D’emblée, le PRDD s’est annoncé comme un outil d’orientation et d’aide à la planification pour un espace dit « métropolitain ». Ce choix du qualificatif « métropolitain » n’a jamais été interrogé mais au contraire est considéré comme un acquis. Derrière ce choix, n’assiste-t-on pas en réalité à un retrait des politiques publiques laissant le champ libre au marché ? En quoi la gouvernance « métropolitaine » répond-t-elle aux défis qui se posent aujourd’hui à la Région ?
Bruxelles, comme tant d’autres grandes villes, est aux prises avec un phénomène global, démarré dans les années 80 avec l’ouverture des marchés, la déréglementation des activités financières et la privatisation des services publics. Une des conséquences majeures de ces réformes néolibérales est une concentration accrue de la production de valeurs dans les grandes zones urbaines, processus qualifié de métropolitisation.
Tous les ateliers de consultation menés dans le cadre du processus d’adoption du PRDD démarrent sur cette vérité inébranlable : Bruxelles est une aire métropolitaine. Toute question posée à l’assemblée des stakeholders [1] démarrait de la sorte : « concernant l’aire métropolitaine, qu’est-ce qui... ». Ce choix alimente l’intérêt renforcé de la part d’entreprises et d’investisseurs privés pour les économies d’agglomération propres aux territoires urbains et les met en concurrence. Chaque ville est appelée à se prendre en main contre toutes les autres [2].
Concilier tout et son contraire
A l’issue de plusieurs ateliers d’échange et de discussion sur la vision synthétique de ce que devrait être Bruxelles en 2040, sort du chapeau la proposition suivante : « En 2040, nous souhaitons une aire métropolitaine bruxelloise durable qui aura réussi à concilier une attractivité forte à tous les niveaux tout en maintenant l’habitabilité et la qualité de vie sur l’ensemble du territoire, en tenant compte de la diversité de ses habitants. »
Cette équation qui cherche à tout concilier, politique d’attractivité et de compétitivité, d’une part, et qualité de vie de l’ensemble des habitants, d’autre part, ne mène-t-elle pas à une impasse ? Ce qui compte, c’est l’attractivité du territoire à l’égard des touristes, des investisseurs, du business, le tout étant censé profiter en aval à l’ensemble du corps social. Dans les faits, des études démontrent que ces politiques d’attractivité vont surtout de pair avec un accroissement des inégalités entre groupes sociaux et entre territoires [3].
La procédure d’adoption du PRDD a été pré-cédée d’un État des lieux réalisé par l’Agence de Développement Territorial (ADT). Un petit tour d’horizon de ce document éclaire cette volonté dérégulatrice dressant le lit du marché privé, et éclaire les tensions entre politique métropolitaine d’attractivité et accroissement de la dualisation sociale.
