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Petit périple dans le paysage des Communs

Dominique Nalpas – 20 décembre 2015

Un concept qui ne fait pas toujours l’unanimité et suscite même des inquiétudes, mais qui se développe de plus en plus, à Bruxelles comme ailleurs. Essai de décryptage.

Le récent festival « Temps des Communs », le cycle de rencontres « SelfCity », « Commons Josaphat », ou encore les « États Généraux de l’Eau » pour ne citer que ces actions, ont favorisé la rencontre de multiples situations se revendiquant de concepts allant des biens communs au principe du commun en passant par la notion de commoneurs [1] voire de commonalité, etc. Cet « univers » offre une palette variée de propositions de définitions, d’actions ou de conceptions aux horizons qui s’éclairent différemment, parfois lumineux, parfois moins.

Entre délire bureaucratique et délire financier

Ce n’est sans doute pas pour rien que le concept de « Communs » trouve une telle recrudescence à notre époque. Après la Chute du mur qui nous amène à tourner définitivement le dos aux grands récits épiques centrés sur l’État centralisé (et sa bureaucratie), après la crise des subprimes qui jette définitivement la suspicion sur la financiarisation à outrance du monde et la domination capitaliste, et enfin, avec l’épuisement des ressources de la planète et la crise écologique, nombre d’acteurs recherchent des voies nouvelles qui permettent tout à la fois de penser l’action collective et l’expression de la singularité, qui cherchent à ne plus opposer politique et éthique, voire qui cherchent à renouer question sociale et question environnementale. Est-ce une manière de ne pas se résigner devant ce que d’aucuns voudraient imposer comme la fin de l’Histoire ?

Nous ne pourrons pas aborder toutes les approches qui semblent participer de ce paysage des communs (ou ces paysages du commun ?) et nous écarterons d’emblée celles qui se situent essentiellement dans le champ moral autour d’une spéculation sur ce qu’est le bien (versus le mal) fût-il commun. Le bien commun au sens moral du terme a pu être utilisé par le capitalisme même comme justification de ce modèle.

Nous concentrerons notre propos sur une approche des biens communs dans une perspective concrète ou pragmatique qui aborde ce concept par son versant économique, social ou politique, pour qui le bien est une ressource ou un service, une richesse (mais pas nécessairement monétaires), voire une production et une forme de gouvernance. Mais nous verrons que c’est déjà suffisamment complexe et escarpé ainsi.

Nous aurions pu aborder la notion de bien commun par ce que cela n’est pas. Mais même cet exercice reste difficile à moins d’être réducteur. C’est pourquoi nous aborderons ce paysage par approches successives.

Critique du commun comme substance

Certains abordent la notion de biens communs en affectant aux ressources la substance du commun. Ces biens seraient en soi des communs parce qu’ils seraient essentiels à la vie et non substituables. Les exemples de l’eau, de l’air, de la terre, des semences, etc. qui sont tellement essentiels à la vie (l’homme est composé de 70% d’eau par exemple) sont souvent évoqués dans une telle perspective. Ces ressources se distinguant, par exemple, du pétrole ou du gaz, qui sont aussi des biens, mais qui ne seraient pas communs parce que non essentiels à la vie et totalement substituables. Pour produire de l’énergie, on peut substituer le pétrole par d’autres ressources. Ce point de vue « substantialiste » des biens communs fait que ces derniers ne peuvent être protégés que par l’État ou des institutions internationales, ils deviennent des biens communs publics et laissent très loin les citoyens de la gestion commune.

Certains parfois les appellent les biens communs de l’humanité vu qu’ils sont universellement répartis. Le référendum italien sur l’Aqua bene comune [2] fut une belle réussite en la matière. Mais cette approche n’est pas exempte de critiques. Dès lors que certains biens universels seraient dignes de ne pas être marchandisés, la porte reste ouverte dès lors pour légitimer la marchandisation du reste du monde !

