opposants à un nouveau projet » in K. F., « ”Nos enfants crieront au scandale“ : il y a vingt ans était signé l’arrêt de mort de la tour Rogier », rtbf.be
[3] F. VANDEN EEDE et A. MIHALY, « La guerre des tours », Bruxelles en mouvements n°49, p. 2-3.
[4] Voir : C. MERCIER « La ”tour Martini“ : un
patrimoine qui s’effondre », 29 mars 2001, lesoir.be ou carte blanche Tour Lotto
[5] « Les pouvoirs publics ont décidé que dans le Pentagone : ”une tour, c’est laid“. Ces génies qui nous gouvernent… » in Disturb, démolition de la tour Lotto
[6] G. COMHAIRE, « Activisme urbain et politiques architecturales à Bruxelles : le tournant générationnel », L’Information géographique 2012/3, p. 19
[7] K. MERCHIER, « Woontorens geen taboe meer », Brussel Deze Week, 25 janvier 2007
[8] Marché international des professionnels de l’immobilier à Cannes
[9] F. ROBERT, « Trois tours le long du canal », La Libre Belgique, 21 mars 2007
[10] « Bruxelles de plus en plus isolé dans son refus de tours », L’Écho.
[11] P. LUYSTERMAN, « Les tendances présentes au MIPIM ne se retrouvent pas toutes à Bruxelles », La Libre Belgique, mars 2006.
[12] C. MIKOLAJCZAK, « Retours des tours à Bruxelles », La Libre, 15 mars 2007.
[13] Op. cit., p. 26.
[14] Op cit., p. 24.
[15] Charles Picqué in « Tour et densité », Archiurbain, 16 janvier 2011.