Quid des règles contraignantes ? |
Ce n’est pas un hasard si la déclaration gouvernementale de 2009 envisage l’usage d’un cadre juridique (sous-entendu contraignant) dans certaines matières et pas dans d’autres. Dans sa déclaration, le Gouvernement cite nommément des champs qui sont soit soumis à des directives européennes s’imposant à nous (l’énergie, l’eau) — et tente d’en minimiser les effets (principalement sociaux) avec plus ou moins de bonheur — soit liés à un contexte de gouvernance et de marché inapproprié pour répondre aux besoins (le logement). Ainsi, pour l’énergie, la mesure contraignante phare est sans conteste l’imposition à l’horizon 2015 du standard « basse énergie » à toute rénovation lourde et du standard passif à l’immobilier neuf. Reste que cette mesure n’est toujours pas coulée dans l’ordonnance « performance énergétique du bâtiment » et que si elle permet de diminuer, sans conteste, les besoins futurs en matière d’énergie, elle ne garantit en rien l’accès à l’énergie pour les Bruxellois mal logés aujourd’hui. L’eau, quant à elle, a fait l’objet d’un plan de gestion de l’eau qui fut récemment soumis à l’enquête publique. la société civile a rappelé à l’occasion des États Généraux de l’Eau son attachement au principe de non-marchandisation de l’eau et à sa gestion exclusivement publique. Gageons que ces préoccupations seront entendues et coulées dans le béton des textes de loi. |
Une planification d’opérette
Certains urbanistes contemporains clament aujourd’hui la fin de toute planification. la planification leur apparaît comme une limite, un frein, un obstacle au développement urbain. Cette conception s’insinue avec vigueur aujourd’hui dans la politique de planification bruxelloise, il suffit de consulter le Plan de Développement International qui réoriente les politiques urbaines et, par ricochet, les pratiques en matière d’urbanisme et de planification, vers des objectifs de compétitivité territoriale, à l’échelle nationale ou internationale. Cette volonté conduit à une simplification des procédures d’urbanisme qui sapent des procédures démocratiques déjà fragiles. Ainsi le PRAS est en train d’être modifié par le Gouvernement régional avant l’adoption du nouveau PRD, ouvrant la porte à des modifications répondant aux priorités et aux opportunités du moment. Sous couvert de répondre au boum démographique, le gouvernement est en train de démanteler les barrages aux appétits fonciers gloutons des promoteurs [4].
Le projet de PRDD s’engouffre dans cette brèche. les travaux de consultation partent du principe du boum démographique pour justifier des choix importants en matière d’aménagement du territoire (densification résidentielle, augmentation des équipements nationaux et internationaux) et l’adaptation « nécessaire » des instruments réglementaires (PRAS, PPAS, RRU). la volonté du Gouvernement régional est clairement d’assouplir le contexte normatif pour faciliter des projets d’investissement privé.
L’État des lieux (EDL) évoque ainsi en p.24, la volonté de faciliter les dérogations au PRAS sans devoir passer par des PPAS car la procédure serait trop contraignante. Au nom du « projet » et de l’« ambition urbanistique », on viole la réglementation.
Toujours selon l’EDL, « le PRAS a pour caractéristique son grand degré de précision, représentant très certainement une des qualités essentielles de ce plan dans la mesure où elle garantit un cadre juridique clair qui stabilise et oriente le marché de l’immobilier. Toutefois, cette précision peut parfois constituer un obstacle à une évolution nécessaire de la ville » (p. 29).
En conséquence, l’EDL propose de faciliter la procédure de modification du PRAS, trop fastidieuse actuellement : il faut « poursuivre la simplification des outils réglementaires tel que le PRAS ou les PPAS et réfléchir à une adaptation de ces plans au fur et à mesure de l’évolution de la planification stratégique » (p. 39).
L’EDL invite aussi à la mise en place de Société d’économie mixte où un programme est confié à des promoteurs publics et privés, comme cela se passe actuellement pour le master plan du plateau du Heysel mené par l’asbl NEO. Un modèle de gouvernance ? Ce master plan conduit à la quasi privatisation d’un site de 60 hectares supposé accueillir 10 000 places de parkings en sous-sol, un centre de congrès de 3 500 places, une salle de spectacle de 15 000 personnes, 16 000 m² de loisirs, un cinéma de 5 000 places et surtout un centre commercial de 70 000 m² pour faciliter le financement des autres fonctions (pour une montant total estimé à 900 millions d’euros) !
Dans la foulée, la créativité architecturale devient un signe de bonne gouvernance urbaine : le PRDD devrait inviter à des modèles de PPAS qui permettent d’élaborer des projets laissant plus de place aux gestes architecturaux (p. 43). On ne peut s’empêcher de rappeler ici deux dossiers en cours : d’une part, l’abrogation des PPAS saint-gillois et anderlechtois pour faciliter la réalisation par le promoteur Atenor de trois tours de bureaux de 100 000 m² derrière la gare du Midi et, d’autre part, la procédure d’adoption d’un PPAS pour le bassin de Biestebroeck facilitant l’accueil de projets résidentiels de luxe au bord du canal.