Les commoneurs du logiciel libre donnent l’exemple

Nombreux sont ceux qui s’accordent pour dire que les commoneurs dans le domaine des logiciels libres sont sans doute ceux qui ont le mieux compris l’usage contemporain de l’emploi de la notion de communs. Cela fait des années qu’ils produisent en commun des logiciels dont les codes sources sont partageables mondialement et, surtout, qu’ils ne s’en laissent pas (trop) déposséder par des forces de privatisation. Selon eux, les sources du langage informatique ne peuvent être privatisées, ils s’opposent en cela aux logiciels propriétaires. Ils démontrent clairement que ce qui est commun est le fruit de la volonté humaine, (tout comme la volonté propriétaire est également un projet humain). Pour ces acteurs, la question est du même ordre que pour le langage courant : que serait l’humanité si les langues étaient privatisées, que chaque mot ou chaque structure syntaxique était brevetée ? On voit les effets désastreux de ces formes de privatisations dans d’autres champs, comme celui par exemple des semences. L’un des phénomènes majeurs que pose la question des OGM, outre les risques qui pourraient peser sur l’environnement, c’est la privatisation du code fondamental de ce qui constitue le vivant et la dépossession des savoirs sur les semences des paysans qui, eux, se sont laissés déposséder depuis belle lurette.

Mettre fin aux pratiques de dépossession qui remontent aux enclosures

Produire les communs, c’est fondamentalement s’opposer pragmatiquement à la dynamique de dépossession que, pour l’essentiel, l’on fait remonter au mouvement des enclosures. C’est une époque – la fin du Moyen Âge en Angleterre – où l’agriculture vivrière et paysanne qui nourrit les communautés villageoises est accaparée et privatisée par les seigneurs, transformant les communs du sol en support d’une agriculture productiviste et propriétaire en vue de valoriser l’échange des biens produits sur le marché. Marx associera à ce mouvement des enclosures – qui fait passer la production agricole du régime de la valeur d’usage à celui de la valeur d’échange –, l’accumulation primitive du capital. Selon David Harvey, le mouvement d’accumulation par dépossession qui se transforme en exploitation du travail – et inversement –, ne cesse de se reproduire aujourd’hui et notamment au cœur des villes et des territoires.

La spéculation immobilière qui sans doute se trouve être dans cette ligne historique met aujourd’hui en concurrence les villes sur un échiquier mondialisé. Cette concurrence se retrouve au cœur de nos quartiers, créant le risque de l’éviction des populations les plus précarisées et la perte plus généralisée d’un droit à la ville. Les lecteurs de Bruxelles en mouvements connaissent notre point de vue à ce sujet. Pour David Harvey, le conflit devient géographique [3] et les syndicats devraient plus pleinement en prendre conscience. Vers une alliance entre travailleurs et commoneurs ? Après tout, les syndicats ne regroupent-ils pas les dépossédés de l’Histoire ?

La gouvernance des biens communs : prix Nobel d’économie !

Des exemples toujours plus nombreux existent, issus d’inventions contemporaines aux technologies avancées comme on l’a vu ou ceux issus de la tradition. Elinor Ostrom qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux sur la gestion des biens communs [4] a pu montrer que des collectifs agissant dans le monde entier ont réussi à préserver des communs, parfois depuis des temps immémoriaux, mettant à mal une vision néolibérale devenue exclusive. Avec la publication de ses travaux, elle mettait fin au fameux épisode de la Tragédie des Communs ouverte par Garret Hardin en 1968 qui tentait de démontrer que les biens communs étaient incompatibles avec la durabilité : les appropriateurs voulant toujours maximaliser leurs profits, la ressource – le bien mis en commun – ne pouvait que s’épuiser. Seul, une autorité en surplomb du bien, l’État ou un acteur privé pouvait gérer la ressource « en bon père de famille ». Les travaux d’Ostrom ont montré que Hardin avait omis un élément majeur, c’est que les humains qui utilisaient des ressources communes pouvaient fort bien s’organiser pour cogérer les ressources en question.

No Commons without commoning

Un bien commun, ou un commun, est toujours un assemblage d’une communauté d’humains et de non humains tels que la ou les ressources qui les lient, des techniques employées, des flux financiers et surtout, des règles que les appropriateurs [5] se donnent pour créer les conditions du commun. Une définition proche est donnée par Tine de Moore dans son article : « l’Utopie commence où la volonté politique s’arrête » [6].

Nous n’identifierons pas ici les huit règles que les travaux d’Ostrom ont pu dégager de ses observations pour pérenniser des biens communs, mais elles indiquent avec clarté que la gestion des communs ne doit pas être traitée à la légère, que cela demande une attention particulière, un souci du détail, un engagement, une capacité à se structurer. Pour le dire dans une forme synthétique, there is no commons without commoning, il n’y a pas de commun sans production du commun.

