Je fais partie des personnes qui ont vu le hêtre pleureur de l’avenue des Coccinelles [1] vivant et qui l’ont accompagné et assisté dans ses dernières heures. Petit conte sensible de la disparition d’un centenaire de la Ville de Bruxelles.
Sur les premières vues aériennes disponibles à la consultation (1930-1935), l’arbre est déjà visible. Aujourd’hui abattu, sa durée de vie a été estimée à 160 ans. Au fil des avancées successives de l’urbanisation, il a été « intégré » aux aménagements qui modifiaient son monde, réduisant ses limites biophysiques : division des anciennes propriétés, démolition des énormes villas existantes, construction de nouveaux immeubles de logements ou de bureaux. Reconnu pour ses qualités esthétiques et ses mensurations exceptionnelles, il rejoint d’ailleurs l’inventaire du patrimoine naturel bruxellois (à une date non précisée).
Sa seule stature force le respect. Mesurée à 1,50 mètre du sol, sa circonférence atteint 310 centimètres pour une hauteur de 16 mètres. Stabilisé par sa masse, et protégé du vent par les bâtiments construits autour de lui, il a essuyé sans encombre de nombreuses tempêtes. Son âge vénérable ne sonne pas pour autant la fin de vie pour un arbre de cette essence, qui dans certaines conditions peut atteindre les 300 ans.
À la fois refuge et habitat pour une multitude d’insectes, d’oiseaux, d’écureuils, ses qualités sont accentuées par sa situation géographique. La forêt de Soignes non loin d’une part, et le domaine voisin de Solvay sports d’une autre, lui donnent une place de choix dans un corridor écologique [2].
Nous, ses voisins directs (et moins directs), lui vouons une admiration sans bornes. Lorsqu’un nouveau projet d’appartements est mis à l’enquête publique en 2015, nous comprenons rapidement qu’il va mettre en péril son existence même et prenons sa défense. Le permis pour la construction de vingt-trois appartements est néanmoins accordé par la Ville de Bruxelles. Les riverains introduisent un recours au Conseil d’État qui comporte six moyens pour le contester. L’auditrice prononce son rapport, une véritable ode à notre hêtre pleureur, et rend un avis défavorable au projet. Elle ne sera malheureusement pas suivie par le Conseil d’État qui rejette la requête introduite le 17 janvier 2017, estimant donc qu’aucune règle n’a été enfreinte dans l’octroi de ce permis. La construction du bâtiment commence alors et avec elle la lente descente aux enfers du hêtre. Le permis prévoit pourtant une protection pendant toute la durée des travaux, elle s’avère inadaptée. Une série de barrières métalliques sont installées autour de son tronc, mais nous devrons intervenir plusieurs fois auprès des autorités afin qu’il soit arrosé, que du matériel ne soit pas stocké sur ses racines… Peu à peu, les chantiers et les constructions successives notamment en sous-sol portent atteinte à sa santé.
À l’heure de la vente des appartements, l’état sanitaire de l’arbre devient un sujet de préoccupation pour le promoteur. La grande proximité entre le hêtre et les appartements auraitelle refroidi les acheteurs potentiels, peu friands d’une vue dans ses branchages ? Nous ne le saurons jamais officiellement.
Intervient alors une première expertise sanitaire, et le constat d’un dépérissement du sujet, qui ne requiert néanmoins pas de procéder à un abattage en urgence. C’est pourtant la décision que prend et soutient le bourgmestre… Une contre-expertise sanitaire à l’initiative des riverains débouche sur le même constat : l’état de l’arbre ne nécessite pas un abattage. Après de nombreuses tractations entre avocats, le bourgmestre maintient sa décision. Le lundi 4 mars 2019, l’arbre est abattu. Dans les jours qui précédèrent, de nombreuses personnes vinrent lui rendre hommage, afficher des messages (doux mais aussi protestataires), poser un ruban ou même lui parler.
Des moyens existent pourtant pour éviter le recours à cette solution radicale. Un arbre vétéran peut être soutenu, il peut être protégé par une clôture en châtaignier qui évite le piétinement du sol sous sa couronne et éloigne les risques dus à d’éventuelles chutes de branches… Les bénéfices (puits de carbone, haut lieu de biodiversité, lutte contre les îlots de chaleur, mémoire collective…) qu’offre un arbre âgé sont inestimables pour la collectivité locale, mais aussi globale de par sa participation à un réseau écologique complexe.
Dans cette histoire, les autorités sont restées sourdes à la demande de participation citoyenne visant à réexaminer le dossier avec toutes les parties concernées et à envisager des moyens de préservation en phase avec les défis environnementaux actuels. Elles se sont limitées à imposer la replantation de plusieurs arbres à haute tige. Bref à remplacer, compenser plutôt que préserver. Mettons tout en œuvre pour que dès 2023 une approche plus consciente et respectueuse des arbres anciens guide les décisions urbanistiques.
Une contre-expertise sanitaire à l’initiative des riverains débouche sur le même constat : l’état de l’arbre ne nécessite pas un abattage.
[1] Au numéro 95 précisément, au croisement avec la chaussée de Boitsfort.
[2] Corridor écologique (ou couloir écologique) : liaison entre des espaces naturels qui permet un passage et des échanges de faune et de flore, de ce fait, ils sont fondamentaux pour la biodiversité. Ils peuvent être constitués de végétation (arbres, haies, prairies), ou peuvent être plus simplement des espaces traversants peu utilisés par l’humain (voies de chemin de fer).