On le voit, alors que le secteur-même de la construction de bureaux s’interroge sur la nécessité de réguler ce marché, voire d’établir un moratoire sur la construction de bureaux, le Gouvernement choisit l’option radicalement opposée, celle du libre marché, le moins entravé possible par de « lourdes règles ». Conséquence première : 2 millions de m² de bureaux vides...
La « zone du canal » se taille la part du lion dans cet imaginaire spéculatif de nos décideurs : « la zone du canal pourrait devenir une zone urbaine pour orienter ou confirmer son côté attractif tant pour les activités économiques urbaines que résidentielles ou pour des activités culturelles ou sociales. Il pourrait donc être opportun de modifier les prescriptions d’une partie des zones d’industrie urbaine en vue d’accueillir la fonction résidentielle » (p.43 de l’EDL). On constate déjà sur le terrain ce que de tels effets d’annonce produisent sur les investisseurs en mal de plus-value foncière : ils se jettent sur les zones d’industrie urbaine à bas prix, attendant patiemment leur changement d’affectation pour revendre le morceau à prix dopé et se servir au passage.
Quant à l’intérêt régional, il a bon dos pour aider à la dérégulation de toutes parts. Après avoir justifié la modification du COBAT pour permettre que la Région soit la seule autorité délivrante pour les permis d’urbanisme dans les Zone d’Intérêt Régional, l’EDl propose qu’au nom de l’intérêt régional, la Région puisse prévoir des affectations s’écartant des plans et
règlements et qu’en outre, les liens entre les permis d’urbanisme et les permis d’environnement soient revus afin d’alléger les obligations d’études d’incidences (p. 44).
L’économie des villes métropoles
Depuis les années 60, l’économie bruxelloise n’a eu de cesse de s’ancrer dans le tertiaire, les fonctions administratives et internationales, et ce, au détriment des emplois liés à la production. Or la tertiarisation de notre économie a affaibli les forces syndicales. Dans le même temps, l’emploi dans des secteurs où la main-d’œuvre industrielle peu qualifiée avait acquis des niveaux de salaires moyens et faisait entendre sa voix a été remplacé par un emploi flexible, plus féminin dans des secteurs peu syndicalisés [5].
L’axe stratégique des ateliers PRDD sur l’économie prévoit que la fonction publique européenne et le secteur financier devraient être les moteurs de l’emploi futur. Ce choix justifie dans la foulée des politiques d’attractivité de la ville et de rayonnement culturel et événementiel international. D’après l’EDl une croissance du tourisme permettrait d’absorber la maind’œuvre peu qualifiée. Cette option mène pour-tant immanquablement à un marché du travail dual avec la croissance, au pôle supérieur, des fonctions très qualifiées et, au pôle inférieur, de services de base captifs, notamment à destination des classes supérieures (gardes d’enfants, loisirs, Horeca,...) [6].
Si la finance et la fonction internationale de Bruxelles sont bien des moteurs de l’économie, il est maintenant démontré qu’ils ne sont plus source de croissance. L’EDL reconnaît d’ailleurs qu’il ne faut pas miser sur une croissance des emplois liés à ces secteurs mais au contraire veiller à un seuil critique d’emploi moins délocalisable. Comprenne qui pourra...
Alors qu’il faudrait s’orienter vers une économie endogène soutenue intégrée dans le tissu urbain, le gouvernement semble miser massivement sur les services au tertiaire administratif et international, surtout le secteur Horeca, pourtant à la merci de la compétition entre les villes européennes. les lignes directrices dressées par l’EDL et les axes stratégiques suggérés lors de ateliers renforcent cette tendance qui fait de Bruxelles la ville la plus inégalitaire des cinq grandes villes belges (comparée avec Anvers, Gand, liège et Charleroi). L’emploi y croît deux fois moins vite que la valeur ajoutée[7], paradoxe expliquant que les indicateurs sociaux continuent à se dégrader même lorsque l’économie bruxelloise se porte bien..