Nous rajouterons que toutes les technologies ne sont pas bonnes pour le commun, c’est-à-dire, pour l’auto-gouvernement. Pensez-vous qu’un jour vous verrez une centrale nucléaire gérée par une communauté de travailleurs et d’usagers ?

Sur tous ces points, les commoneurs seront souvent d’accord. C’est peut-être sur la portée de ces conceptions qu’il pourrait y avoir des divergences de vue. Elinor Ostrom, par exemple, dans une perspective très pragmatiste du courant néo-institutionnel auquel elle se dit appartenir verra les biens communs comme l’un des possibles de la gestion des ressources ou de la production aux côtés de l’action privée et de l’action étatique. Pour chaque situation, il y a lieu d’analyser le choix le plus efficace. Cette vision libérale est parfois « contestée » : à qui appartient la mesure de cette efficacité et sur quels critères ? Nous en reparlerons plus loin.

Le commun comme lieu d’apprentissage

Nombreux sont ceux qui mettront l’accent sur l’action des commoneurs eux-mêmes et sa dimension d’autonomisation des groupes ou de la dimension d’apprentissage dans une perspective expérimentale. Pour un tel type d’approche, les biens communs sont le produit d’une praxis [7], c’est-à-dire une pratique transformatrice de soi et de son environnement à partir des acteurs eux-mêmes, ce que d’aucuns appelleront l’empowerment, l’acquisition d’une capacité à agir.

Cette manière de voir les choses est parfaitement légitime. Il y a bien un travail d’apprentissage et de transformation de nos manières d’être au monde, pour passer des formes de gestion pyramidales et non démocratiques vers des modes de gestion plus horizontaux, nous en avons tellement peu l’expérience intime et collective. Il s’agit de faire de la production du commun une culture (par l’utilisation de multiples ressources issues de la diversité culturelle ou à co-créer) par la pratique volontaire, alors que tout nous pousse à une individualisation outrancière et peu consciente des enjeux collectifs. Et pour un David Bollier [8], la production des communs reste une aventure passionnante, il ne faudrait pas oublier le plaisir et l’accomplissement de soi que procure l’action collective qui est une justification en soi : peut-être la seule vraie manière d’assumer sa singularité. Plutôt que la consommation de masse ou la distinction qui semble s’y opposer, mais qui toutes deux, en fait, nous formatent.

Dépasser les biens communs en s’ouvrant au principe du commun

Mais nous ne sommes pas au bout du chemin. Certains qui se revendiquent de l’univers du commun, font pourtant la critique des biens communs. On ne peut envisager le monde comme une série de poches vertueuses et expérimentales mais séparées les unes des autres et oublieuses des plus précaires. Car il n’est pas improbable que les expérimentateurs du commun appartiendront à des classes de gens qui ont le temps et le capital au moins culturel et social pour le faire. Et puis, comment passer des communautés de pratiques à la Grande société ? Ceux-là insisteront plutôt sur le commun comme principe en y percevant une dimension de transformation sociétale globale.

Pierre Dardot et Christian Laval [9] sont sans doute ceux qui ont le mieux décrit et analysé les fondements de ce principe sur la base d’une critique sociale et politique. Prenant acte des mouvements sociaux mondialisés, de Seattle à Madrid, en passant par Gênes et les Indignés,etc. Ils proposent de sortir du post-modernisme [10] sans pour autant s’engager dans une perspective historique déterministe où la fin serait déjà connue. Serait-ce la tierce voie entre bureaucratie et financiarisation globalisée ? Le principe du commun est posé tel une base et devient un analyseur en tout lieu, en toute situation, pour l’agir coopératif. Le principe du commun s’oppose au principe de compétition, qui lui aussi nous est imposé en tous lieux du monde globalisé.

Instituer le commun : la révolution du XXIe siècle ?

Pour ces auteurs il faut dès lors construire une politique du commun... Déjà en opposant au sacro-saint droit de propriété un droit d’usage. Héritant des travaux de Castoriadis, ils opposent en outre une pratique instituante à la domination de l’institution où l’on nous demande d’être de bons citoyens dociles – institués –, certes affublés de droits et de devoirs, mais tellement silencieux et seuls. Pour Dardot et Laval, le citoyen n’est plus l’homme nu face à l’État, il est inséré dans les réseaux de communautés d’actions concrètes transformant les institutions, mieux en réinventant l’institution. Le commun, en ce sens, suppose toujours « une institution ouverte, sur son histoire, sur la distribution des places, les rapports de domination ou d’exclusion qui s’y jouent, sur tout ce qui fonctionne comme son inconscient ». Cet agir instituant pourrait peut-être être traduit par le terme de commonalité.

Quoi qu’il en soit, la nécessité de transformation sociale s’apparente à la révolution du XXIe siècle. Il ne s’agit pas tant de table rase que de convoquer un imaginaire social. Le social se doit de renouer avec une dimension créatrice et pas seulement reproductrice de lui-même.

Mais pour eux, on ne pourra pas produire cet imaginaire social autour du commun en oubliant le monde du travail – qui reste central dans nos sociétés – en réinventant le mouvement coopératif et les formes de mutualisation dans l’entreprise. Le mouvement de récupération des entreprises par les ouvriers en Argentine – plus de trois cents –, suite aux diverses crises économiques qui ont secoué le pays, forme un exemple dont des enseignements peuvent êtres tirés.

Par ailleurs, pour ces deux auteurs, les institutions du service public doivent devenir des instruments du commun, à l’exemple de la gestion de l’eau à Naples. Il ne s’agit pas seulement de la municipalisation du service de l’eau : le contrôle de la gestion de l’eau se fait également par les citoyens sous la forme d’une « démocratie active », aux fins de sortir de la gestion classique représentative, tellement politisée et prenant le risque du clientélisme. Mais, cela ne sera toutefois pas suffisant, il faudra que l’ensemble des communs se fédèrent. Des communs les plus locaux aux plus globalisés, des plus territorialisés à ceux qui sont déterritorialisés, de ceux qui se jouent dans le travail à ceux qui se jouent en dehors, dans l’urbain ou dans la démocratie sociale par exemple. Mais nous rajouterons que ces communs doivent pouvoir se fédérer à partir d’eux-mêmes... ou sinon nous pourrions retomber dans des formes déterministes ou surplombantes du social, l’exact inverse de l’autonomie voulue par le commun.

Un passage étroit dans une pensée-paysage

C’est dire si le travail sera patient et le passage étroit, voire vertigineux. Avec les communs, c’est le chemin qui va compter et non la fin. Ce périple dans les multiples paysages du commun pourrait se prolonger longuement et pour cause, le commun est sans doute au fondement de toute société. Dès lors, le regard vers un horizon des communs nous amène à en découvrir d’autres encore, et d’autres regards, d’autres vallées et de nouvelles zones d’ombre. Il est clair que l’appel des communs motive nombre de personnes de toutes les générations... de toutes les cultures ? Certains fondent leur action plutôt à partir d’une vision critique, d’autres, plutôt à partir d’un mouvement pragmatique. S’il faut comprendre les oppositions du regard, sans doute doit-on les placer dans une tension créatrice au sein de cette pensée-paysage.

par Dominique Nalpas

Co-fondateur de Commons Josaphat et de l’Appel à idées.


[1Cette définition s’inspire de celle de Tine De Moor, Université d’Utrecht, en se la réappropriant.

[2Sous la pression de la société civile, en 2010, l’État italien a été amené à proposer un référendum pour une eau bien commun, ou autrement dit, contre la privatisation de l’eau. La population italienne s’est prononcée massivement pour que l’eau reste un bien commun.

[3Harvey David, Géographie de la domination, Les prairies ordinaires, 2008.

[4Ostrom Elinor, La gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, 2010, Editions de Boeck.

[5Le terme d’appropriateur est le terme utilisé par Elinor Ostrom, ou tout au moins son traducteur.

[6Tine de Moore, L’Utopie commence où la volonté politique s’arrête, Bruxelles en mouvements n°279, (novembre-décembre 2015).

[7Nous reprenons une définition proposée par Castoriadis dans l’Institution imaginaire de la société.

[8Bollier David, La renaissance des communs, Editions Charles Léopold Mayer.

[9Dardot Pierre, Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris, 2014, Editions La Découverte.

[10C’est nous qui le disons ainsi.