Ces données infirment le postulat de départ des travaux du PRDD qui s’appuient sur l’effet de ruissellement vers le bas d’une croissance économique par le haut reposant sur la fonction internationale de Bruxelles. Ce qui a fait dire à l’historien bruxellois Jean Puissant en clôture des ateliers « vision » du PRDD : « Il n’est pas normal que la population indigène passe ses nuits à nettoyer ce que la population exogène a créé en journée. Le marché doit être impérativement régulé. »
Retour à une économie endogène
L’offre des emplois peu qualifiés à Bruxelles est en chute libre depuis les années 90. le nombre d’emplois occupés par des personnes peu qualifiées est passé de 38% en 1992 à 22% en 2010 [7]. l’exigence croissante de qualifications rend difficile l’insertion des personnes peu qualifiées. Ce qui reste de l’emploi industriel à Bruxelles est en grande partie orienté vers des activités administratives ou commerciales. Mais redéployer de l’emploi productif utile à la ville susceptible de lutter contre la dualisation du marché de l’emploi supposerait une disponibilité foncière suffisante.
Or on assiste à un rythme soutenu à la conversion des anciens sites industriels ou d’entreposages en lofts : 8 000 m²/mois soit 160 000 m² de juin 2006 à janvier 2008. Cette conversion s’accompagne d’une forte montée du prix des terrains (p. 123 de l’EDL). L’offre commerciale annuelle d’ateliers et de dépôts s’est réduite de 50% entre 2004 et 2008 selon la Société de Développement pour la Région de Bruxelles Capitale (SDRB). Sur la pression du gouvernement, la SDRB accepte des activités tertiaires en zone d’industrie urbaine.
Face à ces constats, les participants à l’atelier économie du PRDD ne pouvaient manquer de signaler l’importance d’un secteur public fort et régulateur pour maintenir le verrou pour les zones d’industries urbaines et les zones portuaires devenues en quelques années une fonction faible ayant besoin d’être protégée, au même titre que le logement il y a quelques années. Force est de constater malheureusement que tant les travaux en voie de finalisation sur le PRAS démographique que la volonté d’une planification évolutive adaptée aux besoins d’attractivité de la ville métropole énoncée ci-dessus vont en sens contraire, ouvrant ces zones à la spéculation des promoteurs.
Claire Scohier
Verbatim |
« On a dit suffisamment que les dérives de l’ultralibéralisme allaient nous conduire vers un gouffre. C’est clair et je pense qu’ici nous sommes en train de faire la démonstration qu’il faut beaucoup plus de régulations[...]. On doit tirer des enseignements de tout ce qui s’est passé et faire le procès d’une certaine société qui produit ce genre de spéculation et aussi donc, il faut le dire alors, remettre l’État au cœur de la régulation de notre économie. » Charles Picqué, La Première le 19 octobre 2011. |
[1] Terme issu des théories du management et désignant les parties prenantes d’un projet.
[2] M. Van Criekingen, J.M. Decroly, « Le Plan de Développement International de Bruxelles. Promesses de développements immobiliers et d’inégalités croissantes ? », Brussels Studies, n° 25, 11 mai 2009. p. 3.
[3] Marcuse P., Globalizing cities : a new spatial order ?, 2000. F. Moulaert, The globalized city. Economic restructing and social polarization in European cities, 2003. Berry-Chikhaoui, Villes internationales. Entre tensions et réactions des habitants, 2007 ; OCDE, Croissance et inégalités, 2008.
[4] Lisez à ce sujet notre numéro précédent du Bruxelles en mouvements qui évoque largement cette question.
[5] G. Van Hamme, « La croissance économique sans le progrès social : l’état des lieux à Bruxelles », Brussels Studies, n°48, mars 2011, p.4.
[6] G. Van Hamme, op. cit., p.2.
[7] Observatoire de l’emploi, évolution prévisible p.9.